L'état peut-il servir à défendre nos libertés ?
L'état est une institution (1) qui dit et (2) qui exécute les lois et (3) qui reste indépendant de ceux qui l'utilisent. Très bonne expression pour le définir : "siège exclusif de la puissance publique" selon Burdeau. « Exclusif » car par définition un état centralise le pouvoir, au détriment des autres formes de pouvoirs (religieux, tribaux ou traditionnels).
La création de l’état a permis de pallier à une incarnation passagère et chaotique du pouvoir dans certaines chefferies et monarchies. Car un pouvoir incarné dans une personne disparaît avec cette personne (pensez au problème de la passation chaotique du pouvoir dans une série qui exacerbe cette personnalisation du pouvoir comme Game Of Thrones… Auparavant, dans les premières formes monarchiques de l’état, on essaie de maintenir l’idée que le monarque, même mort, poursuit sa fonction à travers le prochain roi - cf l’expression « le roi est mort ! vive le roi ! »). L’état doit donc assurer une stabilité.
Mais on comprend aussi mieux l'état en le comparant aux sociétés politiques sans état (Pierre Clastres) :
- l'état divise entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent là où la société primitive jouit d'une homogénéité et d'une solidarité sans faille.
- l'état se maintient par le pouvoir que confère son appareil administratif (comme une machine) là où le chef a la charge d'unifier par le prestige de sa parole.
- l'état peut changer la société, là où la société primitive repose sur des lois ancestrales ou traditionnelles.
- l'état divise et aliène là où le membre de la société primitive est entouré d'égaux et se sent libre.
- l'état fédère et rassemble là où la société primitive s'oppose continuellement à un Ennemi pour s'unifier.
Dernière caractéristique centrale : l'état centralise (voire monopolise) les différents pouvoir des groupes éparses sur un même territoire (Marx).
PS : d’après Marx – et malgré le bouleversement juridique et politique qu’elle a engendré – la révolution française n'est pas une vraie rupture avec la monarchie absolue dans la mesure où elle ne fait que parachever la constitution de l'appareil d'état déjà en germe dans la monarchie.
On comprend mieux pourquoi l'état n'est pas intrinsèquement respectueux ni de la liberté des groupes primitifs qui composent une nation, ni de la liberté individuelle. On peut légitimement se sentir défiant face à une puissance qui peut nous écraser.
C'est le cinéma de Clint Eastwood qui incarne le mieux cette parole contemporaine méfiante à l'endroit des gouvernements (qui ont "la langue fourchue). Dans Josey Wales Hors la loi, Eastwood joue Josey Wales, qui a été trahi par les Etats du Nord à la fin de la guerre de Sécession (sa famille a été massacré par les mercenaires Red Legs du Nord). Et il vit désormais libre auprès des Comanches. Il fait un pacte avec eux. Les indiens Comanches comme Josey Wales préfèrent traiter d'homme à homme, car "les traités des gouvernements ne peuvent pas contenir le fer", c'est-à-dire le courage et la détermination des hommes qui sont prêts à risquer la mort pour respecter leur parole. Les états sont d'emblée disqualifiés. Ils doivent permettre la stabilité, là où la parole des hommes n'a de valeur que parce qu'ils reconnaissent leur fin prochaine. Le pacte avec les Comanches comprend en effet une parole de vie (comment on vit avec eux sur leur territoire) et une parole de mort (comment on est prêts à mourir avec eux au combat).
Faut-il fonder toute la liberté possible sur l'existence d'un état ou est-il possible de défendre une liberté individuelle qui échapperait à son pouvoir centralisateur ? Mais on peut sans doute dépasser cette opposition entre le tout état et le sans état en faisant au contraire de l’état une puissance séparée de la société, qui sert alors d’arbitre dans les difficiles problèmes de coexistences des libertés individuelles.
I. UN ETAT INTRINSEQUEMENT DESTRUCTEUR DES LIBERTES.
1. Une obéissance aveugle à un état paternaliste.
Que l’individu doive être soumis à la collectivité est naturel, dans la mesure où la partie ne semble pas pouvoir exister sans le tout. Pour Platon qui défend une idée de justice organique, c’est-à-dire organisée comme un corps vivant (dont l’état d’équilibre est aussi spontané que la santé dans le corps), le citoyen doit tout à la cité. Plus tard, Auguste Comte rappelait que le citoyen ne pouvait pas avoir de droits dans la mesure où il doit beaucoup trop à l’état. Sa dette ne pourra jamais être remboursé. Le citoyen n’a donc que des devoirs.
