Textes : L'état peut-il servir à défendre nos libertés ?
Ainsi se fait jour l'idée d'une dissociation possible de l'autorité et de l'individu qui l'exerce. Mais, comme le Pouvoir, cessant d'être incorporé dans la personne du chef, ne peut subsister à l'état d'ectoplasme, il lui faut un titulaire. Ce support sera l'institution étatique envisagée comme siège exclusif de la puissance publique. Dans l'État, le Pouvoir est institutionnalisé en ce sens qu'il est transféré de la personne des gouvernants qui n'en ont plus que l'exercice, à l'État qui en devient désormais le seul propriétaire.
Georges BURDEAU, L'État, 1966.
Quand, aux environs de 1560, Montaigne rencontra à Rouen trois Indiens brésiliens ramenés par un navigateur, il demanda à l’un d’eux quels étaient les privilèges du chef (il avait dit “le roi”) dans son pays ; et l’indigène, chef lui-même, répondit que c’était marcher le premier à la guerre. Montaigne relata l’histoire dans un célèbre chapitre des Essais en s’émerveillant de cette fière définition. Mais ce fut pour moi un plus grand motif d’étonnement et d’admiration que de recevoir, quatre siècles plus tard, exactement la même réponse. Les pays civilisés ne témoignent pas d’une égale constance dans leur philosophie politique ! Si frappante qu’elle soit, la formule est moins significative encore que le nom qui sert à désigner le chef dans la langue nambikwara. Uilikandé semble vouloir dire « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble ». Cette étymologie suggère que l’esprit indigène est conscient de ce phénomène que j’ai déjà souligné, c'est-à-dire que le chef apparaît comme la cause du désir du groupe de se constituer comme groupe, et non comme l'effet du besoin d’une autorité centrale, ressenti par un groupe déjà constitué.
Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Chapitre XXIX
Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du « chef » sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.
En quoi le chef de la tribu ne préfigure-t-il pas le chef d’État ? En quoi une telle anticipation de l’État est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette discontinuité radicale - qui rend impensable un passage progressif de la chefferie primitive à la machine étatique - se fonde naturellement sur cette relation d’exclusion qui place le pouvoir politique à l’extérieur de la chefferie. Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n’a pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors le conflit risqué de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n’y point survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l’on attend de lui.
Pierre CLASTRES, La société contre l'État, chapitre 11 : la société contre l’État.
Qu'est-ce que l'État ? C'est le signe achevé de la division dans la société, en tant qu'il est l'organe séparé du pouvoir politique : la société est désormais divisée entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent. La société n'est plus un Nous indivisé, une totalité une, mais un corps morcelé, un être social hétérogène. La division sociale, l'émergence de l'État, sont la mort de la société primitive. Pour que la communauté puisse affirmer sa différence, il faut qu'elle soit indivisée, sa volonté d'être une totalité exclusive de toutes les autres s'appuie sur le refus de la division sociale : pour se penser comme Nous exclusif des Autres, il faut que le Nous soit corps social homogène. Le morcellement externe, l'indivision interne sont les deux faces d'une réalité une, les deux aspects d'un même fonctionnement sociologique, de la même logique sociale. Pour que la communauté puisse affronter efficacement le monde des ennemis, il faut qu'elle soit unie, homogène, sans division. Réciproquement, elle a besoin, pour exister dans l'indivision, de la figure de l'Ennemi en qui elle peut lire l'image unitaire de son être social. L'autonomie socio-politique et l'indivision sociologique sont condition l'une de l'autre et la logique centrifuge de l'émiettement est un refus de la logique unificatrice de l'Un. Cela signifie concrètement que les communautés primitives ne peuvent jamais atteindre de grandes dimensions socio-démographiques car la tendance fondamentale de la société primitive est à la dispersion et non à la concentration, à l'atomisation et non au rassemblement. Si l'on observe, dans une société primitive, l'action de la force centripète, de la tendance au regroupement visible dans la constitution de macro-unités sociales, c'est que cette société est en train de perdre la logique primitive du centrifuge, c'est que cette société perd les propriétés de totalité et d'unité, c'est qu'elle est en train de ne plus être primitive.
