Textes : Les jeux vidéo relèvent-ils de l'art ou de la technique ?

Shadow of Colossus, 2005, par Team Ico.

 Les jeux vidéo ne pourront jamais être de l’art.
    Ayant déjà produit ce jugement autrefois, j’ai décliné toutes occasions de l’augmenter d’autres arguments ou de le défendre. Cela semblait être peine perdue, surtout compte tenu de tous les messages que j’ai reçu me pressant de jouer à tel jeu ou à tel autre ou de désavouer mes positions. Néanmoins, je reste convaincu qu’en principe, les jeux vidéo ne peuvent pas être de l’art. Peut-être que c’est idiot de ma part de dire « jamais », parce que « jamais », comme nous en informe Rick Wakeman, c’est très très long. Mais disons juste qu’aucun amateur de jeu vidéo vivant de nos jours survivra assez longtemps pour éprouver le médium « jeu vidéo » comme une forme d’art.

    Qu’est-ce qui me force à revenir sur le sujet ? J’ai été poussé par un lecteur, Mark Johns, à voir une vidéo d’une conférence du TED (tenders electronic daily) où intervenait Kellee Santiago, une designer et productrice de jeu vidéo. Je l’ai fait. J’ai tout de suite adoré Santiago. Elle est intelligente, confiante, persuasive. Mais elle a tort.

Roger Ebert, Chicago Sun-Times, 16 avril 2010.


Ok les enfants, vous pouvez jouer sur ma pelouse !

    Mon erreur, dès le départ, a été de penser que je pourrais produire un argument convaincant sur une base purement théorique. Qui étais-je pour dire que les jeux vidéo ne pourraient en principe être de l’Art ? C’était une position stupide, particulièrement parce qu’elle s’appliquait au futur entier et non encore connu des jeux vidéo. On me l’a peut-être reproché une centaine de fois. Comment pouvais-je ne pas être d’accord ? Il se peut fort bien qu’un jeu vidéo un jour devienne de l’art.

Ils m’ont bien eu. Car je ne veux pas jouer à un jeu vidéo. Je savais que si j’allais détester ça, une réponse toute prête m’attendrait : que j’étais trop vieux, et trop dépassé pour « piger ». C’était devenu un mantra. « Ebert ne pige pas ». Mais je n’étais pas d’accord avec eux à propos de l’âge, chose sur laquelle je sais finalement plus qu’eux, et pourtant j’avais quelque sympathie pour le concept de « ne pas piger ». Il y a beaucoup beaucoup de choses que beaucoup de membres de notre société ne pigent pas, mais je ne crois pas qu’ils soient trop vieux ou trop jeunes pour les « piger », ils ont simplement évolué différemment.

    Une chose que j’ai retenue de cette expérience était que je manquais d’une définition de l’Art. C’est ce que j’ai commencé à penser depuis quelques mois. Il y a d’innombrables théories de l’Art, et beaucoup sont offertes aux lecteurs en filigrane. La définition la plus courante du dictionnaire est celle-ci : « expression ou utilisation des aptitudes humaines de création et d’imagination, particulièrement sous la forme d’image ou de sculpture, de façon à produire des objets destinés à être appréciés prioritairement pour leur beauté ou leur impact émotionnel. » Elle pourrait exclure les jeux vidéo sur la base de leurs technicité (sont-ils des œuvres destinées à être appréciées prioritairement pour leur beauté ?), mais ça ne marche pas. Car j’ai besoin d’une définition qui exclut les jeux vidéo en principe (pour ceux qui en tout cas échappent à l’argument de la technicité).

    J’ai pensé à ces œuvres d’art qui m’ont émues profondément. Et j’ai trouvé que la plupart d’entre elles avaient une chose en commun : à travers elles, j’étais capable d’apprendre quelques expériences, pensées ou sentiments d’autres personnes. Mon empathie était engagée. Je pouvais me servir  telles leçons pour me les appliquer à moi-même ou à mes relations avec les autres. Elles pouvaient m’instruire de la vie, de l’amour, de la maladie et de la mort, des principes de la moralité, de l’humour et de la tragédie. Elles pouvaient rendre ma vie plus profonde, pleine et enrichissante.

