Freud, Passions secrètes.
Ce film est réalisé par John Houston en 1962 à partir d'un scénario de Sartre (remanié par Houston parce qu'il était trop complexe). Elisabeth Roudinesco dit qu'il n'y a à la fois rien de vrai dans ce film et que tout est vrai, ou que (pour emprunté la formule du film) "tout est vrai à l'envers".
Le fait que le film soit tiré d'un scénario de Sartre est déjà étonnant quand on sait la force avec laquelle Sartre s'est opposé conceptuellement à la psychanalyse (non sans la comprendre). Mais surtout Freud avait également fait obstacle à plusieurs projets de faire un film sur la psychanalyse, et les psychanalystes américains ont fait pression pour annuler la participation de Marilyn Monroe pour le rôle de Cecily.
Néanmoins John Houston croit à l'utilité de la psychanalyse. Il a été autorisé à tourner un documentaire sur les soldats traumatisés à leur retour de la Seconde Guerre Mondiale : Let There Be Light. Ces soldats participent à des séances d’hypnose thérapeuthique. L’ambition de John Houston est un peu celle de Breuer dans le film : parler de ses émotions pour désencombrer l'esprit.
Le film est constitué de quatre grandes périodes : (1) Freud s'intéresse aux cas des hystériques, entre résistance à Meynert, découverte de l'hypnose chez Charcot et affiliation à Breuer ; (2) Freud fait l'hypothèse d'un refoulement propre à l'esprit qui expliquerait l'hystérie ; (3) la mort du père de Freud oblige celui-ci à comprendre comment fonctionnent les rêves et à faire l'hypothèse d'un traumatisme sexuel dès l'enfance ; (4) le transfert amoureux opéré par Cecily sur Freud commence lorsqu'elle résiste à l'hypnose. Pour Freud c'est le signe que le fantasme incestueux est en réalité présent dès l'enfance dans la psyché de l'enfant, et que la censure qu'exige la morale est à l'origine des symptômes névrotiques.
Freud expose alors la théorie du complexe d’Oedipe à partir de tous ces éléments exposés dans le film : hypothèse du refoulement, sexualité infantile, interprétation des rêves, et découverte du transfert.
Même si ce film expose des éléments de la théorie psychanalytique, sa force vient de non seulement de la mise en scène (qui fait entrer dans le champ les psychiatres comme des représentants du surmoi dans la conscience), mais aussi de la distance qu'il a avec la psychanalyse elle-même pour développer un propos plus large. La leçon tragique de Freud est plutôt donnée lors d'une première discussion avec Breuer : "l'innocent est né dans un monde dans lequel il ne peut que perdre son innocence."
1. La formation.
Freud n’est pas une génie sorti de nulle part, il s’inscrit dans une histoire plus longue de la psychiatrie. Trois figures sont importantes dans le film.
- Meynert incarne la psychiatrie dominante à Vienne, c’est-à-dire une psychiatrie qui refuse l’idée d’une maladie psychique. Tout désordre mental est causé par un désordre physiologique. Freud et Breuer ne sont pas étranger à ces approches, puisque Breuer a travaillé sur le nerf vague, Freud sur l’effet de la morphine, et Charcot a donné son nom à une maladie neuro-dégénérative. Mais Charcot, Breuer et Freud ne réduise pas le psychique au physique.
- Charcot présente une première théorie de pensée inconsciente. Elle est révélée lors des séances d’hypnose (Meynert dirait « causée » par ces mêmes séances). L’hypnose montre comment peut ressurgir une pensée inconsciente qui est apparue après un traumatisme. Le traumatisme divise l’esprit en une pensée consciente et inconsciente. L’hypnose montre également comment on peut induire des symptômes sans choc physique, purement par la parole. Charcot est également l’un des premiers à critiquer l’idée que l’hystérie aurait une origine sexuelle, liée à l’utérus. Au contraire, en tant que maladie psychique, elle peut toucher des patients masculins également.