Refus de l'unification, refus de l'Un séparé, société contre l'État. Chaque communauté primitive veut demeurer sous le signe de sa propre Loi (autonomie, indépendance politique) qui exclut le changement social (la société restera ce qu'elle est : être indivisé). Le refus de l'État, c'est le refus de l'exo-nomie, de la Loi extérieure, c'est tout simplement le refus de la soumission, inscrit comme tel dans la structure même de la société primitive. Seuls les sots peuvent croire que pour refuser l'aliénation, il faut l'avoir d'abord éprouvée : le refus de l'aliénation (économique ou politique) appartient à l'être même de cette société, il exprime son conservatisme, sa volonté délibérée de rester Nous indivisé. Délibérée en effet, et pas seulement effet du fonctionnement d'une machine sociale : les Sauvages savaient bien que toute altération de leur vie sociale (toute innovation sociale) ne pouvait se traduire pour eux que par la perte de la liberté.
Pierre CLASTRES, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, 1977
[Le] pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire, avec son mécanisme étatique complexe et artificiel, son armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et son autre armée d'un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d'une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores, se constitua à l'époque de la monarchie absolue, au déclin de la féodalité, qu'il aida à renverser. Les privilèges seigneuriaux des grands propriétaires fonciers et des villes se transformèrent en autant d'attributs du pouvoir d'État, les dignitaires féodaux en fonctionnaires appointés, et la carte bigarrée des droits souverains médiévaux contradictoires devint le plan bien réglé d'un pouvoir d'État, dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine. La première Révolution française, qui se donna pour tâche de briser tous les pouvoirs indépendants, locaux, territoriaux, municipaux et provinciaux, pour créer l'unité civique de la nation, devait nécessairement développer l'œuvre commencée par la monarchie absolue : la centralisation, mais, en même temps aussi, l'étendue, les attributs et l'appareil du pouvoir gouvernemental. Napoléon acheva de perfectionner ce mécanisme d'État. La monarchie légitime et la monarchie de Juillet ne firent qu'y ajouter une plus grande division du travail, croissant au fur et à mesure que la division du travail, à l'intérieur de la société bourgeoise, créait de nouveaux groupes d'intérêts, et, par conséquent, un nouveau matériel pour l'administration d'État. Chaque intérêt commun fut immédiatement détaché de la société, opposé à elle à titre d'intérêt supérieur, général, enlevé à l'initiative des membres de la société, transformé en objet de l'activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d'école et la propriété communale du plus petit hameau jusqu'aux chemins de fer, aux biens nationaux et aux universités. La République parlementaire, enfin, se vit contrainte, dans sa lutte contre la révolution, de renforcer par ses mesures de répression les moyens d'action et la centralisation du pouvoir gouvernemental. Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser. Les partis qui luttèrent à tour de rôle pour le pouvoir considérèrent la conquête de cet immense édifice d'État comme la principale proie du vainqueur.
Karl MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852, Septième partie.
I. UNE LIBERTE COMMUNE.
Qu’est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ; qu’il faut avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de soumission et d’égards que pour un père, et, dans ce cas ou la ramener par la persuasion, ou faire ce qu’elle vous ordonne de souffrir, se laisser frapper, ou enchaîner ou conduire à la guerre pour y être blessé ou tué ; qu’il faut faire tout cela parce que la justice le veut ainsi ; qu’on ne doit ni céder, ni reculer, ni abandonner son poste, mais qu’à la guerre, au tribunal et partout il faut faire ce qu’ordonnent l’État et la patrie, sinon la faire changer d’idée par les moyens qu’autorise la loi. Quant à la violence, si elle est impie à l’égard d’une mère ou d’un père, elle l’est bien davantage à l’égard de la patrie.
PLATON, Criton 51a-b
L'épisode de la Terreur est-elle une conséquence logique de la notion de volonté générale et d'état républicain chez Rousseau (selon Tocqueville), une dégénérescence de l'état ou un accident de l'histoire ?
Chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l'intérêt commun ; son existence absolue et naturellement indépendante peut lui faire envisager ce qu'il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le paiement n'en est onéreux pour lui, et regardant la personne morale qui constitue l'État comme un être de raison parce que ce n'est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.
ROUSSEAU, Du Contrat social, 1762, livre I, chapitre 7.
Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques où ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant ainsi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie.
Ce qui précède s’applique à toutes les nations démocratiques. Ce qui suit ne regarde que nous-mêmes.
