Textes : est-il naturel de vivre en société ?
Cependant, comme il n’était pas précisément sage, Épiméthée, [321c] sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas ; il restait encore la race humaine, qui n’avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire.
Alors qu’il était dans l’embarras, Prométhée arrive pour inspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvus en tout, mais l’homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. Et c’était déjà le jour fixé par le destin, où l’homme devait sortir de terre et paraître à la lumière. Face à cet embarras, ne sachant pas comment il pouvait préserver [321d] l’homme, Prométhée dérobe le savoir technique d’Héphaïstos et d’Athéna, ainsi que le feu - car, sans feu, il n’y avait pas moyen de l’acquérir ni de s’en servir -, et c’est ainsi qu’il en fait présent à l’homme. De cette manière, l’homme était donc en possession du savoir qui concerne la vie, mais il n’avait pas le savoir politique ; en effet, celui-ci se trouvait chez Zeus. Or Prométhée n’avait plus le temps d’entrer dans l’acropole où habite Zeus, et il y avait en plus les gardiens de Zeus, qui étaient redoutables ; mais il parvient à [321e] s’introduire sans être vu dans le logis commun d’Héphaïstos et d’Athéna, où ils aimaient à pratiquer leurs arts, il dérobe l’art du feu, qui appartient à Héphaïstos, ainsi que l’art d’Athéna, et il en fait présent à l’homme. C’est ainsi que l’homme se retrouva bien pourvu pour sa vie, et que, par la suite, à cause d’Épiméthée, [322a] Prométhée, dit-on, fut accusé de vol.
Puisque l’homme avait sa part du lot divin, il fut tout d’abord, du fait de sa parenté avec le dieu, le seul de tous les vivants à reconnaître des dieux, et il entreprit d’ériger des autels et des statues de dieux ; ensuite, grâce à l’art, il ne tarda pas à émettre des sons articulés et des mots, et il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures et les aliments qui viennent de la terre. Ainsi équipés, les hommes vivaient à l’origine dispersés, et [322b] il n’y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu’elles, et leur art d’artisans, qui constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s’avérait insuffisant dans la guerre qu’ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet, ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler pour assurer leur sauvegarde en fondant des cités. Mais à chaque fois qu’ils étaient rassemblés, ils se comportaient d’une manière injuste les uns envers les autres, parce qu’ils ne possédaient pas l’art politique, de sorte que, toujours, ils se dispersaient à nouveau et périssaient. Aussi Zeus, de peur que [322c] notre espèce n’en vînt à périr tout entière, envoie Hermès apporter à l’humanité la Vergogne et la Justice, pour constituer l’ordre des cités et les liens d’amitié qui rassemblent les hommes. Hermès demande alors à Zeus de quelle façon il doit faire don aux hommes de la Justice et de la Vergogne : « Dois-je les répartir de la manière dont les arts l’ont été ? Leur répartition a été opérée comme suit : un seul homme qui possède l’art de la médecine suffit pour un grand nombre de profanes, et il en est de même pour les autres artisans. Dois-je répartir ainsi la Justice et la Vergogne entre les hommes, ou dois-je les répartir entre tous ? » Zeus répondit : [322d] « Répartis-les entre tous, et que tous y prennent part ; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d’hommes y prenaient part, comme c’est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu’on mette à mort, comme un fléau de la cité, l’homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la justice. »
C’est ainsi, Socrate, et c’est pour ces raisons, que les Athéniens comme tous les autres hommes, lorsque la discussion porte sur l’excellence en matière d’architecture ou dans n’importe quel autre métier, ne reconnaissent qu’à peu de gens le droit de participer au conseil, et ne [322e] tolèrent pas, comme tu le dis, que quelqu’un tente d’y participer sans faire partie de ce petit nombre ; ce qui est tout à fait normal, comme je le dis, moi; lorsqu’en revanche, il s’agit de [323a] chercher conseil en matière d’excellence politique, chose qui exige toujours sagesse et justice, il est tout à fait normal qu’ils acceptent que tout homme prenne la parole, puisqu’il convient à chacun de prendre part à cette excellence - sinon, il n’y aurait pas de cités. Voilà donc, Socrate, la cause de ce fait.