Socrate ne dit pas autre chose dans le Criton : l’état est comme le père, ou la mère, c’est-à-dire qu’il a nourrit le citoyen. Partant, nul citoyen ne peut le contredire. La seule chose qu’il peut faire est « faire changer d’idée par les moyens qu’autorise la loi ». Mais que peut un citoyen si la loi justement ne lui laisse par avance aucune marge pour exprimer un désaccord ou une opposition ? L’acte de Socrate parle pour lui : il accepte sa mise à mort par le tribunal d’Athènes, car il lui semble pire de désobéir.
On peut comprendre cette obéissance aveugle dans la mesure où les lois sont supposées être plus justes que l’individu car elles sont le produit d’une connaissance parfaite de la nature (chez Platon, c’est le roi-philosophe qui en décide), alors que l’individu est gouverné par des opinions. Au fond, l’autorité de l’état repose sur l’idée que le citoyen est la plupart du temps limité dans ses connaissance, l’autorité de l’état vient du rapport plus direct de ceux qui le composent à la vérité.
C’est aussi ce qu’on nomme le paternalisme : l’autorité et la contrainte se justifie dès lors qu’elle sert le bien des citoyens, même s’ils ne sont pas consentants. Le paternalisme de l’état est souvent mis en cause, même aujourd’hui dans plusieurs polémiques (très récemment, la question de la vaccination).
2. « on le forcera d’être libre » : obéissance au nom de la liberté.
La raison donnée par Rousseau ressemble un peu à l’argument de Socrate. Mais ce n’est pas une obéissance aveugle qui est défendue ici : le but est de maximiser la liberté collective.
On peut donc justifier l’usage de la force, dans la mesure où on remet le moi naturel en adéquation avec le citoyen. Briser la volonté particulière est dès lors autorisé si cette liberté particulière menaçait la liberté collective. Être libre c’est ne pas soumettre les autres à une volonté particulière (cf Lettres écrites sur la montagne : « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui »). L’obéissance n’est donc pas contraire à la liberté tant qu’on n’obéit pas à une volonté particulière. On peut donc tout à fait « FORCER D’ÊTRE LIBRE » puisqu’on peut forcer quelqu’un à suivre l’intérêt commun.
Mais un tel geste, paradoxal, suppose qu’il existe vraiment deux dimension en chaque citoyen, l’homme (le moi naturel) et le citoyen (le moi civil).
3. Liberté des modernes, liberté des anciens.
Cette « double identité de législateur et de sujet », Tocqueville la considère comme un « tour de passe passe ». Le moi civil n’est pas assez différent pour dire qu’on peut contraindre le moi naturel au nom du moi civil. Il n’y a pas d’une part le citoyen et de l’autre l’homme.
Argument supplémentaire : rien ne garantit que la liberté civile soit respectée puisque la volonté générale peut être usurpée par un dictateur populiste prétendant agir au nom du peuple. C’est le moment de la Terreur lors de la Révolution, qui oblige les libéraux à nuancer largement l’héritage de la révolution.
Mais l’argument essentiel n’est pas là. Ce que reproche Tocqueville est que – même si la volonté générale était légitime et non usurpée – elle resterait « brutale » dans son essence même (c’est-à-dire sans contestation possible). Elle ne s’exprime que de façon unilatérale, sans discussion, sans division possible. Le problème n’est pas la légitimité, c’est l’organisation du pouvoir lui-même.
La référence à Montesquieu est donc incontournable pour comprendre le basculement de la philosophie française vers le libéralisme politique : ce qui compte est la division du pouvoir en trois instances (judiciaire, législative et exécutive). Attention Rousseau ne dit pas autre chose. Mais c’est l’effet de cette division que Tocqueville assume totalement : « il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ». C’est-à-dire que cette disposition du pouvoir doit ralentir l’action politique. Ce ralentissement est nécessaire. C’est ce qui garantit que le pouvoir est adouci, ouvert à la discussion, et non brutal.
C’est l’idée centrale de nos démocraties modernes : délibérer collectivement. Par conséquent, les divisions de la société ne sont pas entièrement résorbées dans l’unité d’un état tutélaire. Les individus peuvent s’opposer, puisque cette opposition (au-delà du fait qu’elle soit peut-être naturelle comme le dirait Kant) est une garantie du respect des libertés individuelles.
Constant défend donc une nouvelle forme de liberté. C’est la liberté individuelle qui définit la liberté des Modernes et non la liberté collective, des Anciens.
La liberté des Anciens est « le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. »
La liberté des Modernes est la « la jouissance paisible de l'indépendance privée ».
De là un antagonisme irréconciliable : la liberté moderne concerne la sphère privée, offre du bonheur, mais est impuissante, et nous éloigne de la vie politique. La liberté des Anciens concerne la sphère publique, suppose un exercice directe du pouvoir, mais produit des malheurs considérables et finalement suppose une soumission totale à la communauté.