    Pas une mauvaise définition, pensais-je. Mais j’étais incapable de dire comment la musique ou l’art abstrait pouvait remplir ces fonctions, tout en restant pourtant de l’Art. Même l’art narratif ne semblait pas suffisant, parce que je ne regardais presque jamais les peintures pour leurs messages. Ce n’est pas à propos de quoi l’œuvre est qui compte, c’est comment elle est à propos de quelque chose qui compte. Comme l’écrivait Archibald MacLeish : un poème ne doit pas dire quelque chose, mais être (a poem should not mean, but be). 

    J’ai conclu sans une définition qui me satisfaisait. Je devais me préparer à accepter que les gamers pouvaient avoir une expérience qui pour eux était de l’Art. Je ne sais pas ce qu’ils apprennent de la nature humaine à ce sujet, quoi qu’ils apprennent. Mais peut-être le peuvent-ils. Que puis-je dire ? J’ai peut-être tort. Mais tant que je refuse de jouer à un jeu vidéo pour le savoir, c’est en tout cas ce que je dois dire. J’ai des livres à lire et des films à voir. J’ai été stupide de parler de jeux vidéo en premier lieu. 

Roger EBERT, Chicago Sun-Times, 1er juillet 2010.


L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient bride, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment.

De plus, l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif.

Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ses forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi. 

Mais on a l’habitude, aujourd’hui, de commencer l’art par la fin ; on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des œuvres d’art est le principal et que c’est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l’art nous convie ?

NIETZSCHE, Humain trop humain, (1878)


Richard Long, A Line of 682 Stones, 1976.

 

    La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « qu’est-ce que l’art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art « qu’est-ce que l’art de qualité ? » s’aiguise dans le cas de l’art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental ou conceptuel. Le pare-chocs d’une automobile accidentée dans une galerie d’art est-il une œuvre d’art ? 

    Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon –, à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. A vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur la route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir au musée d’art. Sur la route elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. (…) D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter. (…)

Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art. Mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef.

Nelson GOODMAN, Quand y a-t-il art ? (1977)


Richard Long, photographie d'une ligne de pierres en Ecosse.


Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer à la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute, tels les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent. Les sources de l’art dans l’expérience humaine seront connues de celui qui perçoit comment la grâce alerte du joueur de ballon gagne la foule des spectateurs, qui remarque le plaisir que ressent la ménagère en s’occupant de ses plantes, la concentration dont fait preuve son mari en entretenant le carré de gazon devant la maison, l’enthousiasme avec lequel l’homme assis près du feu tisonne le bois qui brûle dans l’âtre et regarde les flammes qui s’élancent et les morceaux de charbon qui se désagrègent. Ces gens si on les interrogeait sur les raisons de leurs actions, fourniraient sans aucun doute une réponse fort raisonnable. L’homme qui tisonnait les morceaux de bois en flamme dirait alors qu’il faisait cela pour attiser le feu ; mais il reste néanmoins qu’il est fasciné par ce drame coloré du changement qui se joue sous ses yeux et qu’il y prend part en imagination. Il ne demeure pas indifférent à ce spectacle. (…)

  Parce que le monde réel, celui dans lequel nous vivons, est fait d’une combinaison de mouvement et de points culminants, de ruptures et d’unions reformées, l’expérience de l’art vivant est susceptible de posséder des qualités esthétiques. L’être vivant perd et rétablit de façon récurrent l’équilibre qui existe entre lui et son environnement. Le moment où il passe du trouble à l’harmonie est un moment de vie extrêmement intense. Dans un monde achevé, le sommeil et la veille ne pourraient être distingués. Dans un monde totalement perturbé, on ne pourrait même pas lutter contre nos conditions de vie. Dans un monde modelé sur le nôtre, les moments de plénitude ponctuent rythmiquement l’expérience d’intervalles de plaisir.