PLATON, Protagoras.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
PASCAL, Les pensées, « la raison des effets », (1670)
Après que le duc eut occupé la Romagne, il trouva qu’elle était commandée par des seigneurs sans grand pouvoir, qui avaient plutôt dépouillé que gouverné leurs sujets, et leur avaient donné l’occasion de se désunir, non de s’unir, si bien que le pays était plein de larcins, de brigandages et d’abus de toute sorte : il pensa qu’il était nécessaire pour le réduire en paix et à l’obéissance [...], de lui donner un bon gouvernement. A quoi il préposa messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif, auquel il donna pleine puissance. Celui-ci en peu de temps remit le pays en tranquillité et union, à son très grand honneur. Mais ensuite Borgia, estimant qu’une si excessive autorité n’était plus de saison, et redoutant qu’elle ne devînt odieuse, établit un tribunal civil au milieu de la province avec un sage président et où chaque ville avait son avocat. Et, comme il savait bien que les rigueurs passées lui avaient valu quelque inimitié pour en purger les esprits de ces peuples et les unir tout à fait en son amitié, il voulut montrer que, s’il y avait eu quelque cruauté, elle n’était pas venue de sa part, mais de la mauvaise nature du ministre. Prenant là-dessus l’occasion au poil, il le fit un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux, au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit le peuple demeurer en même temps content et stupide.
MACHIAVEL, Le Prince, chap. VI (1532)
Se suffire à soi-même, est un but auquel tend toute production de la nature et cet état est aussi le plus parfait. Il est donc évident que la Cité est au nombre des choses qui existent naturellement, et que l'homme est naturellement fait pour la société politique. Celui qui par son naturel, et non par l'effet du hasard, existerait sans aucune patrie, serait un individu détestable, très au-dessus ou très au-dessous de l'homme, selon Homère :
Un être sans foyer, sans famille et sans lois.
Celui qui serait tel par sa nature ne respirerait que la guerre, n'étant retenu par aucun frein, - et, comme un oiseau de proie, serait toujours prêt à fondre sur les autres. Aussi l'homme est-il un animal civique, plus social que les abeilles et autres animaux qui vivent ensemble. Et la nature, qui ne fait rien en vain, n'a départi qu'à lui seul le don de la parole, qu'il ne faut pas confondre avec les sons de la voix. Ceux-ci ne sont que l'expression de sensations agréables ou désagréables dont les autres animaux sont, comme nous, susceptibles. La nature leur a donné un organe borné à ce seul effet ; mais nous avons de plus, sinon la connaissance développée, au moins tout le sentiment obscur du bien et du mal, de l'utile et du nuisible, du juste et de l'injuste, objets pour la manifestation desquels nous a été principalement accordé l'organe de la parole. C'est ce commerce de la parole qui est le lien de toute société domestique et civile.
ARISTOTE, Politique, chapitre IV.
Le fait que nous puissions ordonner et comprendre les ordres est un bienfait du langage, et sans doute le plus grand. Car, sans lui, il n'y aurait nulle société humaine, nulle paix, et, partant, nulle organisation politique, mais d'abord, la sauvagerie, ensuite la solitude, et pour demeures des repaires. Bien qu'en effet certaines espèces animales soient policées, elles ne le sont pourtant pas assez pour qu'une vie convenable leur soit longtemps assurée, et, par conséquent, elles ne méritent pas que nous les prenions en considération, d'autre part, elles se trouvent surtout chez les animaux sans défense, et qui n'ont pas besoin de beaucoup de ressources. Ce n'est pas le cas de l'homme: autant les armes humaines, glaives, épieux, surpassent les armes des bêtes, cornes, dents, dards, autant l'homme surpasse les loups, les ours, les serpents (dont la rapacité ne va pas plus loin que la faim, et qui ne se déchaînent que quand on les irrite) par sa rapacité et sa cruauté, lui qui souffre même de la faim qu'il n'éprouve pas encore. A partir de cela, on comprend aisément ce que nous devons au langage, grâce auquel nous vivons associés et sous contrat avec sécurité, bonheur et confort, ou plutôt nous pouvons vivre si nous le voulons. Mais il y a aussi des inconvénients du langage, c'en est un que l'homme , le seul être animé qui puisse, grâce à l'universalité de la convention verbale, se donner par la réflexion des normes tant dans l'art de vivre que dans les autres arts, possède seul également le pouvoir d'en utiliser de fausses, et d'en enseigner la pratique à d'autres. Aussi, l'erreur chez l'homme est-elle plus profonde et plus dangereuse que celle des autres êtres animés. Et même, l'homme, si tel a été son bon plaisir (et ce sera son bon plaisir chaque fois que cela lui paraîtra utile à ses desseins), a pu enseigner certaines actions tout en les sachant fausses, c'est-à-dire mentir, et dresser les esprits contre les règles fondamentales de la société et de la paix. »
HOBBES, De Homine.
La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un autre, néanmoins, la différence d’un homme avec un autre n’est pas si importante que quelqu’un puisse de ce fait réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse pas prétendre aussi bien que lui (…).
De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins. C’est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu’il ne leur est pas possible d’en jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur plaisir), chacun s’efforce de détruire et dominer l’autre. Et de là vient que là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur.
Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faite à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres? N'accuse-t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera.
HOBBES, Le Léviathan, Chapitre XIII.