Mais ce changement est irréversible puisqu’on agit collectivement à d’autres échelles désormais. Nous modernes sommes « perdus dans la multitude ». Le risque principal est d’ailleurs qu’ayant perdu tout contact avec l’exercice du pouvoir, nous finissions par perdre le contrôle d’un état supposé nous protéger. C’est le risque que Tocqueville décrira comme celui d’un « despotisme mou », qui à force de prendre notre bonheur en charge nous en dépouille totalement. Mais passons…
Que peut devenir un individu quand sa liberté n’est pas orientée par un état ? Les libertés des uns et des autres s’autodétruisent-elles nécessairement ? Trouvent-elles un mode d’association spontané ?
II. L’individu face à la société.
1. un individu abandonné.
Pour une part le tableau d’une société libérée de la tutelle de l’état est heureux. Les hommes ont un sens de l’égalité qui définit leur vie démocratique – CHACUN A LA PAROLE. Car un principe d’égalité naturelle s’impose lorsque l’état ne distribue plus les honneurs (les honneurs étant selon Montesquieu le ciment de la société aristocratique, comme celle qui s’est effondrée après la Révolution). La description que Tocqueville fait de l’Amérique a été considérée comme le tableau le plus typique de la démocratie. On peut le résumer comme suit :
- UN SENTIMENT D EGALITE OMNIPRESENT.
« Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations venaient aboutir ».
De la Démocratie en Amérique, Tome I, Introduction.
- UN CONFORMISME INQUIET :
« A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et c'est de plus en plus l'opinion qui mène le monde. Non seulement l'opinion commune est le seul guide qui reste à la raison individuelle chez les peuples démocratiques; mais elle a chez ces peuples une puissance infiniment plus grande que chez nul autre. Dans les temps d'égalité, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre. Quand l'homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l'environnent, il sent avec orgueil qu'il est égal à chacun d'eux; mais, lorsqu'il vient à envisager l'ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse. Cette même égalité qui le rend indépendant de chacun de ses concitoyens en particulier, le livre isolé et sans défense à l'action du plus grand nombre. Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient pas même concevoir l'idée. Il ne persuade pas ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de l'esprit de tous sur, l'intelligence de chacun. Aux Etats-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule d'opinions toutes faites, et les soulage ainsi de l'obligation de s'en former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi sans examen sur la foi du public; et, si l'on regarde de très près, on verra que la religion elle-même y règne bien moins comme doctrine révélée que comme opinion commune. (...) la foi dans l'opinion commune y deviendra une sorte de religion dont la majorité sera le prophète. (...) Je vois très clairement dans l'égalité deux tendances: l'une qui porte l'esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l'autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. Et j'aperçois comment, sous l'empire de certaines lois, la démocratie éteindrait la liberté intellectuelle que l'état social démocratique favorise, de telle sorte qu'après avoir brisé toutes les entraves que lui imposaient jadis des classes ou des hommes, l'esprit, humain s'enchaînerait étroitement aux volontés générales du grand nombre. (...) Pour moi, quand je sens la main du pouvoir qui s'appesantit sur mon front, il m'importe peu de savoir qui m'opprime, et je ne suis pas mieux disposé à passer ma tête dans le joug, parce qu'un million de bras me le présentent. » Ibidem.
D’une part, si tout le monde est égal, il ne reste plus rien pour vraiment imposer son autorité, si ce n’est la LOI DU PLUS GRAND NOMBRE. C’est l’émergence de la classe moyenne (le premier à inventer le terme est le père de John Stuart Mill, qui parle d’abord de rang moyen, c’est-à-dire l’ensemble des hommes honnêtes qui travaillent, et qui devient dans l’expression de classe moyenne, les gens de richesses moyennes). Mais en même temps, l’isolement de l’individu face à cette masse l’inquiète. L’homme est à la fois libre de penser parce qu’il se sent l’égal de tous, mais aussi obligé de subir une énorme pression, qui est celle de cette masse de semblables.
- UN GOÛT POUR LE CONFORT MATERIEL.