DEWEY, L’Art comme expérience, chapitre I (1934)


       


Brillo Box de Warhol et véritable boîte Brillo : laquelle est la vraie, laquelle la fausse ? Laquelle est de l’art ? 

Et pourquoi les deux ne n’en seraient-elles pas ?


    Monsieur Andy Warhol, l’artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l’entrepôt d’un supermarché. Il arrive qu’ils soient en bois, peints pour ressembler à du carton, et pourquoi pas ? […] En fait les gens de chez Brillo pourraient faire leur boîte en contre-plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art. Aussi pouvons-nous oublier les questions de valeur intrinsèque, et demander pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des oeuvres d’art. [ …] Qu’est-ce qui en fait des œuvres d’art ? […] Il importe peu que la boite de Brillo puisse ne pas être du bon art, encore moins du grand art. La chose impressionnante, c’est qu’elle soit de l’art tout court. Mais si elle l’est pourquoi les boîtes de Brillo habituelles qui sont dans l’entrepôt ne le sont-elles pas ?

C’est qu’un entrepôt n’est pas une galerie d’art. […] En dehors de la galerie ce ne sont que de simples boîtes. L’artiste a échoué à produire simplement un simple objet réel. Il a produit une œuvre d’art, son utilisation des boîtes de Brillo n’étant qu’une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux. Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique, aussi bien qu’une bonne partie de l’histoire de la peinture récente. Ce n’aurait pas être de l’art il y a cinquante ans. […] Le monde doit être prêt pour certaines choses, le monde de l’art comme le monde réel. C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours de rendre le monde de l’art et l’art possibles. Je serais enclin à penser qu’il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs. 

ARTHUR DANTO, Le Monde de l’art, in Philosophie analytique et esthétique, (1988)

    

    A la reproduction même la plus perfectionnée d'une oeuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s'exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu'elle peut subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. La trace des premières ne saurait être relevée que par des analyses chimiques qu'il est impossible d'opérer sur la reproduction; les secondes sont l'objet d'une tradition dont la reconstitution doit prendre son point de départ au lieu même où se trouve l'original. (…)

    On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'œuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. (…) La technique de reproduction - telle pourrait être la formule générale - détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s'offrir en n'importe quelle situation au spectateur ou à l'auditeur, elle actualise la chose reproduite. (…)

Et si Abel Gance, en 1927, s'écrie avec enthousiasme : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma... Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes... attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent a nos portes pour entrer [1], il convie sans s'en douter à une vaste liquidation. (…) Car la masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu'elle prétend à déprécier l'unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. (…) Sortir de son halo l'objet en détruisant son aura, c'est la marque d'une perception dont le sens du semblable dans le monde se voit intensifié à tel point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l'unique. (…) Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage culturel. Ce phénomène est particulièrement tangible dans les grands films historiques. (…) 

L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont il faisait aisément apparaître le produit comme faux, conservait toute son autorité; or, cette situation privilégiée change en regard de la reproduction mécanisée.
    Le motif en est double. Tout d'abord, la reproduction mécanisée s'affirme avec plus d'indépendance par rapport à l'original que la reproduction manuelle. Elle peut, par exemple en photographie, révéler des aspects de l'original accessibles non à l'œil nu, mais seulement à l'objectif réglable et libre de choisir son champ et qui, à l'aide de certains procédés tels que l'agrandissement, capte des images qui échappent à l'optique naturelle. En second lieu, la reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous forme de photographie, soit sous forme de disque. La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur ; le chœur exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans une chambre. (…) 

