HLP - Satire et renversement des valeurs
Gustave Doré, Un repas du jeune Gargantua, 1854.
Fragilité de l’autorité.
On a vu que les manipulateurs jouait de la plasticité et de la souplesse qu’on peut attribuer aux mots pour défendre n’importe quelle cause. La rhétorique s’autorise de cette plasticité pour laisser de côté de la vérité. Dès lors, son autorité paraît bien fragile, contingente (= qui pourrait ne pas être).
Comme l’humain n’est pas viscéralement attaché à la vérité, il peut mentir, certes, mais il peut aussi se laisser tromper, rire, critiquer, se moquer. Autrement dit, la satire est possible. Elle peut changer ce qui semble bon en ce qui semble mauvais et vice et versa. Ce qui fondait l’autorité, la puissance du langage, peut aussi bien se retourner contre cette même autorité.
Par exemple, dans le Grobanius de F. Dedekind, la vulgarité passe pour une simplicité rustique et de l’authenticité. La saleté passe pour une protection. Au contraire, le fait d’être trop bien habillé passe pour un endimanchement inutile, une féminisation coupable. La politesse passe pour un mensonge. Etc.
De cette façon, Friederich Dedekind (qui n’est pas un grand philosophe ou un grand écrivain), tourne en ridicule les conventions sociales pour montrer à quel point elles sont artificielles, et infondées.
Philosophie de la satire.
La satire est un genre littéraire qui vise à critiquer les moeurs de son temps. Mais le mot « satura » dont il est issu signifie aussi « pot-pourri », car la satire mêlait différents genres, sans ordre clair, si ce n’est l’usage du décamètre dactylique.
Mais l’idée profonde derrière la satire est parfaitement explicitée par Erasme, le père de l’humanisme. Il propose en effet de ne voir dans nos paroles, nos positions sociales, le sérieux qu’on met à les tenir et à les protéger que des rôles d’une grande comédie. Rien n’est véritablement sérieux. Le même scepticisme qui permettait aux sophistes de prendre le pouvoir est retourné contre eux : ce sont eux maintenant qu’il ne faut pas prendre au sérieux : « Qu’est-ce autre chose qu’une pièce de théâtre, où chacun, sous le masque, fait son personnage jusqu’à ce que le chorège le renvoie de la scène ? »
On retrouve cette idée chez Shakespeare, Pascal, ou encore les stoïciens de l’Antiquité. C’est une idée à la fois révolutionnaire, car elle considère qu’aucun fondement au pouvoir ou à l’organisation n’existe vraiment. Mais c’est une idée également conservatrice car il ne faut pas bouleverser la pièce qui se joue. L’ironie qui accompagne la satire est peut-être en même temps un aveu d’impuissance.
Scott Scheidy, série Pink, 2013.
Fonctionnement et avantage de la satire.
La signification d’un texte ou d’une oeuvre n’est dégagée que grâce à une interprétation. A chaque moment, il faut décoder l’élément qui est lu (une page, un épisode d’une série, une scène de film) et la déplacer dans l’ensemble plus large qui la contient. Interpréter consiste à donner du sens à un objet, un texte, une oeuvre à partir de cet « horizon d’attente » plus large.
La satire fait quelque chose de plus. Elle détourne, elle emprunte, elle recombine. Car le langage permet à la fois une imitation, un emprunt, une ressemblance avec des choses connues, mais aussi une nouvelle combinaison de ces choses, qui leur donne un autre sens. Autrement dit, c’est comme cela qu’on crée : on recompose.
Il faut au moins deux choses : quelque chose qui ressemble à un élément connu et quelque chose qui diffère, un horizon d’attente nouveau.
Pour bien critiquer, un satiriste doit savoir produire un nouveau sens, comique, à partir de quelque chose qui ne l’était pas nécessairement. Il reprend un élément connu, mais le place dans un autre contexte pour lui donner un sens nouveau. Exemple de Scott Scheidly et de sa série de tableaux Pink : je peux savoir qui est Hitler ou George W Bush, Poutine ou Donald Trump mais ils ne sont plus les mêmes si je les habille en rose.