Chez la plupart des nations modernes, et en particulier chez tous les peuples du continent de l’Europe, le goût et l’idée de la liberté n’ont commencé à naître et à se développer qu’au moment où les conditions commençaient à s’égaliser, et comme conséquence de cette égalité même. Ce sont les rois absolus qui ont le plus travaillé à niveler les rangs parmi leurs sujets. Chez ces peuples, l’égalité a précédé la liberté ; l’égalité était donc un fait ancien, lorsque la liberté était encore une chose nouvelle ; l’une avait déjà créé des opinions, des usages, des lois qui lui étaient propres, lorsque l’autre se produisait seule, et pour la première fois, au grand jour. Ainsi, la seconde n’était encore que dans les idées et dans les goûts, tandis que la première avait déjà pénétré dans les habitudes, s’était emparée des mœurs, et avait donné un tour particulier aux moindres actions de la vie. Comment s’étonner si les hommes de nos jours préfèrent l’une à l’autre ?
Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.
Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous les pouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible, seront renversés et détruits par elle. De nos jours, la liberté ne peut s’établir sans son appui, et le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle.
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Vol. III, deuxième partie, chapitre 1.
La naïveté épistémologique consiste à croire que si l’on pense librement, on aboutira nécessairement à adopter une morale commune, parfaitement en harmonie, de surcroît, avec les « valeurs de la République ».
Il est tout à fait possible que la pensée critique, lorsqu’elle se développe sans aucune contrainte, aille dans une direction complètement différente.
Elle pourrait nous amener à envisager la possibilité que la pensée critique n’a pas tant d’importance. (…)
Quoi qu’il en soit, la projet d’instaurer des cours de morale laïque à l’école, comme l’actuel ministre de l’Education le conçoit, est une illustration presque parfaite de la forme la plus courante de naïveté épistémologique, celle qui consiste à croire que la libre discussion ou la réflexion rationnelle aboutiront nécessairement à un accord sur les valeurs.
Ruwen OGIEN, La Guerre aux pauvres commence à l’école, 2013.
La formule de Rousseau est inacceptable parce que la toute puissance de la volonté générale se manifeste plus ou moins directement au terme d’une sorte de tour de passe-passe : l’individu doit s’y soumettre au nom de sa double identité de législateur et de sujet, mais rien ne garantit véritablement sa liberté, ni la liberté politique des citoyens, devant le coup de force du tyran qui, comme Robespierre, dit incarner la volonté populaire. La nature authentiquement démocratique du pouvoir est aisément vérifiable, il suffit de reprendre l’appareil conceptuel proposé par Montesquieu dans L’Esprit des lois : aucun pouvoir ne doit être absolu, il faut que le pouvoir limite le pouvoir et qu’il y ait place pour chacun des trois pouvoirs institutionnels.
Supposez, au contraire, un corps législatif composé de telle manière qu’il représente la majorité sans être nécessairement l’esclave de ses passions ; un pouvoir exécutif qui ait une force qui lui soit propre, une puissance judiciaire indépendante des deux autres pouvoirs ; vous aurez encore un gouvernement démocratique, mais il n’y aura presque plus de chances pour la tyrannie.
TOCQUEVILLE, La Démocratie en Amérique.
II. LA LIBERTE INDIVIDUELLE CONTRE L’ETAT.
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue; et si, à des époques fixes, mais rares, durant les quelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour l'abdiquer. (…)
Il résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée. La part que dans l'antiquité chacun prenait à la souveraineté nationale n'était point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle: l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En conséquence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques et de leur part dans l'administration de l'État. Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample dédommagement.
Ce dédommagement n'existe plus aujourd'hui pour nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint sur l'ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. L'exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu'une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particulier.
Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle; car les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus; tandis qu'en faisant le même sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir moins.
Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie: c'était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.
Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique, il s'ensuit qu'elle est aussi menacée d'un danger d'espèce différente.
Le danger de la liberté antique était qu'attentifs uniquement à s'assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique.
Les dépositaires de l'autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté celle d'obéir et de payer! Ils nous diront: Quel est au fond le but de vos efforts, le motif de vos travaux, l'objet de toutes vos espérances? N'est-ce-pas le bonheur? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. Non, Messieurs, ne laissons pas faire; quelque touchant que ce soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans ses limites; qu'elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d'être heureux.
