Textes : Peut-on penser par soi-même ?
PEUT-ON PENSER PAR SOI-MÊME ?
Ten Lizes (1963)
« Un jour, chacun pensera exactement ce qu’il a envie de penser, et alors tout le monde aura probablement les mêmes opinions. »
Andy WARHOL (artiste du 20ème siècle) :
I. LE DOUTE COMME LIBERTE PREMIERE.
Chérephon, c'était mon ami d'enfance; il l'était aussi de la plupart d'entre vous; il fut exilé avec vous, et revint avec vous. Vous savez donc quel homme c'était que Chérephon, et quelle ardeur il mettait dans tout ce qu'il entreprenait. Un jour, étant allé à Delphes, il eut la hardiesse de demander à l'oracle (et je vous prie encore une fois de ne pas vous émouvoir de ce que je vais dire) ; il lui demanda s'il y avait au monde un homme plus sage que moi : la Pythie lui répondit qu'il n'y en avait aucun (…). Je fus longtemps dans une extrême perplexité sur le sens de l'oracle, jusqu'à ce qu'enfin, après bien des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour [21c] connaître l'intention du dieu. J'allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la ville ; et j'espérais que là, mieux qu'ailleurs, je pourrais confondre l'oracle, et lui dire : Tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage que moi. Examinant donc cet homme, dont je n'ai que faire de vous dire le nom, il suffit que c'était un de nos plus grands politiques, et m'entretenant avec lui, je trouvai qu'il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu'il ne l'était point. Après cette découverte, je m'efforçai de lui faire voir qu'il n'était nullement ce qu'il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux [21d] à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l'eus quitté, je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois pas savoir [21e] ce que je ne sais point.
PLATON, Apologie de Socrate, 21b-21e (-399):
1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut.
Comme nous avons été enfants avant que d’être hommes et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n’avions pas encore l’usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu’il n’y a point d’apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n’entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d’incertitude.
2. Qu’il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.
Il sera même fort utile que nous rejetions fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent manifestement vraies, nous fassions état qu’elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu’il est possible de connaître.
3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.
Cependant il est à remarquer que je n’entends point que nous nous servions d’une façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain qu’en ce qui regarde la conduite de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions d’agir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes ; et lorsqu’il s’en rencontre plusieurs de telles sur un même sujet, encore que nous n’apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes qu’aux autres, si l’action ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en choisissions une, et qu’après l’avoir choisie nous la suivions constamment, de même que si nous l’avions jugée très certaine.
4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.
Mais, parce que nous n’avons point d’autre dessein maintenant que de vaquer à la recherche de la vérité, nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et qu’il y aurait de l’imprudence de nous trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n’aurait été qu’une fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu’on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres.
5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.
Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même des démonstrations de mathématique et de ses principes, encore que d’eux-mêmes ils soient assez manifestes, (27) parce qu’il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières ; mais principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qui lui plaît, et que nous ne savons pas encore s’il a voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même aux choses que nous pensons mieux connaître ; car, puisqu’il a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi qu’il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre qu’un Dieu tout-puissant n’est point auteur de notre être, et que nous subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen, de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d’autant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés.
6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d’être trompés.
Mais quand celui qui nous a créés serait tout-puissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper , nous ne laissons pas d’éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu’il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d’être jamais trompés.
7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut acquérir.
Pendant que nous rejetons en cette sorte tout ce dont nous pouvons douter, et que nous feignons même qu’il est faux, nous supposons facilement qu’il n’y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n’avons point de corps ; mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de La vérité de toutes ces choses ; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n’est pas véritablement au même temps qu’il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. (28)
8. Qu’on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l’âme et le corps.
Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de l’âme et qu’elle est une substance entièrement distincte du corps ; car, examinant ce que nous sommes, nous qui pensons maintenant qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit véritablement ou qui existe, nous connaissons manifestement que, pour être, nous n’avons pas besoin d’extension, de figure, d’être en aucun lieu, ni d’aucune autre telle chose qu’on peut attribuer au corps, et que nous sommes par cela seul que nous pensons ; et par conséquent que la notion que nous avons de notre âme ou de notre pensée précède celle que nous avons du corps, et qu’elle est plus certaine, vu que nous doutons encore qu’il y ait au monde aucun corps, et que nous savons certainement que nous pensons.