Les avantages de la satire sont double.
(1) D’abord, puisqu’elle peut tout détourner en théorie, elle peut produire énormément et facilement. Sur Internet, un « mème » est un élément de sens qui est détournable et qu’il est facile à copier encore et encore. La satire risque alors de pulluler au détriment de l’œuvre originale. Ainsi, certains utilisateurs du site très controversé 4chan ont pu détourner l’image de Pepe The Frog au point d’en faire un symbole raciste et sexiste contraire à ce que voulait signifier Matt Furie.
(2) Deuxième avantage. La satire ne dit pas les choses franchement. Elle reformule, elle se réapproprie ce qui était connu. Donc elle modifie le sens des choses sans qu’on ne puisse discuter du détail (qui est consensuel) mais seulement du contexte général, qui n’est jamais parfaitement connu. La satire est un outil puissant pour défier l’autorité puisqu’elle laisse chacun se reconnaître librement dans le miroir déformant qui est tendu. Erasme, qui pourtant critique le roi et le pouvoir religieux se défend comme ça : Et si quelqu'un se lève et crie qu'on l'a blessé, c'est donc qu'il se reconnaît coupable, ou tout du moins s'avoue inquiet.
Limites de la satire.
Le marquis de Sade écrit au 18ème siècle mais il ne fait pas partie des Lumières. A rebours du rationalisme et du progressisme de l’époque, il défend un retour à la nature et à une forme d’irrationalité. Ainsi, la cruauté lui paraît bien plus naturel que l’altruisme et le soin porté aux autres. Ce texte est à la fois une provocation est un témoignage de son propre mode de vie. Car le marquis n’était modéré dans sa vie : il est débauché, joueur, provocateur et infidèle. C’est également un criminel : il kidnappe une prostituée et la torture, mais est défendu un temps par la noblesse. Puis il recommence avec cinq jeunes femmes à Marseille. Il sera enfermé pour une affaire similaire plus terrible encore. Ses écrits sont interdits un temps et conservé aux enfers de la bibliothèque de France.
Dans ce texte, il défend la cruauté selon trois arguments :
(1) Elle est naturelle, et se manifeste clairement chez les animaux.
(2) Lorsqu’on prive un individu de l’expression de ses pulsions cruelle, on lui retire une part de lui-même qui le fragile et le défigure. L’arbre qui pousse naturellement et sans contrainte est plus beau que l’arbre du verger.
(3) La cruauté enfin n’est un problème que si une seule personne est cruelle. Mais elle n’est plus un problème lorsqu’elle est généralisée et devient un mode de vie. Car les personnes blessées peuvent toujours recourir à la cruauté pour se défendre, et ce faisant, les agressions sont prévenues par la possibilité de montrer soi-même de l’agressivité.
Il faut pouvoir répondre à chaque argument.
Dans le premier cas, il faut montrer que les animaux aussi peuvent être altruiste, voire font preuve de façon spontanée de charité et d’empathie.
Dans le second cas, il faut montrer que l’éducation n’est pas seulement une dénaturation et une amputation de pulsions. Au contraire, une part de l’éducation consiste à aiguiser nos facultés de sentir et à les développer.
Enfin, dans le troisième cas, il faut montrer que l’argument de Sade n’est pas un remède à la cruauté mais au contraire une pente glissante dangereuse. C’est en armant tout le monde qu’on risque le plus une « guerre de tous contre tous. » Cette idée du philosophe politique comme Thomas Hobbes est ce qui permet de justifier le recours aux lois plutôt qu’à une sorte de loi du plus fort, qui n’est en réalité que l’autre nom du chaos pur et simple. La philosophie de Sade est donc provocatrice certes, mais elle est surtout incohérente. Car elle ne règle pas le problème qu’elle a soulevé, mais elle l’aggrave.
Si une satire peut nous permettre de prendre conscience des limites de nos propres préjugés, et qu’elle remet en cause l’évidence de nos normes, elle ne peut pas proposer de réponse positive ou cohérente. Son rôle négatif, sceptique voire destructeur est essentiel, mais il n’est pas suffisant.