- Breuer va trouver dans l’hypnose un début de remède. Freud accepte au départ lui aussi l’hypothèse d’une partie inconsciente de l’esprit qui peut être pathogène (il dit à Breuer que comme Pasteur a su isoler le germe pathogène, Breuer a su isoler la mémoire pathogène). L’hypnose n’est donc pas seulement une façon d’induire une réaction chez un patient, c’est surtout une façon d’accéder directement à la mémoire du patient. L’hypothèse de Breuer est que les émotions qui accompagnent le traumatisme n’ont pas été proprement exprimées et ont produit un blocage qui gêne l’apparition et la manifestation des émotions futures. Le patient hystérique est un patient qui est malade de trop se souvenir, qui ne peut pas se projeter dans le futur. Il répète le traumatisme. De Breuer, Freud va retenir ce qu'on a appelé la première topique, c'est-à-dire un fonctionnement de l'esprit qui inclut un inconscient, un pré-conscient et un conscient.
Attention, la deuxième topique, qui divise l'esprit en Ça (inconscient) / Moi (conscient) / Surmoi (inconscient) ne date que de 1920. Mais c'est cette deuxième topique qui est restée.
2. Le refoulement
Dans le film, Freud rencontre une difficulté avec le patient Von Schlosser. Ce patient a tenté de tué son père prétendument pour venger sa mère. Freud ne perçoit pas l'origine traumatique de son comportement. Il constate que beaucoup d’hystérique ne semblent pas avoir vécu un traumatisme aussi net que celui dont parlait Charcot (être touché par la foudre, tomber d’un train etc.). Quel traumatisme serait commun à tous ces patients qui n’ont pas vécu d’accidents ?
Il ressort de l’histoire de Von Schlosser une première hypothèse troublante : l’esprit pourrait être doué d’un mécanisme de défense, comme le corps contre les infections. C’est l’emballement de ce mécanisme qui causerait l’hystérie. En effet, ce n’est pas l’attitude du père qui cause la colère du jeune homme, mais la nécessité de refouler un désir incestueux envers sa propre mère. A l’issue de cette séquence, Freud agit à l’égard de Von Schlosser comme Meynert à son égard, et comme l’esprit à l’égard d’une pulsion sexuelle : il le refoule, il l’enferme, ce qui poussera le jeune homme à se suicider.
S’ensuit pour Freud une période de crise. Meynert lui révèle sa maladie. Il lui avoue qu’il a lui-même essayé de refouler Freud parce qu’il sentait que Freud s’approchait du dévoilement réel des causes des maladies mentales. Il enjoint alors Freud à jeter une lumière au fond des ténèbres, à trahir les malades et à dire la vérité. Ici encore se confirme l’hypothèse que la maladie doit être refoulé (et pas uniquement le désir) car il y a un jugement moral qui concerne les malades. La société qui refoule ses malades est comme l’esprit qui refoule le désir inavouable.
Le film met alors Freud dans la position du prophète incompris, qui doit porter la responsabilité d’une vérité nouvelle mais dérangeante. C’est aussi une façon de mettre au centre du film le rapport de Freud avec ses patients. Il ne les juge pas, il les écoute, il ne se met pas non plus absolument à l’écart, puisqu’il en rêve et qu’il est directement interpellé. Il analyse les autres en même temps qu’il s’analyse lui-même. En bref, Meynert ironisait sur le couple de fous que sont l’hypnotiseur et l’hypnotisé, mais Freud assume cette position : il est interpellé par l’anormal, par le fou, puisqu’il n’existe qu’une différence de degré entre le normal et le pathologique, et non une différence de nature.
Le refoulement s’illustre particulièrement dans le cas de la remémoration. Les souvenirs refoulés sont déformés par les désirs : le souvenir est déguisé. Le rapport entre le souvenir réel et le souvenir remémoré est donc symbolique. L’inconscient fonctionne alors comme un langage dans le sens où il ne peut s’exprimer que de façon détournée. Le travail de l’analyste consiste alors à retrouver, par exemple dans le rêve, la correspondance entre le contenu manifeste du rêve (les images remémorées) et le contenu latent (les désirs réels auxquelles correspondent ces images). Cecily, même sous hypnose résiste en effet à la réminiscence parfaite de son souvenir. Elle imagine son père mort dans un couvent protestant à Naples, mais son père a été découvert mort dans un bordel, entouré de prostituées et non d’infirmières.