CONSTANT, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819).
Office in a small city, Edward Hopper, 1953.
Pourquoi s’inquiéter à l’idée que nous vivrons de plus en plus dans une société où tout sera à vendre ?
Pour deux raison : l’une a trait à l’inégalité ; l’autre à la corruption. S’agissant d’abord de l’inégalité, vivre une société où tout est à vendre est d’autant plus malaisé que l’on a un train de vie modeste. Plus l’argent permet d’acheter de biens, plus l’aisance matérielle (ou son absence) importe.
Si la fortune ne procurait aucun autre avantage que la faculté de s’offrir des yachts, des voitures de sport et des vacances de rêve, les inégalités salariales et financières ne compteraient guère. Mais plus l’argent permet d’acheter de choses – d’être politiquement influent, de se faire correctement soigner, d’habiter dans un quartier sûr plutôt que dans un coupe-gorge, de bénéficier d’une éducation élitiste plutôt que d’être condamné à l’échec scolaire –, plus la distribution des revenus et du patrimoine pèse lourd. Quand tout ce qu’il y a de bon est susceptible d’être acheté et vendu, l’argent devient déterminant.
C’est pourquoi les dernières décennies ont été si cruelles pour les plus démunis et les familles de classe moyenne. En plus d’élargir le fossé entre riches et pauvres, la marchandisation de tout a rendu l’inégalité plus douloureuse en donnant plus de poids à l’argent.
La seconde raison pour laquelle on devrait hésiter à tout mettre en vente est plus difficile à expliciter. Elle tient moins à l’inégalité et à l’équité qu’à la tendance corrosive du marché : mettre un prix sur les meilleures choses de la vie peut suffire à les corrompre. Car le marché ne répartit pas seulement les biens ; il exprime et promeut aussi des attitudes qui conditionnent l’appréhension des biens échangés. Payer des enfants pour qu’ils lisent des livres peut certes les pousser à lire davantage, mais également leur apprendre à tenir la lecture pour une corvée plutôt que pour une source intrinsèque de satisfaction ; tout en pouvant augmenter les revenus, vendre des places d’étudiant de première année au plus offrant risque d’être préjudiciable à l’intégrité du college concerné tout autant qu’à la valeur du diplôme qu’il délivre ; et charger des mercenaires étrangers de faire la guerre à notre place peut aussi bien épargner la vie de nos compatriotes que corrompre le sens de la citoyenneté. (…)
Selon Becker, les individus agissent de façon à maximiser leur bien-être, à quelque activité qu’ils s’adonnent. Cette hypothèse « inlassablement et imperturbablement posée […] [est] au centre de l’approche économique » du comportement humain, laquelle est applicable indépendamment des biens en jeu : elle explique les décisions de vivre ou de mourir tout autant que « le choix d’une marque de café », la sélection d’un conjoint et l’achat d’un pot de peinture. « J’en suis venu à penser, poursuit Becker, que l’approche économique est assez globale pour s’appliquer à tout comportement humain, que le comportement en question ait trait à des prix monétaires ou à des prix “virtuels“, que les décisions se répètent ou soient peu fréquentes, que ces décisions concernent de grandes orientations ou des points mineurs, que les visées soient affectives ou mécaniques et que l’on soit riche ou pauvre, homme ou femme, adulte ou enfant, brillant ou stupide, patient ou thérapeute, homme d’affaires ou politicien, enseignant ou étudiant. » (…)
Les économistes postulent souvent que le marché n’affecte pas ni ne souille les biens qu’il régule, mais c’est inexacte, il laisse une marque spécifique sur les normes sociales, les incitations marchandes érodant ou évinçant fréquemment les incitations non marchandes.
L’étude de plusieurs crèches israéliennes a montré comment cela peut se produire. Les établissement en question étaient confrontés à une difficulté familière : les parents ne récupérant pas toujours leurs enfants en temps voulu, une puéricultrice devait rester avec les petits jusqu’à ce que leur père ou leur mère vienne les chercher, si tard que ce soit. Pour régler ce problème, les crèches concernées ont infligé une amende aux parents retardataires, et que croyez-vous qu’il arriva ? Encore plus de parents arrivèrent en retard.
Michael SANDEL, Ce que l’argent ne saurait acheter.