« Chez les nations où l'aristocratie domine la société et la tient immobile, le peuple finit par s'habituer à la pauvreté comme les riches à leur opulence. Les uns ne se préoccupent point du bien-être matériel, parce qu'ils le possèdent sans peine; l'autre n'y pense point, parce qu'il désespère de l'acquérir et qu'il ne le connaît pas assez pour le désirer. (...) Lorsque, au contraire, les rangs sont confondus et les privilèges détruits, quand les patrimoines se divisent et que la lumière et la liberté se répandent, l'envie d'acquérir le bien-être se présente à l'imagination du pauvre, et la crainte de le perdre à l'esprit du riche. Il s'établit une multitude de fortunes médiocres. Ceux qui les possèdent ont assez de jouissances matérielles pour concevoir le goût de ces jouissances, et pas assez pour s'en contenter. Ils ne se les procurent jamais qu'avec effort et ne s'y livrent qu'en tremblant. Ils s'attachent donc sans cesse à poursuivre ou à retenir ces jouissances si précieuses, si incomplètes et si fugitives. (...) La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne; elle grandit et s'étend avec cette classe; elle devient prépondérante avec elle. C'est de là qu'elle gagne les rangs supérieurs de la société et descend jusqu'au sein du peuple. (...) L'amour du bien-être est devenu le goût national et dominant; le grand courant des passions humaines porte de ce côté, il entraîne tout dans son cours. »
De la Démocratie en Amérique, Tome II, deuxième partie, chapitre 10.
Tocqueville fait donc un tableau également assez sombre de ce nouvel individu qui ne peut compter que sur lui-même.
« Quand l'homme qui vit dans les pays démocratiques se compare individuellement à tous ceux qui l'environnent, il sent avec orgueil qu'il est égal à chacun d'eux; mais, lorsqu'il vient à envisager l'ensemble de ses semblables et à se placer lui-même à côté de ce grand corps, il est aussitôt accablé de sa propre insignifiance et de sa faiblesse. » En l’absence d’état, c’est la société qui fait la loi.
La critique de Tocqueville intègre des éléments de la critique conservatrice et anti-révolutionnaire du 19ème siècle. La société féodale était louée pour la cohésion des différents corps, rangs ou castes qu’elle permettait. Chacun ayant besoin de l’autre, cette société semblait juste au sens de Platon, c’est-à-dire qu’elle formait une société où chacun connaissait sa place même si cette société était profondément inégalitaire. On a reproché donc aux révolutionnaires de vouloir dissoudre ce qui était le fonctionnement politique organique hérité de plusieurs siècles. C’est la critique d’Edmund Burke qui défend l’Angleterre contre les intentions émancipatrices des révolutionnaires français : « nous n’avons pas encore été dépouillés de nos entrailles naturelles » écrit-il. Car il lui semble que les révolutionnaires produisent un individu abstrait, artificiel, sans lien avec les autres.
Le texte ici : https://clio-texte.clionautes.org/la-pensee-contre-revolutionnaire-dedmund-burke.html
2. société de marché.
La marque d’une société libre est sa disposition à commercer, c’est-à-dire à échanger (amours, biens, idées…). Mais c’est évidemment le développement d’un marché libre qui occupe toute la nouvelle science économique du 18ème siècle.
Souvenez-vous de l’effet du marchandage selon Montesquieu :
"Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces.
Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout: on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.
On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures : c’était le sujet des plaintes de Platon; il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.
L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales: les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent.
L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres." (De l’esprit des Lois, IV, XX, 1 et 2.)
Une nouvelle organisation du travail est à l’origine du développement de l’industrie et du commerce. Le commerce prend un sens beaucoup plus matérialiste. Or, pour Tocqueville, ce développement de l’industrie est (comme à chaque fois avec Tocqueville) à la fois un effet de la démocratie et un risque pour elle. Les hommes sont en effet plus attachés aux plaisirs matériels, ils peuvent s’enrichir désormais (en réalité il ne parle que des bourgeois qui commencent à constituer la classe moyenne dans les « bourgs » – si vous avez des ancêtres paysans… ce n’est pas d’eux dont il parle).
La division du travail est déjà mentionnée par Platon, qui explique dans La République qu’il ne sert à rien de faire plusieurs métiers en même temps, mais qu’il faut nécessairement se spécialiser. Mais pour Platon, on exprime là l’ordre naturel des talents qui ont été distribué inégalement (cf l’image du médecin dans le Protagoras : un homme doué en médecine suffit pour un grand nombre de profanes). Adam Smith décrit les usines à épingles, où le même métier de faire des épingles est désormais divisé en 17 tâches différentes, ce qui a pour effet de démultiplier la productivité (Smith explique qu’un ouvrier en faisait 20, alors que désormais il en fait 4800 – sa productivité est multiplié par 240).
« Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoiqu'en un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, donne lieu à un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui parait avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers. » Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Édition Folio Essais, 1976, p. 38-39.
(le texte ici : http://renoirclioblog.over-blog.com/article-23763817.html)
Le monde industriel donc gagne à ne s’organiser que par une division des tâches la plus fine possible. Cette division produit une interdépendance encore plus forte des individus entre eux. Même si paradoxalement c’est l’égoïsme qui semble dominer, notre égoïsme pour se réaliser doit prendre en compte les intérêts de l’autre (vous vous souvenez de la formule de Bentham : cherchez votre bonheur dans le bonheur d’autrui). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » Explique Smith dans La Richesse des Nations (c’est le résumé du titre de son livre le plus célèbre).