 Avec les différentes méthodes de reproduction de l'œuvre d'art, son caractère d'exposabilité s'est accru dans de telles proportions que le déplacement quantitatif entre les deux pôles se renverse, comme aux âges préhistoriques, en transformation qualitative de son essence. De même qu'aux âges préhistoriques, l'œuvre d'art, par le poids absolu de sa valeur rituelle, fut en premier lieu un instrument de magie dont on n'admit que plus tard le caractère artistique, de même de nos jours, par le poids absolu de sa valeur d'exposition, elle devient une création à fonctions entièrement nouvelles - parmi lesquelles la fonction pour nous la plus familière, la fonction artistique, se distingue en ce qu'elle sera sans doute reconnue plus tard accessoire. Du moins est-il patent que le film fournit les éléments les plus probants à pareil pronostic. Il est en outre certain que la portée historique de cette transformation des fonctions de l'art, manifestement déjà fort avancée dans le film, permet la confrontation avec la préhistoire de manière non seulement méthodologique mais matérielle.

 Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial, s'oppose la distraction en tant qu'initiation à de nouveaux modes d'attitude sociale. Aussi, les manifestations dadaïstes assurèrent-elles une distraction fort véhémente en faisant de l'œuvre d'art le centre d'un scandale. Il s'agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public.

De tentation pour l'œil ou de séduction pour l'oreille que l'œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. Spectateur ou lecteur, on en était atteint. L'œuvre d'art acquit une qualité traumatique. Elle a ainsi favorisé la demande de films, dont l'élément distrayant est également en première ligne traumatisant, basé qu'il est sur les changements de lieu et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l'on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l'image sur la première se transforme, mais non l'image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s'abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son oeil l'a-t-elle saisi que déjà elle s'est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. Duhamel, qui déteste le film, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, commente ainsi cette circonstance : Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées. 

BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, (1935)


     [Zeuxis] eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. 

PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, Livre XXXV, XXXV.


 Socrate – Il y a donc trois espèces de lit ; l’une qui est dans la nature, et dont nous pouvons dire, ce me semble, que Dieu est l’auteur ; auquel autre, en effet, pourrait-on l’attribuer ?

Glaucon – A nul autre

Socrate – Le lit du menuisier en est une aussi

Glaucon – Oui

Socrate – Et celui du peintre en est encore une autre, n’est-ce pas ?

Glaucon – Oui

Socrate – Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers qui président à la façon de ces trois espèces de lit. […]

Donnerons-nous à Dieu le titre de producteur de lit, ou quelqu’autre semblable ? Qu’en penses-tu ?

Glaucon – Le titre lui appartient, d’autant plus qu’il a fait de lui-même et l’essence du lit, et celle de toutes les autres choses.

Socrate – Et le menuisier, comment l’appellerons-nous ? L’ouvrier du lit, sans doute ?

Glaucon – Oui

Socrate – A l’égard du peintre, dirons-nous aussi qu’il en est l’ouvrier ou le producteur ? 

Glaucon – Nullement

Socrate – Qu’est-il donc par rapport au lit ?

Glaucon – Le seul nom qu’on puisse lui donner avec le plus de raison, est celui d’imitateur de la chose dont ceux-là sont ouvriers.

PLATON, La République, Livre X.


    Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fût-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. 

 Vivre consiste à agir. Vivre c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l’homme est déjà très supérieur à l’animal sur ce point. Il est peu probable que l’œil du loup fasse une différence entre le chevreau et l’agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d’une chèvre, un mouton d’un mouton ? L’individualité des choses nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matériellement utile de l’apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité même que notre œil saisit, c’est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique. 

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent à lire les étiquettes collées sur elles. 

BERGSON, Le Rire, (1940). 