René DESCARTES, Principes de Philosophie (1644) :
II. PENSER COMME LES AUTRES DANS L'ACTION.
Premier discours
Pour entrer dans la véritable connaissance de votre condition, considérez-la dans cette image : Un homme est jeté par la tempête dans une île inconnue, dont les habitants étaient en peine de trouver leur roi, qui s’était perdu ; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualité par tout ce peuple. D’abord il ne savait quel parti prendre ; mais il se résolut enfin de se prêter à sa bonne fortune. Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.
Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable, et que ce n’était que le hasard qui l’avait mis en place où il était. Il cachait cette dernière pensée, et il découvrait l’autre. C’était par la première qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec soi-même. […]
Deuxième discours
Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l’on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c’est une injustice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition, parce qu’ils en ignorent la nature.
Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs ; car il y a des grandeurs d’établissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu’il a plu aux hommes. La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler.
Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force.
Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c’est-à-dire certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs.
Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.
PASCAL, Trois discours sur la condition des grands.
A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles.
De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
Karl MARX et Friedrich ENGELS, L'Idéologie allemande, Première partie, B (1846) :
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente plutôt déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu'ils sont. Ce qu'ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils le produisent.
MARX, L'Idéologie allemande.
Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi: dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
MARX, Critique de l’économie politique.
S'il n'est aucunement exclu que les réponses de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l'effet passé en objectif escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord, en dehors de tout calcul, par rapport à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui, à l'opposé du futur comme «possibilité absolue» (…), projetée par le projet pur d'une «liberté négative», se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant la délibération. (…)
Bref, étant le produit d'une classe déterminée de régularités objectives, l'habitus tend à engendrer toutes les conduites «raisonnables», de «sens commun», qui sont possibles dans les limites de ces régularités, et celles-là seulement, et qui ont toutes les chances d'être positivement sanctionnées parce qu'elles sont objectivement ajustées à la logique caractéristique d'un champ déterminé, dont elles anticipent l'avenir objectif ; il tend du même coup à exclure «sans violence, sans art, sans argument», toutes les « folies» («ce n'est pas pour nous»), c'est-à-dire toutes les conduites vouées à être négativement sanctionnées parce qu'incompatibles avec les conditions objectives.
Pierre BOURDIEU, Le Sens pratique, 1980.
La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues comme recevables dans toutes les situations où il y a lieu de parler. Ici encore, l’acceptabilité sociale ne se réduit pas à la seule grammaticalité. Les locuteurs dépourvus de la compétence légitime se trouvent exclus en fait des univers sociaux où elle est exigée, ou condamnés au silence. Ce qui est rare, donc, ce n’est pas la capacité de parler qui, étant inscrite dans le patrimoine biologique, est universelle, donc essentiellement non distinctive, mais la compétence nécessaire pour parler la langue légitime qui, dépendant du patrimoine social, retraduit des distinctions sociales dans la logique proprement symbolique des écarts différentiels ou, en un mot, de la distinction.
BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982, p. 42.
Quand une mère d'élève dit de son fils, et souvent devant lui, qu'« il n'est pas bon en français », elle se fait complice de trois ordres d'influences défavorables : en premier lieu, ignorant que les résultats de son fils sont directement fonction de l'atmosphère culturelle de la famille, elle transforme en destin individuel ce qui n'est que le produit d'une éducation et qui peut encore être corrigé, au moins partiellement, par une action éducative; en second lieu, faute d'information sur les choses de l'Ecole, faute parfois d'avoir rien à opposer à l'autorité des maîtres, elle tire d'un simple résultat scolaire des conclusions prématurées et définitives; enfin, en donnant sa sanction à ce type de jugement, elle renforce l'enfant dans le sentiment d'être tel ou tel par nature. Ainsi, l'autorité légitimatrice de l'Ecole peut redoubler les inégalités sociales parce que les classes les plus défavorisées, trop conscientes de leur destin et trop inconscientes des voies par lesquelles il se réalise, contribuent par là à sa réalisation.
BOURDIEU et PASSERON, Les Héritiers (1968).
Q : Comment peut se constituer une opposition à l’imposition des valeurs dominantes ?