Mais cette organisation industrielle prospère, qui compense l’isolément individuel, a de graves répercussions sur la vie politique. Tocqueville note qu’elle recrée les conditions de l’aristocratie. « Nous allons voir par quel chemin détourné l'industrie pourrait bien à son tour ramener les hommes vers l'aristocratie.
» Car le travail de l’ouvrier le met en position de soumission. Il perd le sens de l’égalité qui régnait dans la vie démocratique. L’ouvrier est infantilisé, surveillé, puni, incapable d’autonomie. Il est rendu à son état de « mineur » (Kant) incapable de penser soi-même. ATTENTION : Tocqueville n’est pas socialiste ! Ses mots ont d’autant plus d’impact qu’il fait le même constat que plus tard Marx. Cette citation a des accents marxistes : « en lui l'homme se dégrade à mesure que l'ouvrier se perfectionne ».
A l’inverse, les maîtres, c’est-à-dire ceux qui organisent le travail, se donne des rôles politiques et pratique la domination sans jamais se laisser contredire, ou diviser le pouvoir comme la démocratie l’imposerait. LE COMMERCE QUI SE DEVELOPPE EN DEMOCRATIE MENACE EN MEME TEMPS LES PRINCIPES MEMES DE LA DEMOCRATIE.
On glisse donc d’une économie de marché vers une société de marché. C’est la thèse de Michael Sandel, philosophe contemporain.
La critique de Sandel provient du camp « communautarien », c’est une étiquette philosophique assez vaste (ni de gauche ni de droite) qui affirme que le Bien doit être déterminé par une communauté politique. Une politique libérale affirme au contraire la neutralité de l’état : chacun est libre de déterminer pour lui ce qui est bien. Mais la conséquence est qu’un état libéral laisse le marché arbitrer la valeur des choses. Ce qui est sans doute profitable pour la valeur d’un lave vaisselle ou d’une télé, mais qui devient problématique pour la valeur de choses qui sont des biens politiques et des pratiques sociales. Dire que la société est devenu une société de marché signifie pour lui que tout peut s’acheter.
De là trois critiques : égalitaire, morale, et démocratique.
1) D’abord cette société de marché met à mal l’égalité de condition entre les citoyens. Comme tout s’achète et pas seulement les produits de luxe, l’inégalité concernant les choses essentielles se fait d’autant plus ressentir. L’argent ne sert pas seulement à se distinguer par des achats luxueux mais simplement à vivre ou à exercer ses droits. Par exemple : un citoyen ne peut pas se faire représenter correctement par un avocat s’il n’a pas d’argent, un citoyen ne peut pas réellement faire campagne pour les présidentiels s’il n’est pas millionnaire (comme Trump) ou a beaucoup de soutiens financiers (même si en théorie l’état français plafonne les dépenses de campagne). Un citoyen n’a pas la même éducation selon le lieu et l’école où il va aller… etc. L’inégalité s’infiltre donc partout.
2) Mais surtout le marché modifie l’idée même qu’on a des valeurs morales. Il n’y a plus aucune valeur intrinsèque aux choses (par exemple la santé, l’éducation, l’amour). Puisque les valeurs intrinsèques désignent des choses qu’on valorise pour elles-mêmes. Or marchander signifie que chaque chose, même la plus précieuse peut toujours acuérir une autre valeur, une valeur marchande. Autrement dit, la santé, l’amour, l’éducation, le courage etc, tout ça a un prix et n’a donc plus aucun sens en tant que biens moraux. Par ailleurs, comme l’exemple de son texte le souligne, on peut finalement préférer désobéir aux lois si on peut payer facilement son amende. Ce qui veut dire que les Biens politiques eux-mêmes sont menacés.
3) Sa critique morale est doublée d’une critique plus politique. Vivre en commun suppose de savoir se rencontrer dans des endroits auxquels personne ne peut échapper, parce que leur accès n’est régulé par aucune barrière économique. Par exemple les files d’attentes. Ces espaces définissent la communalité, c’est-à-dire la prise de conscience d’un bien commun, partagé par tous en dépit des différences de richesses. S’excepter de ce bien commun remet gravement en cause le pacte social.
3. désobéissance civile.
Que l’état soit trop omniprésent, au contraire trop désengagé, il semble qu’on puisse critiquer son action. Est-ce à dire que nous pouvons vivre selon nos propres principes politiques ? Et donc capable de désobéir légitimement à l’état ?
Le premier à écrire sur la désobéissance civile, et qui inspirera Gandhi ou Luther King, est David Thoreau.