Au passage, le film n’est pas d’une grande subtilité dans l’usage des symboles. Dans le rêve fictif de Freud, la femme qui tient le serpent est sa mère, la figure de Meynert qui se moque de Freud représente le père (tous les hommes barbus du film jouent plus ou moins le rôle de Jakob, le père de Freud), le patient puis le petit enfant représente le Ça de Freud, qui le conduit au plus profond de l’inconscient (c’est-à-dire la grotte). Mais les symboles se cache aussi ailleurs que dans les rêves : la salle de conférence qu’on revoit à deux moments clés du film représente l’instance de jugement social, c’est-à-dire le Surmoi. De la même façon, l’oeillet blanc que porte Breuer ou le père de Cecily, et le fait que les personnages soient toujours entouré de fleurs participe de l’atmosphère de respectabilité bourgeoise dans lequel se drapent ces personnages qui y enfouissent leurs propres tourments.
Cette période se clôt sur la seule hypothèse possible selon Freud : tout un chacun est porteur de quelque chose qu’il doit refouler. La névrose n’est plus une maladie de la mémoire, mais l’effet du refoulement de désirs inavouables.
3. Le cas Freud.
Freud est troublé par la mort de son père. Il a des signes de névroses et pourtant il n’identifie pas en lui les mêmes traumatismes que Cecily. Il dit à Breuer à propos de sa névrose : « je la sent vivre en moi comme un serpent. »
Le véritable rêve de Freud qu'on voit dans le film (et qu'on connaît par la correspondance de Freud à Wilhelm Fliess) est celui où il se revoit à l’enterrement de son père. Un panneau indique dans ce rêve « prière de fermer les yeux ». Le film inscrit plusieurs fois cette injonction paradoxale par le geste de Freud qui se couvre à moitié le visage, indiquant à la fois l’interdiction de voir et son désir de regarder. Cette formule est aussi bien l’expression d’une forme d’indulgence à l’égard du père de Freud, dont il venait de fermer les yeux, et que Freud avait accusé directement dans sa correspondance d’être à l’origine de l’hystérie de sa soeur et de son frère… Mais c’est aussi la formulation, au sein même de son rêve, de l’impératif social du refoulement auquel Freud refuse de céder quand il explore et fait connaître les mécanismes de l’inconscient grâce à la psychanalyse. C’est un peu l’inconscient qui demande à Freud de le laisser tranquille à travers la figure du père.
Le film met en scène l'idée que la psychanalayse serait en réalité le résultat de l'auto-analyse de Freud (ce qui est un peu rapide, mais très dramatique). Dans une lettre de 1897, Freud écrit : « J'ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d'amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants [...] s'il en est ainsi [...] on comprend l'effet saisissant d'Oedipe Roi. »
Le scénario de Sartre fait donc assumer à Freud la faute de tuer le père, c’est-à-dire à la fois attaquer son autorité (en faisant jouer au père dans le complexe d’Oedipe le rôle du castrateur) et en même temps devenir lui-même une autorité, un père pour la psychanalyse. Cette idée est particulièrement bien illustré avec la scène finale au cimetière.
4. Le transfert
La jeune fille projette des sentiments d’affection amoureux à l’égard de Breuer, qui lui-même semble se complaire dans le rôle de père aimant (ce sont les femmes, de Breuer et de Freud, qui décèlent le jeu ambigu du médecin). Lors d’une séance d’hypnose, Cecily résiste à l’hypnose. Freud devine que c’est justement parce que le transfert et la projection de sentiments amoureux sont trop forts. L’hypnose masquait cette partie essentielle de la guérison. La guérison passera par l’analyse des rêves et des lapsus (actes manqués, confusion dans les mots, etc.). Mais pourquoi Cecily projette-t-elle ces désirs sur les médecins ?
Freud sait qu’il va devoir refouler les désirs de Cecily, et ne pas répéter l’erreur de Breuer. « Peut-être que nous sommes tous les deux des reflets de l’image de quelqu’un d’autre » dit-il à sa femme, tandis que celle-ci compose un bouquet d’oeillet (gros budget horticole pour le film)…
Cecily accuse de la figure paternelle. Elle conduit Freud à s’interroger comme un enquêteur sur la relation du père à sa fille. Cecily a en effet été encouragée à se comporter comme les femmes que le père lui-même convoitait. Elle devenait ainsi l’objet de son affection. La mère s’interposait et est devenue l’objet de la colère de Cecily. Freud pense alors que l’hystérie provient d’une agression sexuelle subie une fois enfant. C’est la théorie de la séduction, ou « neurotica ».