– Au risque de vous surprendre, je vous répondrai en citant Francis Ponge : « c’est alors qu’enseigner l’art de résister aux paroles devient utile, l’art de ne dire que ce que l’on veut dire. Apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique est une oeuvre de salut public. » Résister aux paroles, ne dire que ce qu’on veut dire : parler au lieu d’être parlé par des mots d’emprunt, chargés de sens social (comme lorsqu’on parle par exemple d’une « rencontre au sommet » entre deux responsables syndicaux ou que Libération parle de « nos » navires à propos du Normandie et du France) ou parlé par des porte-parole qui sont eux-mêmes parlés. Résister aux paroles neutralisées, euphémisées, banalisées, bref à tout ce qui fait la platitude pompeuse de la nouvelle rhétorique énarchique mais aussi aux paroles rabotées, limées, jusqu’au silence, des motions, résolutions, plate-formes ou programmes. tout langage qui est le produit du compromis avec les censures, intérieures et extérieures, exerce un effet d’imposition, imposition d’impensé qui décourage la pensée. On s’est trop souvent servi de l’alibi du réalisme ou du souci démagogique d’être « compris des masses » pour substituer le slogan à l’analyse. Je pense qu’on finit toujours par payer toutes les simplifications, tous les simplismes, ou par les faire payer aux autres.
BOURDIEU, Questions de sociologie, entretien avec Didier Eribon, 1980.
Entretien avec Pierre Bourdieu sur la question du goût
L’agréable et le bon ont l’un et l’autre une relation avec la faculté de désirer et entraînent par suite avec eux, le premier une satisfaction pathologiquement conditionnée (par des excitations, stimulos), le second une pure satisfaction pratique ; celle-ci n’est pas seulement déterminée par la représentation de l’objet, mais encore par celle du lien qui attache le sujet à l’existence de l’objet. Ce n’est pas seulement l’objet, mais aussi son existence qui plaît. En revanche le jugement de goût est seulement contemplatif ; c’est un jugement qui, indifférent à l’existence de l’objet, ne fait que lier sa nature avec le sentiment de plaisir et de peine. Toutefois cette contemplation elle-même n’est pas réglée par des concepts ; en effet le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (ni théorique, ni pratique), il n’est pas fondé sur des concepts, il n’a pas non plus des concepts pour fin.
L’agréable, le beau, le bon désignent donc trois relations différentes des représentations au sentiment de plaisir et de peine, en fonction duquel nous distinguons les uns des autres les objets ou les modes de représentation. Aussi bien les expressions adéquates pour désigner leur agrément propre ne sont pas identiques. Chacun appelle agréable ce qui lui FAIT PLAISIR ; beau ce qui lui PLAIT simplement ; bon ce qu’il ESTIME, approuve, c’est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. […] On peut dire qu’entre ces trois genres de satisfaction, celle du goût pour le beau est seule une satisfaction désintéressée et libre ; en effet aucun intérêt, ni des sens, ni de la raison, ne contraint l’assentiment.
KANT, Critique de la faculté de juger, § 5
Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu'un autre corrige l'expression et lui rappelle qu'il doit dire : cela m'est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour tout ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il lui était logiquement opposé; le principe : « À chacun son goût » (s'agissant des sens ) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Il en va tout autrement du beau. Il serait ( tout juste à l'inverse ) ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet ( l'édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre appréciation ) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu'à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme ou de l'agrément; personne ne s'en soucie; toutefois lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui, mais aussi pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l'adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu'il a constaté maintes fois que leur jugement s'accordait avec le sien. Il les blâme s'ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu'ils devraient cependant posséder d'après ses exigences; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n'existe pas, il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous.
KANT, Critique de la faculté de juger ( 1790 ), § 7, (trad. A. Philonenko)
« les goûts sont sans doute avant des dégoûts faits d’horreur et d’intolérance viscérale (« c’est à vomir ») pour les autres goûts, les goûts des autres. »
Bourdieu, La Distinction, p. 59-60
SOCRATE.-- Je vais [te le] dire. Si quelqu'un, connaissant la route de Larissa, ou d'où tu veux autre part, s'y rendait et y conduisait d'autres [personnes], que dire d'autre sinon qu'il conduirait droitement et heureusement ?
MÉNON.-- Absolument.