Nous allons voir par quel chemin détourné l'industrie pourrait bien à son tour ramener les hommes vers l'aristocratie.
On a reconnu que quand un ouvrier ne s'occupait tous les jours que du même détail, on parvenait plus aisément, plus rapidement et avec plus d’économie à la production générale de l’oeuvre. (…) Quand un artisan se livre sans cesse et uniquement à la fabrication d'un seul objet, il finit par s'acquitter de ce travail avec une dextérité singulière. Mais il perd, en même temps, la faculté générale d'appliquer son esprit à la direction du travail. Il devient chaque jour plus habile et moins industrieux, et l'on peut dire qu'en lui l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier se perfectionne ! Que doit-on attendre d'un homme qui a employé vingt ans de sa vie faire des têtes d'épingles ? et à quoi peut désormais s'appliquer chez lui cette puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde, sinon à rechercher le meilleur moyen de faire des têtes d'épingles ! (...) A mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L'art fait des progrès, l'artisan rétrograde. (...)
Ainsi donc, dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres. Tandis que l'ouvrier ramène plus en plus son intelligence à l'étude d'un seul détail, le maître promène chaque jour ses regards sur un vaste ensemble, et son esprit s'étend en proportion que celui de l'autre se resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la force physique sans l'intelligence; le premier a besoin de la science, et presque du génie pour réussir. L'un ressemble plus en plus à l'administrateur d'un vaste empire, et l'autre à une brute. Le maître et l'ouvrier n'ont donc ici rien de semblable, et ils différent chaque jour davantage. Ils ne se tiennent que comme les deux anneaux extrêmes d'une longue chaîne. Chacun occupe une place qui est faite pour lui, et dont il ne sort point. L'un est dans une dépendance continuelle, étroite et nécessaire de l'autre, et semble né pour obéir, comme celui-ci pour commander. Qu'est-ce ceci, sinon de l'aristocratie ?
(…) On remarquera d'abord que ne s'appliquant qu'à l'industrie et à quelques-unes des professions industrielles seulement, elle est une exception, un monstre, dans l'ensemble de l'état social. (...)
Toutefois, c'est de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards; car, si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront cette porte.
TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, « Comment l'aristocratie pourrait sortir de l'industrie »
Photo de 1908 qui montre l'emplacement original de la cabane de David Thoreau à Walden.
De grand cœur, j'accepte la devise : « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins » et j'aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également: « que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout » et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu'ils auront. Tout gouvernement n'est au mieux qu'une « utilité » mais la plupart des gouvernements, d'habitude, et tous les gouvernements, parfois, ne se montrent guère utiles. Les nombreuses objections - et elles sont de taille - qu'on avance contre une armée permanente méritent de prévaloir; on peut aussi finalement les alléguer contre un gouvernement permanent. L'armée permanente n'est que l'arme d'un gouvernement permanent. Le gouvernement lui-même - simple intermédiaire choisi par les gens pour exécuter leur volonté - est également susceptible d'être abusé et perverti avant que les gens puissent agir par lui. Témoin en ce moment la guerre du Mexique, œuvre d'un groupe relativement restreint d'individus qui se servent du gouvernement permanent comme d'un outil ; car au départ, jamais les gens n'auraient consenti à cette entreprise. (…)
Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison. La place qui convient aujourd’hui, la seule place que le Massachusetts ait prévue pour ses esprits les plus libres et les moins abattus, c’est la prison d’État. Ce dernier les met dehors et leur ferme la porte au nez. Ne se sont-ils pas mis dehors eux-mêmes, de par leurs principes ? C’est là que l’esclave fugitif et le prisonnier mexicain en liberté surveillée, et l’Indien venu pour invoquer les torts causés à sa race, les trouveront sur ce terrain isolé, mais libre et honorable où l’État relègue ceux qui ne sont pas avec lui, mais contre lui : c’est, au sein d’un État esclavagiste, le seul domicile où un homme libre puisse trouver un gîte honorable. [...]. Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible.
David THOREAU, Du droit de désobéissance civile, 1849.
Sans l'aide de votre téléphone, sauriez-vous dire combien le monde compte aujourd'hui de pays ? La réponse est environ deux cents. Imaginez-vous maintenant en 2050. Combien y aura-t-il alors de pays ? Plus de deux cents ? Moins ? Et s'il y en avait un millier ? Ou seulement vingt ? Et s'il n'y en avait que deux ? Ou un seul ? Quel type d'avenir les cartes correspondantes laissent-elles entrevoir? Et si tout dépendait de la réponse à cette question ?