 Ainsi, la poussée vitale ignore la mort. Que l’intelligence jaillisse sous sa pression, l’idée de l’inévitabilité de la mort apparaît : pour rendre à la vie son élan, une représentation antagoniste se dressera ; et de la sortiront les croyances primitives au sujet de la mort. Mais si la mort est l’accident par excellence, à combien d’autres accidents la vie humaine n’est-elle pas exposée ! L’application même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque ? L’animal est sûr de lui-même. Entre l’acte et le but, rien de chez lui ne s’interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S’il est à l’affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l’acte s’accomplissant. […] Mais il est de l’essence de l’intelligence  de combiner des moyens en vue d’une fin lointaine, et d’entreprendre ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu’elle fait et le résultat qu’elle veut obtenir, il y a le plus souvent, et dans l’espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu.

BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, chapitre II


La console de salon permet un nouveau rapport à la machine, plus intime, loin des salles de jeux ou de l'atmosphère des premiers jeux sur ordinateur.


    Vous êtes face à un jeu vidéo. Vous pressez les bonnes touches, vous déplacez la souris, vous appuyez en cadence sur les boutons du pad. Les images défilent. Vous y répondez. Qu’est-ce qui se produit alors ? Quel est l’effet ? Le jeu engendre une forme d’expérience, non pas « une expérience nue », mais une « expérience instrumentée » qui se déploie dans la relation à l’écran. Le jeu existe comme un état intermédiaire, à mi-chemin entre le joueur et la machine, un état plutôt qu’un objet, un état altéré, un état second. (…) 

    Les jeux relèvent d’une certaine forme d’expérience instrumentée, qui se nourrit de l’ordinateur, de l’écran et de toute une gamme de périphériques pour se mettre en marche. Debout face à la borne d’arcade, assis face à la machine de bureau ou encore affalé sur le canapé manette en main, jouer n’est jamais autre chose que profiter de ces dispositifs pour engendrer de l’expérience, pour se mettre dans un état second.

    Au fond, la situation des jeux vidéo n’a rien d’exceptionnel. Elle nous révèle plutôt ce qui a toujours été la norme. Des expériences instrumentées, le livre et la lecture, le film et la salle de cinéma, ou toutes les autres formes culturelles en produisent déjà. La culture a toujours été une affaire de technologie. Nous utilisons des dispositifs techniques ou des artefacts plus ou moins élaborés, le livre, le film, la salle de cinéma ou de théâtre, le concert, la toile du tableau, etc., pour produire ou plutôt favoriser la production de certaines formes d’expérience. De l’autre côté du dispositif, de ses agencements, de ses possibilités techniques, de ses architectures, il y a ces petits états, livresques, filmiques ou encore ludiques, qu’il s’agit de produire, que nous entretenons avec soin et amour, avec leurs plaisirs propres, avec leur régime d’expérience bien à eux, avec leur sensibilité particulière.

    Bien entendu, la plupart du temps, les dispositifs employés préexistent à leur usage « expérientiel ». Avant de devenir les instruments d’une expérience, ils fonctionnent déjà comme instruments dans le monde social. En règle générale, nous détournons plutôt que nous inventons de manière ad hoc. Les ordinateurs n’ont pas été conçus pour faire des jeux, mais plutôt pour calculer les équations de diffusion de la bombe atomique. Et nous jouons avec. Mais les livres n’ont pas non plus été conçus pour produire de l’état romanesque. Le cinématographe, l’« invention sans avenir des frères Lumière, ignorait tout au point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui le film. Et la scène du théâtre tragique provient encore d’un détournement de l’espace de la cérémonie et du culte. 

    Cette dimension technique des actes de culture nous est sans doute dissimulée dans la pratique ordinaire par la familiarité et l’habitude. Que la technicité du jeu vidéo ou du cinéma nous frappe aujourd’hui plus que celle du livre, cela n’est possible que parce que nous avons oublié toutes les contraintes de l’objet livre, toutes les rigueurs de l’écriture ou encore le dressage qu’implique pour la pensée la « raison graphique ». Il faut tout un effort du regard pour faire réémerger la technicité de l’écriture et du livre, celle dont on joue précisément dans la lecture.

Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéos, chapitre 1, p. 16.


Jusqu'à ce jour, la réalité de l'objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L'objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail. Or, il faudrait, en faveur de l'homme même, pouvoir opérer un retournement qui permettrait à ce qu'il y a d'humain dans l'objet technique d'apparaître directement, sans passer à travers la relation de travail. (...) Le travail est ce par quoi l'être humain est médiateur entre la nature et l'humanité comme espèce. (...). 

Au contraire, par l'activité technique, l'homme crée des médiations, et ces médiations sont détachables de l'individu qui les produit et les pense ; l'individu s'exprime en elles, mais n'adhère pas à elles; la machine possède une sorte d'impersonnalité qui fait qu'elle peut devenir instrument pour un autre homme ; la réalité humaine qu'elle cristallise en elle est aliénable, précisément parce qu'elle est détachable. 

Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, p.241/245.


    Dans cet essai, je propose une approche alternative aux fandoms, une approche qui comprend les « Trekkers » (ainsi qu’ils préfèrent être appelés) non comme des dupes culturels, des inadaptés sociaux ou des consommateurs abrutis, mais plutôt comme, d’après les termes de De Certeau, des « braconniers » de sens textuels. Derrière les stéréotypes exotiques propagés par les médias se cache un terrain largement inexploré d’activité culturelle, un réseau souterrain de lecteurs et d’écrivains qui recomposent les émissions à leur propre image.  Les fandoms sont un moyen pour des groupes de sous-cultures marginalisées (les femmes, les jeunes, les gays, etc.) d’ouvrir un espace à leurs intérêts culturels à l’intérieur des représentations dominantes ; être un fan est une façon de s’approprier le texte des médias et de le réécrire d’une façon qui sert différents intérêts, une façon de transformer la culture de masse en culture populaire… Pour ces fans, Star Trek n’est pas simplement quelque chose qui peut être réécrit, c’est quelque chose qui peut et doit être réécrit pour le rendre plus réactif à leurs propres intérêts, pour en faire un meilleur producteur de sens et de plaisir personnels.

 Henry JENKINS, Star Trek Rerun, Reread, Rewritten (1988). 


    Or, en quoi consiste la dépossession du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être ; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie ; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même.  Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas ; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre. Dans la religion, l’activité propre à l’imagination, au cerveau, au cœur humain, opère sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère, divine ou diabolique. De même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre ; elle appartient à un autre, elle est déperdition de soi-même.

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc. ; et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité ; ce qui est animal devient humain et ce qui est humain devient animal. Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l’ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce ne sont plus que des fonctions animales. 

MARX, Manuscrits de 1844 (Economie et philosophie)


    Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle de puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce  mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêtons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

MARX, Le Capital, livre I, IIIe section, chapitre VIII (1867)


    Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher.

DESCARTES, Discours de la méthode, Sixième partie, (1637).


Qu'est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C'est seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu'il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.

    Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefordert) et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l'énergie de l'air en mouvement, ce n'est pas pour l'accumuler.

  Une région, au contraire, cet provoquée à l'extraction de charbon et de minerais. L'écorce terrestre se dévoile  aujourd'hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu'elle prospère. Dans l'intervalle, la culture des champs elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d'un mode de culture (Bestellen) d'un autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée. L'air est requis pour la fourniture d'azote, le sol pour celle de minerais, le minerai par exemple pour celle d'uranium, celui-ci pour celle d'énergie atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation pacifique. [...]

       La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s'enchaînant l'une l'autre à partir de la mise en place de l'énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n'est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l'autre. C'est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu'il est aujourd'hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l'est de par l'essence de la centrale. [...] Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un objet pour lequel on passe une commande (bestellbar), l'objet d'une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des vacances.

Heidegger, « La Question de la technique », in Essais et Conférences, 1953. 

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