(Le texte ici : https://fr.wikisource.org/wiki/La_Désobéissance_civile )
Sa désobéissance n’est pas la plus spectaculaire, il a refusé de payer ses impôts, parce que l’état américain était esclavagiste et engagé dans une guerre injuste à l’égard du Mexique (le Président Polk prend prétexte d’une défense des Mexicains de leur territoire pour revendiquer une contre-attaque et finalement une annexion des territoires mexicains – dès le début les whigs critiquent ce droit à faire la guerre, qui est usurpé par Polk et qui engage les Etats-Unis tout entier dans une guerre contre le Mexique). Thoreau passe quelques jours en prison. Mais il prend conscience que ce geste, de résistance pacifique pourrait faire basculer un état injuste. Il reprend sans le savoir la formule de La Boétie (dans De la servitude volontaire) : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ».
Sa critique porte sur deux points : une critique de l’état et un rappel du pouvoir des individus.
1) chaque état possède une armée, chaque état est donc toujours dangereux dans l’exercice de son pouvoir. Et si on doit croire qu’un « pouvoir absolu corrompt absolument » ce pouvoir finira forcément par être utilisé à mauvais escient. Il faudrait donc désarmer l’état. L’état ne doit être qu’une « utilité » (c’est-à-dire s’occuper des services publics en somme, sans jamais offrir la possibilité d’exercer un pouvoir plus grand, ni militaire ni économique). La phrase qu’il faut retenir est donc la devise de Thoreau : « Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins ».
2) Par ailleurs, l’individu est toujours susceptible d’agir. Justement parce qu’il peut ne pas agir. Il est faux de croire qu’on est impuissant, puisque l’état dans son exercice suppose toujours une activité a minima de ses citoyens. La puissance de l’état est donc bien proportionnel à la participation de ses citoyens. Aucun état ne peut donc se croire autonome, et écraser purement et simplement la liberté individuelle. Car l’état lui-même ne fonctionne qu’à l’énergie de la participation constante des citoyens. Les citoyens peuvent toujours faire grève, voire pour éviter une guerre, comme dans la pièce d’Aristophane Lysistrata : faire grève de sexe (les épouses cherchant à convaincre leur mari de ne pas faire guerre).
L’individu doit se méfier de l’état, mais il peut s’organiser politiquement par la résistance pacifique. « Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. » L’individu n’est pas jamais non plus totalement isolé comme le prétendait Tocqueville. Ou plutôt s’il était impuissant, la commune injustice qui s’abat sur lui lui permettrait de préparer sa riposte. C’est le sens de l’action de résistance non-violente des Indiens contre les Britanniques : ils cessent de travailler et ramène ainsi les colons anglais à l’impuissance. C’est la plus belle preuve historique qu’une telle désobéissance pacifique est efficace.
Mais peut-on désobéir sans affaiblir la légitimité même des lois ? C’est là qu’il ne faut pas confondre la pure désobéissance de la désobéissance légitime. Car Thoreau donne les raisons de sa désobéissance, et il invoque un bien commun. La légalité (c’est-à-dire leur organisation cohérente) des lois n’est pas donc pas suffisante pour être légitime. Par exemple, il aurait été juste de ne pas obéir aux lois antisémites pendant la seconde guerre mondiale. Juste également de ne pas collaborer avec un état français esclavagiste, colonisateur ou sexiste (qui par définition divisait les citoyens en fonction de la race ou sexe). Par conséquent, le citoyen doit savoir qu’au-delà des lois, il y a une légitimité à résister aux lois.
Mais est-il également capable de juger de l’application de la loi ? Peut-il se faire justice lui-même ?
III. ETAT ARBITRE DES LIBERTES INDIVIDUELLES.
Intro : il existe un risque d’écrasement de la société par l’état. Mais aussi un risque de délitement de la société moderne et individualiste par l’indifférence des uns à l’égard des autres. L’état doit donc laisser la société en partie libre, sous peine de devenir totalitaire, bien que orientée vers un bien commun.
1. Vengeance ou justice.
Sommes-nous capables de faire justice nous-mêmes ?
Après tout, Tout le monde doit être egal devant la loi, c’est l’isonomie. Ce qui veut dire que tout le monde peut juger à partir de ce principe simple d’égalité.
Nous le pourrions aussi parce que nous connaissons ce qui rend les lois légitimes. Nous connaissons même spontanément la définition de la justice qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. C’est la loi du Talion qui consiste à proportionner la peine au crime.
Armé de ces deux principes, pourrions-nous nous faire justice ?