L'orateur qui soumet cette série de questions comme expérience de pensée en 2009 se nomme Peter Thiel. Alors âgé de quarante et un ans, cet investisseur en capital-risque, qui avait fait fortune en fondant PayPal et en achetant très tôt des parts dans Facebook, venait de subir de plein fouet la crise financière de l'année précédente. Il n'avait plus qu'une idée en tête : échapper à l'État démocratique taxateur. « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles », écrivait-il à la même époque. « La mission des libertariens est de trouver un moyen d'échapper à la politique sous toutes ses formes. » Plus il y aurait de pays, plus il y aurait d'endroits où placer son argent, moins les États seraient susceptibles d'augmenter les impôts, de peur de faire fuir la poule aux œufs d'or. « Si nous voulons plus de liberté, déclarait-il, nous devons augmenter le nombre de pays. »
Thiel lançait cette idée d'un monde composé de milliers d'entités et de régimes politiques différents comme une utopie pour le futur. Pourtant, à bien des égards, l'avenir qu'il décrivait était déjà là.
La carte politique des nations se présente comme une mosaïque de couleurs, schématiquement composée de vastes blocs monochromes en Asie et en Amérique du Nord, et plus densément pixellisée en Europe et en Afrique. Telle est la vision du monde qui nous est familière, celle que l'on nous enseigne dès l'école primaire et à laquelle Thiel faisait reférence : à chaque bout de terre son drapeau, son hymne, son costume national et sa tradition culinaire. Mise en scène de cette version du globe, le défilé des athlètes lors de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques vient tous les deux ans rappeler que, de toute façon, le monde est petit.
Ce serait cependant une erreur de limiter notre vision à ce puzzle de nations. En réalité, le monde contemporain est constellé de trous, plein d'aspérités et de zones grises, résultats de perforations et de déchirures. À l'intérieur des contenants que sont les nations se trouvent des espaces juridiques particuliers, des territoires anormaux et des institutions singulières. Cités-États, paradis fiscaux, enclaves, ports francs, technopoles, zones hors taxes ou pôles d'innovation, nous commençons à peine à comprendre à quel point ces zones qui constellent le monde des nations façonnent la politique contemporaine.
Mais qu'entendons-nous au juste par le mot « zone » ? Dans sa plus simple définition, il s'agit d'une enclave au sein d'une nation qui échappe aux formes ordinaires de réglementation. Souvent, les dispositions fiscales sont suspendues à l'intérieur de ses frontières, ce qui permet aux investisseurs d'y dicter leurs propres règles. Les zones ont un statut de quasi-extraterritorialité, à la fois appartenant à l'État hôte et se distinguant de lui. Il en existe un grand nombre de variantes dans le monde - au moins quatre-vingt-deux, selon une estimation officielle. Parmi les plus connues, on peut citer les zones économiques spéciales, les zones franches d'exportation ou les zones de libre-échange. À une extrémité du spectre socio-économique, on trouve des nœuds des réseaux de production transfrontaliers. Ce sont des espaces industriels, souvent ceints de barbelés, où travaile une main-d'œuvre faiblement rémunérée. À l'autre extrémité se trouvent les paradis fiscaux, que les multinationales utilisent pour domicilier leurs bénéfices - ce que l’économiste Gabriel Zucman appelle « la richesse cachée des nations ». La fuite des bénéfices des entreprises vers ces territoires à fiscalité faible ou nulle représente un déficit de 70 milliards de dollars par an en recettes fiscales pour les seuls États-Unis, tandis que la part de la richesse mondiale abri-tte dans les paradis fiscaux offshore est estimée à 8700 milliards de dollars. Certaines îles des Caraibes comptent plus de sociétés enregistrées que de résidents. Lors de sa première campagne pour la présidence des Etats-Unis, Barack Obama avait évoqué le cas d’Ugland House, un bâtiment qui hébergeait 12 000 sociétés dans les îles Caïmans. « C'est soit le plus grand immeuble du monde, soit la plus grande escroquerie au fisc jamais observée », déclarait-il.
Tout était pourtant légal dans ce qui n'était qu'un rouage du système financier mondial.