Retournement de situation grâce à la mère de Freud qui explique à Freud l’origine de son traumatisme. Au début du film, la montre offerte par son père se casse lorsque le train siffle. Sa mère lui rappelle qu’à Breslau, la même agitation animait le jeune Freud. L’enfant a dû être témoin du fait que son père dorme avec sa mère et chasse le petit du lit où il espérait être l’objet de l’affection maternelle.
Mais ce que Freud comprend à travers l’interprétation de l’ultime rêve de Cecily est que ce viol n’est en réalité qu’un fantasme de Cecily. L’esprit de l’enfant n’étant pas capable d’assumer être à l’origine de ces fantasmes, ils sont projetés sur la figure du père.
Ce transfert est une façon de rejouer la scène originelle où s’exprime la pulsion incestueuse et son refoulement. Ce rejet suppose de transformer le désir en une connaissance de soi, en une reconnaissance de sa propre part d’ombre (ce que Cecily fait avec plus de difficulté). C’est ce moment à la fin d’une analyse qui ouvre sur une sublimation de la pulsion.
ATTENTION : Cette théorie de la séduction de Freud est postérieure à son étude sur l’hystérie. Le film est donc faux de ce point de vue. Pendant un cours moment, entre 1895 et 1897, Freud pense que la névrose est la conséquence d'un viol, d'un "attentat" sur l'enfant. Il accuse même son propre père d'avoir abusé de ses soeurs.
Mais cette théorie est rejetée plus tard par Freud car dans ses propres rêves, il se voit accuser son collègue Wilhem Fliess d'une erreur médicale qu'il n'a pas commise. Dès lors, il suppose qu'il n'est pas besoin de connaître la réalité mais seulement le fantasme qu'entretient le patient – quelle que soit la réalité par ailleurs. L'hystérie était initialement catégorisée comme une névrose de défense, ce qui suggérait bien qu'il y avait d'abord eu une attaque. Freud reste d'ailleurs ambigu sur l'idée que la névrose naît d'un traumatisme réel, car il pense que la scène primordial (la découverte de la sexualité de ses parents) peut avoir ce rôle de traumatisme (comme ça l'a été pour lui). Le rejet de la "théorie de la séduction" (ou "neurotica") – que beaucoup considèrent comme le geste inaugural de la psychanalyse – a été très critiquée par la suite, tout le long du XXe siècle, par celles et ceux qui ont cherché à faire reconnaître la réalité de l'inceste.
5. Après Freud.
Freud est un psychiatre qui cherche donc à soigner ses patients mais il s'inscrit aussi dans une filiation philosophique plus ancienne. Il explique ainsi que si le psychique ne se réduit pas à la conscience, alors il faut apprendre à se connaître soi-même pour se guérir. Il écrit également sur la guerre, la religion, la civilisation, sans être spécialiste du domaine en question... la psychanalyse a donc joué un rôle plus important qu'une simple réponse aux problèmes de santé mentale de la Vienne du XXe siècle où les névroses et le suicide étaient relativement courants.
La famille Freud va particulièrement influencer le XXe siècle. Le neveu de Freud Edward Bernays, au départ simple conseiller en relations publiques engagé dans la propagande de la Première Guerre Mondiale, propose explicitement, dans un livre, intitulé Propaganda, de constituer un gouvernement secret, de personnes influentes, qui pourraient diriger un pays en comprenant parfaitement les désirs inconscients et en les maîtrisant.
La fille de Freud, Anna Freud, va assumer de jouer un rôle social en privilégiant le rôle structurant de la famille après la Seconde Guerre Mondiale. A cette période, cela signifie que la mère de famille qui se confie au psychanalyste est aussi contrôlée par le mari que le psychanalyste peut appeler après la séance. Ce recours à la famille est notamment conseillé pour guérir Marilyn Monroe de sa dépression. Le psychiatre, Ralph Greenson, l'accueille dans sa famille, à qui il demande de participer en jouant les rôles, sans résultat, puisqu'elle se suicide peu de temps après.
Un mouvement national de sensibilisation à la psychiatrie aux Etats-Unis après la Seconde Guerre Mondiale permet à John Houston de faire un documentaire sur l'hypnose et rend sensible tout le cinéma d'Hollywood aux lieux communs de la psychanalyste (pas un personnage sans problème avec le père, sans traumatisme expliqué par un flashback, ou sans amnésie ou réminiscence mystérieuse). Le film sur Freud de Houston est donc la conséquence de l’influence culturelle de la psychanalyse elle-même.