C’est toute la différence entre la justice et la vengeance. Mais nous ne le pourrions pas parce que rendre la justice suppose une impartialité. C’est pour cette raison que la justice doit être aveugle (c’est-à-dire aveugle aux intérêts particuliers qui voudraient la tordre en son sens). Il est impossible de croire que la victime ne se venge pas. « La partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif » explique Hegel. Tout comme Rachel expliquant à Bruce qu’un acte individuel même juste. https://www.youtube.com/watch?v=rQqj9CYOHn8
Mais on doit comprendre également que la justice doit surtout ne pas se compromettre. Elle doit conserver son AUTORITE. Dans l’affaire Kalinka, le père de la victime avait fait enlever le médecin allemand qui avait tué sa fille, et l’avait fait livrer devant le tribunal. Mais en, réalité, ce geste reste un geste criminel. Si la justice prend prétexte d’un mobile personnel, elle risque de passer pour une vengeance et elle « provoque inexpiablement, à l'infini, de nouvelles vengeances ». Autrement dit la justice doit être au-dessus de ces mobiles. Il en va moins de la justesse de sa réplique à l’égard de l’acte criminel (la punition doit être proportionnée à la peine) que la position même de la justice. C’est ce qui explique qu’il vaut mieux un coupable en liberté qu’un innocent en prison. Dans le premier cas (ou dans le cas d’une condamnation sévère) elle n’est pas corrompue, dans le deuxième cas, elle l’est.
Deux règles donc : impartialité et autorité. Mais c’est plus compliqué parce que la loi n’est pas complète par elle-même. Elle énonce des principes qui la rend légitime et elle précise l’application de ces principes qu’on appelle le droit positif (l’esprit et la lettre si vous voulez). Mais même si les lois sont justes, et même si elles sont cohérentes (personne n’est lesé), il se peut qu’on rencontre de nombreux cas qui appelle un arbitrage.
2. Le pouvoir judiciaire.
Thomas d’Aquin propose donc de faire appel à une vertu particulière du juge : son équité. ATTENTION : ça n’a rien à voir avec le sens moderne d’équité (qui signifie en gros égalité des chances). Ici l’équité est ce qui pourra permettre de savoir à la fois sous quelle loi tombe un cas particulier, et donc quel principe il faut préférer lorsqu’il y a une hésitation sur les lois à mettre en œuvre.
Si un homme fou réclame son épée, il y a deux principes : faire valoir son droit de propriété (c’est mon épée, j’ai le droit de la récupérer), et le principe de défense de l’ordre public (un homme fou avec une épée est dangereux). Le juge doit donc choisir. Ici : le bien public. C’est la connaissance des principes de justice qui lui permet de trancher entre deux cas possibles d’application de la loi. Thomas d’Aquin s’empresse donc de préciser que ce n’est pas contrevenir aux lois écrites (à la lettre, à la légalité des lois, ou à leur droit positif) mais c’est interpréter la lettre à partir de l’esprit de la loi (sa légitimité
L’équité semble être une vertu utile pour des cas extraordinaire mais en réalité, ces cas sont l’ordinaire de la justice. Et pour une raison assez simple : les cas sont singuliers alors que les lois sont générales. Il faut adapter le général au singulier. Il est donc impossible qu’il n’y ait pas de nouveau cas litigieux qui appelle de faire appel à l’équité du juge.
La vérité du cas qu’a à juger la justice est d’ailleurs, non seulement singulier, mais parfois énigmatique. On ne sait pas ce qu’ont fait les protagonistes du procès. Dans ce cas, la justice fait appel, pour la justice pénale uniquement à un jury. La justice recourt aussi au jury comme élément de modération. La prise de décision collective modère l’opinion individuelle, car ce qu’il faut trancher n’est plus seulement l’application de la loi mais la vraisemblance des faits rapportés. LA JUSTICE NE DIT PAS LE VRAI MAIS LE VRAISEMBLABLE. Avec un principe toutefois : le doute doit profiter à l’accusé. C’est comme le montre le film Douze hommes en colère, une véritable dialectique qui se met en place entre les jurés pour déterminer si les raisons de condamner le jeune homme sont suffisantes.
Il faut distinguer le juste du judiciaire : le juste énonce le principe qui doit régler les relations entre les membres d'une même société, et le judiciaire est le domaine de ceux qui rendent concrètement la justice. Le judiciaire n'est pas nécessairement partagé ou connu de tous. Il est souvent associé à une compétence technique, qui est le propre de la connaissance des lois. A ce titre, il y a donc bien une asymétrie au sein même du pouvoir dans la mesure où les citoyens n'ont pas toujours la compétence de comprendre le fonctionnement de sa propre justice.