Le monde compte aujourd'hui plus de 5400 zones, et bien plus de régimes institutionnels que les mille pays du futur fantasmé par Peter Thiel. Au cours de la seule dernière décennie, ce sont plus d'un millier de ces zones qui ont été créées. Certaines ne sont pas plus grandes qu'une usine ou un entrepôt, simples points de commutation dans les circuits logistiques du marché mondial, espaces où des produits sont stockés, assemblés ou transformés, en échappant aux droits de douane. D'autres se présentent sous la forme de méga-projets urbains - tels que New Songdo City (Songdo International Business District), en Corée du Sud, Neom, en Arabie saoudite, ou la ville de Fujisawa, au Japon - qui fonctionnent selon leurs propres règles, comme des cités-États privées. En 2021, des élus du Nevada portaient une proposition de loi qui devait permettre aux entreprises s'installant dans l'État de rédiger leurs propres lois - soit le retour, un siècle plus tard, de la ville-usine (company town), devenue « zone d'innovation ». Au Royaume-Uni, après le Brexit, le gouvernement Conservateur a fait de la création d'une série de zones franches ou de ports francs la clé de voûte de son plan de « remise à niveau » des régions désindustrialisées du nord du pays. Son objectif chimérique est de concurrencer la zone franche Jebel Ali de Dubai, fondée en 1985, où les entreprises bénéficient d'une exonération fiscale d'un demi-siècle et de l'accès à une main-d'oeuvre étrangère, logée en dortoirs, payée une fraction des salaires britanniques.
Quand Peter Thiel parle en 2009 d'un monde aux mille nations, ce ne sont pas des spéculations qu'il formule, mais bien une stratégie économique, un business plan. Il le fait dans le cadre d'un événement organisé par un institut qu'il finance, et dont l'objectif est de faire radicalement progresser le nombre de pays dans le monde. Il est suivi à la tribune par un jeune trentenaire, ingénieur logiciel chez Google, qui vient apporter les détails de ce qu'il qualifie d'emblée de « vision pour l'avenir ». Son ambition : faire de la souveraineté politique une entreprise commerciale. Selon lui, depuis des temps immémoriaux, il n'existe qu'une seule manière de créer une nouvelle nation : démanteler un pays existant, subdiviser le territoire et le renommer. La chose n'est pas facile et implique bien souvent de faire la guerre, ce qui l'amène à s'interroger: et si l'on pouvait créer un État là où il n'en existe pas encore ? Et s'il y avait quelque part de l'espace non revendiqué, qui n'attendait que d'être exploité? Sa proposition pour cela consiste à réutiliser la technologie des plateformes pétrolières offshore afin d'établir des colonies dans les hautes mers, hors des frontières des États terrestres. Au-delà de la « zone économique exclusive » qui s'étend sur 200 milles nautiques depuis la ligne de base des États côtiers, la haute mer se prêterait selon lui à l'exploitation privée et à l'expérimentation politique. Les « colonies maritimes » échapperaient aux impôts et aux réglementations de l'État, déclareraient leur indépendance, provoquant, pour reprendre ses propos, « une explosion cambrienne des formes de gouvernement*». Une multiplication de start-up nations, dans le jargon de la Silicon Valley.