SOCRATE.-- [97b] Mais qu'en serait-il de quelqu'un se formant droitement une opinion sur quelle est cette route, bien que n'y étant jamais allé et n'en ayant nulle connaissance ? Celui-ci ne conduirait-il pas droitement aussi ?
MÉNON.-- Absolument. (…)
SOCRATE.-- Que dis-tu ? En ayant toujours une opinion droite, ne réussirait-on pas toujours, aussi longtemps qu'on se formerait des opinions droites ?
MÉNON.-- Cela me paraît nécessaire. Au point que je m'étonne, [97d] Socrate, les choses étant ainsi, que la science soit en fin de compte beaucoup plus en honneur que l'opinion droite, et [je me demande] pour quelle raison on les distingue l'une de l'autre.
SOCRATE.-- Sais-tu donc pourquoi tu t'étonnes, ou te le dirai-je ?
MÉNON.-- Oui certes, dis-le-moi.
SOCRATE.-- C'est parce que tu n'as pas tourné ton esprit (noun) vers les statues de Dédale ; mais peut-être n'y en a-t-il pas chez vous ?
MÉNON.-- Mais pourquoi donc parles-tu de ça ?
SOCRATE.-- C'est qu'aussi bien celles-ci, si elles n'ont pas été attachées, prennent subrepticement la fuite et s'échappent, alors qu'attachées, elles restent en place.
MÉNON.-- [97e] Et après ?
SOCRATE.-- Posséder une de ses créations laissée sans liens n'a pas grande valeur, c'est comme un homme enclin à la fuite, car elle ne reste pas en place ; attachée au contraire, elle a beaucoup de valeur, car ses œuvres sont tout à fait belles. Et après ? A quel propos j’en parle ? A propos des opinions vraies. C'est qu'aussi bien, les opinions vraies, aussi longtemps qu'elles restent en place, sont une belle chose et produisent [98a] des œuvres tout à fait bonnes ; seulement, elles ne consentent pas à rester en place très longtemps, mais s'échappent de l'âme de l'homme, si bien qu'elles ne sont pas de grande valeur tant qu'on ne les lie pas par un raisonnement sur la cause.
PLATON, Ménon.
Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu'il faut préférer son ami à son chien, et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent.
MALEBRANCHE, Eclaircissements sur la Recherche de la Vérité (1674) :
Et tout d’abord toute société exige nécessairement un accommodement réciproque, une volonté d’harmonie : aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul ; qui n’aime donc pas la solitude n’aime pas la liberté, car on n’est libre qu’étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d’autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c’est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s’y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d’autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu’il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C’est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l’isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d’êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n’a rien à lui offrir en compensation.
Arthur SCHOPENHAUER, Parerga et paralipomena.
C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon.
À un enfant de maison qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et de la faveur des muses, et puis elle regarde et dépend d’autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût la tête bien faite que bien pleine, et qu’on y requît les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science…
Che non men che saper dubbiar m’aggrada
Aussi bien qu’à savoir, à douter je me plais (Dante)
Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire, il ne cherche rien.
Non sumus sub rege ; sibi quisque se vindicer.
Nous ne sommes pas sous la férule d’un roi ; que chacun dispose de soi (Sénèque).
Qu’il sache qu’il sait au moins. Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient ; mais qu’il sache se les approprier. La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont plus à qui les a dites premièrement qu’à qui les dit après. Ce n’est non plus selon Platon que selon moi, puisque lui et moi l’entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former… Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. »
Michel de MONTAIGNE, Essais (édition de Bordeaux), livre I, chapitre 26, De l’institution des enfants. (1582)
John Stuart Mill, De la liberté (1859)
Premier chapitre. Introduction.