Le seul moyen d’établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres et, ainsi, les protéger de telle sorte que, par leur industrie propre et les fruits de la terre, ils puissent se suffire à eux-mêmes et vivre satisfaits, est de rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté ; ce qui revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée d’hommes, pour porter leur personne ; et chacun fait sienne et reconnaît être lui-même l’auteur de toute action accomplie ou causée par celui qui porte leur personne, et relevant de ces choses qui concernent la paix commune et la sécurité ; par là même, tous et chacun d’eux soumettent leurs volontés à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C’est plus que le consentement ou la concorde ; il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, faite par convention de chacun avec chacun, de telle manière que c’est comme si chaque individu devait dire à tout individu : j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un ÉTAT, en latin CIVITAS. Telle est la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. En lui réside l’essence de l’État qui est (pour le définir) une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune.
Celui qui est dépositaire de cette personne est appelé SOUVERAIN et l’on dit qu’il a la puissance souveraine ; en dehors de lui, tout un chacun est son SUJET.
HOBBES, Le Léviathan, chapitre XVII.
Historiquement, le dilemme (ou paradoxe) du prisonnier a été inventé par deux mathématiciens, Merrill Flood et Melvin Dresher en 1950. Sa formulation est la suivante :
Bien entendu, chaque prisonnier n'a aucun moyen de savoir ce que l'autre va faire. Le dilemme du prisonnier est alors de savoir si, en dehors de toute considération d'amitié ou d'honneur, chacun d'eux a intérêt à trahir (témoigner) ou coopérer (nier le délit).
Voici un petit tableau récapitulatif :
B coopère | B trahit | |
A coopère | A et B : 1 an | A : 5 ans ; B : libre |
A trahit | A : libre ; B : 5 ans | A et B : 4 ans |
Évidemment, Barnabé tient le même raisonnement, si bien qu'ils finissent tous deux par faire 4 ans de prison. Or, s'ils avaient tous les deux coopéré, ils s'en seraient tirés avec un an seulement, pour leur bénéfice commun ! Le paradoxe est que chaque prisonnier a intérêt individuellement à trahir, mais que collectivement la coopération est une bien meilleure option.
Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état. D’autres pourront aisément aller plus loin dans la même route, sans qu’il soit facile à personne d’arriver au terme. Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. Il faudrait même plus de philosophie qu’on ne pense à celui qui entreprendrait de déterminer exactement les précautions à prendre pour faire sur ce sujet de solides observations ; et une bonne solution du problème suivant ne me paraîtrait pas indigne des Aristotes et des Plines de notre siècle. Quelles expériences seraient nécessaires pour parvenir à connaître l’homme naturel ; et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ? Loin d’entreprendre de résoudre ce problème, je crois en avoir assez médité le sujet, pour oser répondre d’avance que les plus grands philosophes ne seront pas trop bons pour diriger ces expériences, ni les plus puissants souverains pour les faire ; concours auquel il n’est guère raisonnable de s’attendre surtout avec la persévérance ou plutôt la succession de lumières et de bonne volonté nécessaire de part et d’autre pour arriver au succès.
Ces recherches si difficiles à faire, et auxquelles on a si peu songé jusqu’ici, sont pourtant les seuls moyens qui nous restent de lever une multitude de difficultés qui nous dérobent la connaissance des fondements réels de la société humaine. C’est cette ignorance de la nature de l’homme qui jette tant d’incertitude et d’obscurité sur la véritable définition du droit naturel : car l’idée du droit, dit M. Burlamaqui, et plus encore celle du droit naturel, sont manifestement des idées relatives à la nature de l’homme. C’est donc de cette nature même de l’homme, continue-t-il, de sa constitution et de son état qu’il faut déduire les principes de cette science.
ROUSSEAU, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, préface.
Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue active et l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance; en un mot, concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante.
ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, seconde partie.
On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement… Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner, c’est obéir […].
Dans la liberté commune, nul n’a le droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est jamais destructrice d’elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car, comme qu’on s’y prenne, tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée. Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au dessus des Lois : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.
ROUSSEAU, Lettres écrites sur la montagne (1764)
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable; car, sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause: toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément, on le peut légitimement; et, puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or, qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire: Cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en vient aussi: est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner sa bourse; mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? Car, enfin, le pistolet qu'il tient est une puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.
ROUSSEAU, Contrat Social, livre I, chapitre 3.
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister; et le genre humain périrait s'il ne changeait de manière d'être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu'il se doit? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s'énoncer en ces termes:
« Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule - savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté: car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a plus rien à réclamer: car, s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants: « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. »
ROUSSEAU, Contrat Social, livre I, chapitre VI.
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer; ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale; et la possession, qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
ROUSSEAU, Contrat Social, livre I, chapitre VIII.