Le judiciaire peut donc étonner ou être discuté. Car il y a des cas où l'on s'est historiquement trompés comme lorsqu’on ont ignoré les preuves ADN contre OJ Simpson (car à cette époque l’ADN était quelque chose d’encore de nouveau), on peut soutenir que les jurés déclarent ce qui pour une époque et un temps SEMBLE VRAISEMBLABLE. A ce titre, ce verdict est juste. La justice ne dit pas le vrai. On reconnaît d’ailleurs le droit au suspect de mentir ou de se taire (tout simplement parce qu’on ne peut pas l’en empêcher).
Regardez American Crime Story OJ Simpson (particulièrement l’épisode 8).
La pratique du droit lui-même suppose donc une discussion. C’est la leçon de tout tribunal : la procédure est contradictoire, ce qui signifie qu’on a toujours le devoir d’entendre l’autre partie (Audiatur et altera pars = qu’on entende l’autre parti). Ce n’est pas la même personne qui accuse, défend et juge, On ne peut jamais dire « je suis la loi » (comme le personnage de comics Judge Dredd).
3. Nécessité d’une division du pouvoir
C’est le moment où on doit redéfinir l’un des termes du sujet. L’état n’est pas aussi unifié que certains théoriciens le souhaiteraient.
Si l’on reprend la formule de Montesquieu (« il faut que le pouvoir par la disposition des choses arrête le pouvoir »), il faut donc redéfinir le rôle de l’état, qui n’est pas seulement d’être divisé pour ralentir le pouvoir, comme si on se méfiait d’un pouvoir toujours potentiellement abusif. Mais aussi divisé pour écouter chacun des partis.
Ni l’état, ni la société civile ne doivent prévaloir. L’état ignore les intérêts particuliers et homogénéise trop la société civile. La société civile (et ses multiples intérêts particuliers) ignore le traitement égal des individus et produit de l’inégalité.
La description du fonctionnement de l’état est donc plus complexe que ne laisse le supposer Rousseau ou Hobbes. L’état s’oppose à la société civile, mais celle-ci aussi fait obstacle à l’état. L’état dissout les groupes qui tyrannise les individus, mais ces mêmes groupes font obstacle à la tendance centralisatrice de l’état. Durkheim le décrit comme suit : « Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur action n’est pas modérée par celle de l’État, inversement celle de l’État, pour rester normale, a besoin d’être modérée à son tour. » Comment organiser l’antagonisme entre ETAT et SOCIETE ?
A l’inverse de ce que penserait Rousseau, qui imposait la fin des intérêts particuliers et des partis, le sociologue français du début du 20ème siècle Emile Durkheim souhaite leur multiplication. « Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. » Les groupes dont il parle sont les corps de métiers, les syndicats, les différentes associations qui parcourent la société civile. Ils peuvent être tyranniques en ce qu’ils imposent une identité et un comportement et produisent de l’inégalité. Mais ils sont libérateurs aussi en ce qu’ils font contre-poids à un état qui sinon ne reconnaîtrait pas les intérêts des individus. Leur multiplication affaiblit leur pouvoir PARTICULIER et le pouvoir de l’état : tous sont à la fois obligés d’être organisé selon une loi (c’est le travail de l’état), et l’état est obligé d’être à l’écoute de tous les partis et de ralentir sa prise de décision (c’est le travail de la société civile). Normalement c’est ce qu’on définit aujourd’hui par « DIALOGUE SOCIAL » (où tout le monde est entendu et pris en compte, si l’état fait correctement son travail).
Il faut alors assumer le fait que l’état doive en parti être impuissant, voire FRAGILE. Il ne peut pas imposer une vérité, « le lieu de pouvoir est vide » comme le dit Claude Lefort. C’est-à-dire qu’on ne peut plus retrouver une unité aussi belle que celle de Rousseau ou de Hobbes, ni d’ailleurs une autorité qui dicte une vérité sur ce qu’est la société. Il y a donc une inquiétude : on ne peut même pas forcer à trouver la démocratie bonne dans un régime démocratique. Claude Lefort souligne donc la tentation totalitaire inhérente à toute vie démocratique : on finit par en avoir assez de l’incertitude et des conflits démocratiques (les débats sur les retraites, les remises en cause des savoirs scientifiques par les fake news etc.). Renaît alors aussitôt au sein même de la démocratie ce « phantasme du peuple-un », le mythe d’une « unité substantielle » qui est le terreau du totalitarisme. Ce fantasme peut prendre la forme d’une volonté réactionnaire de vivre un moment où la France était soi-disant belle, soi-disant homogène racialement, soi-disant sans classe et sans conflits etc.
L’état ne peut donc pas nous protéger contre nous-mêmes, comme une puissance paternel. Le citoyen est certes soumis à la loi mais aussi capable de juger de la légitimité de ces lois. L’état doit donc se soumettre à un dialogue constant avec la société civile.