L'orateur en question se nomme Patri Friedman. C’est le petit-fils de Milton Friedman, l'un des plus célèbres économistes de son siècle, à la fois adulé et vilipendé pour le fondement intellectuel qu’il a apporté à des formes toujours plus radicales de capitalisme et pour les conseils qu'il a pu prodiguer à des dictateurs. Comme son grand-père, Patri Friedman montre peu d'enthousiasme envers la démocratie : « La démocratie n'est pas la solution, elle n'est que la norme actuelle du secteur. » Les communautés qu'il appelle de ses vœux seraient calquées sur le modèle des entreprises. « On obtient tout simplement des produits plus efficaces avec des entreprises qui se font concurrence pour attirer les clients, plutôt qu'avec des systèmes démocratiques », déclare-t-il. Son grand-père Milton, dans la préface écrite en 2002 à l'occasion du quarantième anniversaire de son best-seller Capitalisme et liberté, était sur cette même position : « Si la liberté économique est la condition nécessaire à la liberté civile et politique, et aussi désirable que puisse être cette dernière, la réciproque n'est pas vraie. »
Pour appuyer son propos, Milton Friedman citait son exemple de prédilection : Hong Kong. Plus que tout autre endroit dans le monde, Hong Kong l'avait persuadé que le passage aux urnes n'était pas une condition nécessaire à la liberté capitaliste. Patri Friedman s'inscrit dans la lignée de son grand-père avec ses rêves de « Hong Kong flottant ». Sur l'en-tête de son blog, on peut lire un slogan adapté du mot d'ordre de Mao Zedong sur les cent fleurs - « Let a Thousand Nations Bloom » (« Que mille nations fleurissent ») -, mais c'est une photographie de Hong Kong que l'on peut voir en arrière-plan, et le logo qui l'accompagne ressemble étrangement à une version stylisée de la fleur du Bauhinia, l'emblème de Hong Kong. Pourquoi ce territoire constitue-t-il un modèle idéal à leurs yeux ? Pour comprendre l'enthousiasme des Friedman pour Hong Kong, il faut revenir quelques décennies en arrière, quand Milton s'entichait de son paradis colonial capitaliste.
Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’apocalypse, 2024.
III. ORGANISER L’IMPUISSANCE DE L’ETAT POUR EN FAIRE UN ARBITRE
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple.
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d'être conduits et l'envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l'un ni l'autre de ces instincts contraires, ils s'efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d'être en tutelle, en songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu'on l'attache, parce qu'il voit que ce n'est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique.
Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l'égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu. L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code : « Il n'y a pas de doute qu'on pèche contre la loi si, en s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ». Il juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente.
THOMAS D’AQUIN, Somme théologique.
Batman, par Rafael Grampá, 2015.
La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'oeuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances.
HEGEL, Propédeutique Philosophique.
La démocratie et l'aristocratie ne sont point des États libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n'est pas toujours dans les États modérés; elle n'y est que lorsqu'on n'abuse pas du pouvoir ; mais c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait! la vertu même a besoin de limites.
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet.
MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, Livre XI, chapitre 4.
On considère l’État comme l’antagoniste de l’individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu’au détriment du second. La vérité, c’est que l’État a été bien plutôt le libérateur de l’individu. C’est l’État qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l’absorber : famille, cité, corporation, etc. L’individualisme a marché dans l’histoire du même pas que l’étatisme. Non pas que l’État ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s’il n’est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles. D’où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d’autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur action n’est pas modérée par celle de l’État, inversement celle de l’État, pour rester normale, a besoin d’être modérée à son tour. Le moyen d’arriver à ce résultat, c’est qu’il y ait dans la société, en dehors de l’État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux ou professionnels, il n’importe pour l’instant) mais fortement constitués et doués d’une individualité et d’une autonomie suffisante pour pouvoir s’opposer aux empiétements du pouvoir central. Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres.
Émile DURKHEIM, L’État et la société civile, 1916.
L'essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l'un avec l'autre, sur tous les registres de la vie sociale (partout où la division s'énonçait autrefois, notamment la division entre les détenteurs de l'autorité et ceux qui leur étaient assujettis, en fonction de croyances en une nature des choses ou en un principe surnaturel). C'est ce qui m'incite à juger que se déploie dans la pratique sociale, à l'insu des acteurs, une interrogation dont nul ne saurait détenir la réponse et à laquelle le travail de l'idéologie, vouée toujours à restituer de la certitude, ne parvient pas à mettre un terme. Et voilà encore qui me conduit, non pas à trouver l'explication, mais du moins à repérer les conditions de la formation du totalitarisme. Dans une société où les fondements de l'ordre politique et de l'ordre social se dérobent, où l'acquis ne porte jamais le sceau de la pleine légitimité, où la différence des statuts cesse d'être irrécusable, où le droit s'avère suspendu au discours qui l'énonce, où le pouvoir s'exerce dans la dépendance du conflit, la possibilité d'un dérèglement de la logique démocratique reste ouverte. Quand l'insécurité des individus s'accroît, en conséquence d'une crise économique, ou des ravages d'une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s'exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref se montre dans la société, et que du même coup celle-ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d'une identité substantielle, d'un corps social soudé à sa tête, d'un pouvoir incarnateur, d'un Etat délivré de la division.
Claude LEFORT, Essais sur le politique (1986)