Classer, décrire, réfléchir, imaginer
CLASSER
Peut-on penser sans classer, sans étiqueter, sans catégoriser ? On exige souvent qu'on ne mette pas les gens « dans des cases », et concernant les humains, cette demande semble raisonnable. Mais cela ne peut pas valoir pour tout.
Foucault cite un passage de l'écrivain argentin Borges pour montre l'étrangeté que représente pour nous une simple liste : « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très Qin en poils de chameau, 1) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches…"
La règle de toute pensée est de parvenir au minimum à repérer ce qui est le Même et ce qui est Autre. De cette façon, on peut définir n’importe quel être par ses différences à partir d’une catégorie première : l’être. La somme de ces différences permettent à Porphyre de proposer un arbre, d’où découlent tous les êtres, selon qu’il est ou qu’il n’est pas, qu’il est une substance ou un prédicat, corporel ou incorporel etc.
Penser n’est donc pas le simple fait d’avoir une idée, mais de produire des liens entre différentes idées. De construire des ensembles, des catégories, qui se rejoignent ou se disjoignent, et desquelles on puisse ensuite faire des déductions selon les liens logiques qui les unissent.
Une pensée logique a donc l’avantage de ne pas partir de nos préjugés ou de nos passions. Telle est l’ambition de Spinoza. La plupart des connaissances ne sont pas « j'ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie. »
DECRIRE
La vérité est définie par la cohérence, et le respect des règles de la formation des idées entre elles. Mais les idées doivent également correspondre à la réalité. Voit-on alors une chose parce qu’on la pense correctement, ou est-ce parce qu’on la voit qu’on la pense vraiment ? Les philosophes modernes ont encouragé la science à ne pas appréhender la Nature comme s’il s’agissait d’une abstraction mathématique. Il faut donc savoir la décrire, la scruter, jusque dans ses moindres détails, aussi insignifiants paraissent-ils. Il faut, selon Francis Bacon, savoir « méditer sur un brin d'herbe, raisonner sur une mouche. »
Mais une description ne peut pas se préparer sans définir un cadre au préalable. Ainsi la peinture apparaît à la Renaissance « comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée » selon la formule d’Alberti. S’il s’agit d’une fenêtre cela signifie qu’on ne voit pas tout, qu’il y a donc un hors champ, un hors cadre. Mais également pour organiser une « histoire » il faudra un « point de centre » qui unifie l’action et les éléments du tableau. Décrire revient donc à faire deux opérations : exclure, en définissant ce qui ne peut pas être considéré, ce qui est hors sujet ; et hiérarchiser, en déterminant ce qui est important, de valeur, contrairement à ce qui est secondaire.
Toute recherche sur l’homme risque donc de produire une description qui va classer et ordonner les individus selon des critères qui risquent bel et bien d’être arbitraires, et motivés par des passions et des intérêts. Bref, les philosophes qui ont parlé de l’espèce humaine ont très souvent été racistes.
REFLECHIR
Il n’est pas possible de se confronter à la réalité sans adopter un point de vue. Ainsi, ce qui est montré reflète davantage celui qui voit que ce qu’il voit. Foucault exagère à tort que le fait qu'on ne sache pas ce qui est représenté dans Les Ménines. Le tableau ne montre pas au centre le sujet principal, qui est le couple royal, mais le roi Philippe IV et la reine Marie-Anne se reflètent dans le miroir au centre de la pièce. Néanmoins il a raison en affirmant que le peintre, Veslaquez, s’est représenté lui-même en train de peindre, et qu'il est presque plus important que ce tableau pourtant commandé par le roi. Le spectateur ne voit donc pas réellement le couple royal, mais il prend sa place et est confronté au peintre, qui s’est peint lui-même.
Ultime problème, le tableau s'appelle les Ménines, du nom des suivantes de la jeune infante, qui est à côté du peintre, alors qu'en réalité, elles ne sont pas un sujet important de peinture, elles sont un détail de l'histoire. Mais si c'est bien le point de vue qui décide de l'importance des choses qui nous entourent, il est bien possible qu'elles deviennent finalement plus connues et plus importantes pour Velasquez et pour l'histoire de la peinture, que le pauvre roi Philippe IV.
L’humain, le « mystère de la nature humaine » dira De Vinci, est nécessairement le centre de toutes ces représentations qui reviennent toujours à leur origine. Mais que se passe-t-il quand on réfléchit à soi ? On pense être le centre du monde, le point duquel rayonne le paysage qui est aperçu. Mais cette conscience qui fait apparaître le paysage sait également qu’elle n’en est qu’une toute petite partie. Alors, la vanité humaine est blessée. « A notre certitude d’être « dévoilants » s’adjoint celle d’être inessentiels par rapport à la chose dévoilée. » écrit Sartre.
Ainsi Diderot envisage qu’« il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout. » Le spectacle de la Nature sort l’homme de lui-même et le désoriente. Reste l’imagination qui permet de produire un monde qu’idéalement nous maîtrisons.
IMAGINER
L’imagination ne tourne pas à vide, mais elle contemple les possibles. Kant est le premier à imaginer des extra-terrestre. Non par ennui, ou par fantaisie, mais parce qu’il est possible d’imaginer des variations de climats et la variation des formes de vie selon les principes de corrélation entre climat et vie. Les être les plus éloignés du soleil recevront moins de chaleur et devront donc être très élastique pour continuer à se mouvoir. Au contraire si la chaleur est intense, la solidité est nécessaire pour éviter d’être trop élastique et de presque fondre.
Cette « infinité de mondes possibles » est désormais le terrain du philosophe qui peut aussi bien penser logiquement que se laisser porter librement à travers le champ des possibles virtuellement infini.