De même que les autres tyrannies, la tyrannie de la majorité inspirait - et inspire encore généralement - de la crainte d'abord parce qu'elle transparaissait dans les actes des autorités publiques. Mais les gens réfléchis s'aperçurent que, lorsque la société devient le tyran - lorsque la masse en vient à opprimer l'individu - ses moyens de tyranniser ne se limitent pas aux actes qu'elle impose à ses fonctionnaires politiques. La société applique les décisions qu'elle prend. Si elle en prend de mauvaises, si elle veut ce faisant s'ingérer dans des affaires qui ne sont pas de son ressort, elle pratique une tyrannie sociale d'une ampleur nouvelle - différente des formes d'oppression politique qui s'imposent à coups de sanctions pénales - tyrannie qui laisse d'autant moins d'échappatoire qu'elle va jusqu'à se glisser dans les plus petits détails de la vie, asservissant ainsi l'âme elle-même. Se protéger contre la tyrannie du magistrat ne suffit donc pas. Il faut aussi se protéger contre la tyrannie de l'opinion et du sentiment dominants, contre la tendance de la société à imposer, par d'autres moyens que les sanctions pénales, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il faut encore se protéger contre sa tendance à entraver le développement - sinon à empêcher la formation - de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs et à façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. Il existe une limite à l'ingérence légitime de l'opinion collective dans l'indépendance individuelle : trouver cette limite - et la défendre contre tout empiétement éventuel - est tout aussi indispensable à la bonne marche des affaires humaines que se protéger contre le despotisme politique. (…)
L'objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et de l'individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l'opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d'action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. Un homme ne peut pas être légitimement contraint d'agir ou de s'abstenir sous prétexte que ce serait meilleur pour lui, que cela le rendrait plus heureux ou que, dans l'opinion des autres, agir ainsi serait sage ou même juste. Ce sont certes de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, le raisonner, le persuader ou le supplier, mais non pour le contraindre ou lui causer du tort s'il agit autrement. La contrainte ne se justifie que lorsque la conduite dont on désire détourner cet homme risque de nuire à quelqu'un d'autre. Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne les autres. Mais pour ce qui ne concerne que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l'individu est souverain.
II. De la liberté de pensée et de discussion
Il s'ensuit que toute la force et la valeur de l'esprit humain - puisqu'il dépend de cette faculté d'être rectifié quand il s'égare - n'est vraiment fiable que si tous les moyens pour le rectifier sont à portée de main. Le jugement d'un homme s'avère-t-il digne de confiance, c'est qu'il a su demeurer ouvert aux critiques sur ses opinions et sa conduite; c'est qu'il a pris l'habitude d'écouter tout ce qu'on disait contre lui, d'en profiter autant qu'il était nécessaire et de s'exposer à lui-même - et parfois aux autres - la fausseté de ce qui était faux : c'est qu'il a senti que la seule façon pour un homme d'accéder à la connaissance exhaustive d'un sujet est d'écouter ce qu'en disent des personnes d'opinions variées et comment l'envisagent différentes formes d'esprit. Jamais homme sage n'acquit sa sagesse autrement ; et la nature de l'intelligence humaine est telle qu'elle ne peut l'acquérir autrement. Loin de susciter doute et hésitation lors de la mise en pratique, s'habituer à corriger et compléter systématiquement son opinion en la comparant à celle des autres est la seule garantie qui la rende digne de confiance. En effet l'homme sage - pour connaître manifestement tout ce qui se peut dire contre lui, pour défendre sa position contre tous les contradicteurs, pour savoir que loin d'éviter les objections et les difficultés, il les a recherchées et n'a négligé aucune lumière susceptible d'éclairer tous les aspects du sujet - l'homme sage a le droit de penser que son jugement vaut mieux que celui d'un autre ou d'une multitude qui n'ont pas suivi le même processus.
(…)
Nous avons maintenant affirmé la nécessité - pour le bien-être intellectuel de l'humanité (dont dépend son bien-être général) - de la liberté de pensée et d'expression à l'aide de quatre raisons distinctes que nous allons récapituler ici.
Premièrement, une opinion qu'on réduirait au silence peut très bien être vraie : le nier, c'est affirmer sa propre infaillibilité.
Deuxièmement, même si l'opinion réduite au silence est fausse, elle peut contenir - ce qui arrive très souvent - une part de vérité; et puisque l'opinion générale ou dominante sur n'importe quel sujet n'est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n'est que par la confrontation des opinions adverses qu'on a une chance de découvrir le reste de la vérité.
Troisièmement, si l'opinion reçue est non seulement vraie, mais toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement.
Et cela n'est pas tout Car, quatrièmement, le sens de la doctrine elle-même sera en danger d'être perdu, affaibli ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite: le dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace au bien, mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction authentique et sincère fondée sur la raison ou l'expérience personnelle.