Le côté obscur de la rhétorique
Limites de la dialectique.
L’objectif de Socrate, comme il le dit dans Phèdre, est de faire naître dans les esprits « un discours qui s’accompagne de science, qui est capable de se défendre lui-même et qui sait devant qui il doit parler ou se taire ». Ce qui veut dire que la vérité n’aurait besoin de rien d’autre que d’elle-même. Pas d’autorité, pas de Dieu, pas de rhétorique.
Mais la dialectique a ses limites. Socrate a beau avoir donné sa vie pour défendre la vérité et sa recherche désintéressée de la vérité, la méthode qu’il a léguée est exigeante (cf chapitre précédent). Mais surtout, elle suppose qu’on doive reconnaître la vérité. Or, comment pourrait-on la reconnaître alors que nous ne sommes pas nous-mêmes savants ? Et que personne ne naît avec la science infuse ?
Tant qu’on n’a pas réglé ce problème, ne devrait-on pas conclure qu’on a besoin de maîtres et d’une autorité, et donc d’une certaine part d’aveuglement ?
La rhétorique est donc nécessaire car les humains ne savent pas reconnaître la vérité.
Scepticisme.
Tout bon orateur doit d’abord postuler que l’humain ne sait pas vraiment reconnaître la vérité. Le discours est donc « un tyran très puissant » comme le dit Gorgias parce que les humains n’ont pas d’accès inné à la vérité. Gorgias le compare à un magicien, car les mots de l’orateur semblent convaincre sans qu’on sache comment. Les discours de l’orateur n’ont en effet pas besoin d’être vrai.
On sait peu de choses de la philosophie de Gorgias, mais le très célèbre orateur semble adopter une position proche des sceptiques. On peut comprendre que si vous devez défendre toutes les idées possibles, il est logique de ne pas croire en une seule vérité. Le scepticisme de Gorgias est un avantage lorsque vous faites profession de faire de beaux discours, quelles que soient la vérité ou vos croyances personnelles.
Une petite vidéo pour commencer à douter du fondement de toute connaissance...
Mais voici les trois propositions qu’on connaît de la philosophie du plus grand orateur de la Grèce Antique. D’abord, les choses ne peuvent pas être saisies. Ensuite, Les choses ne peuvent pas être connues. Enfin, les choses ne peuvent pas être dites. Pourtant, Gorgias nous parle ! Parce que ce qui compte est que les humains croient en ce qu’il dit, même s’il ne dit rien de précis.
On peut donc avoir raison (du point de vue du public) et en même temps ne rien dire de vrai (du point de la vérité). Et il est vrai que Gorgias parle d’abord à la foule. Dans les exemples que Platon lui prête, Gorgias se vante de convaincre une foule plus facilement qu’un médecin. Ce faisant, l’orateur ne s’adresse pas à celui qui sait ou croit savoir, il s’adresse à la foule qui ne sait pas.
Les sceptiques forment une école de sagesse dans la Grèce Antique. Et leur but n’est pas de former de grands orateurs. Pyrrhon d’Elis (de -365 à -270 avant J.C.) voulait d’abord apprendre à douter pour être heureux. Les sceptiques affirment que nous avons tous une représentation du monde, qui ne correspond pas nécessairement à ce que sont les choses. Les choses nous apparaissent telles sans nécessairement être comme elles apparaissent. Nous ne pouvons pas savoir si le miel est réellement doux en lui-même ou s’il est doux seulement pour nous (et pas pour les chèvres par exemple). Par conséquent, les sceptiques doutent, mais plus précisément ils disent qu’on peut jamais savoir si on sait ou si l’on ne sait pas. L’équilibre entre ces deux positions produit une absence d’adhésion aux discours, et un état de tranquillité. Enfin on cesse de parler de ce qu’on ne pourra jamais savoir.
Pyrrhon prend un jour comme exemple un cochon qui restait tranquille en pleine tempête alors que les passagers du bateau paniquaient, puisqu’ils croyaient qu’ils allaient mourir. La bête au contraire ne s’inquiète pas de l’avenir, et d’après Pyrrhon, elle est heureuse.
Un film qui met en scène l'usage des stratagèmes pour avoir toujours raison inventés par Schopenhauer.
Eristique versus dialectique.
Pour Gorgias, c’est l’avis de la foule qui décide ce qui doit être considéré comme vrai. Protagoras, un autre grand sophiste et adversaire de Socrate prétend que « l’homme est mesure de toute chose. » Ce qui signifie que les choses en elles-mêmes ne comptent pas. Ce qui compte est comment les humains se les représentent.
Par conséquent, il faut connaître les humains. La connaissance de la vérité est remplacée par une connaissance de l’âme humaine.
Schopenhauer considère ainsi que l’humain est essentiellement vaniteux : nous voulons toujours avoir l’air d’avoir raison. Nous sommes vaniteux. Jamais nous ne pourrons nous contenter d’avoir raison contre tous (comme Socrate). Nous voulons paraître avoir raison. Et comme nous parlons plus vite que nous réfléchissons, avoir raison revient souvent à savoir justifier rétrospectivement des erreurs.
Par conséquent, toute conversation finit en controverse, en débat. La dialectique est donc en réalité une éristique (c’est-à-dire l’art de la controverse). Et contre toute notre logique naturelle, nous nous appliquons alors à paraître avoir raison, à attaquer l’adversaire, à user de mille tours en attaquant la réputation de l’autre, en usant de sarcasme ou en travestissant ses paroles.
Nous devenons les mercenaires de nos idées, capables de les défendre « per fas et nefas », par tous les moyens possibles.
L’art d’avoir toujours raison.
Puisque ce qui compte n’est pas ce que dit le discours mais ce qu’il provoque, on peut dire que le discours est en réalité une performance. Le discours peut ne pas être logique, car il a un effet pratique (= qui concerne l’action).
Ainsi, la politique se résume à trois règles d’après Roy Cohn, l’homme qui a inspiré Roger Stone, qui a ensuite formé Donald Trump : 1. attaquer, attaquer, attaquer. 2. Tout nier. 3. Ne jamais s’avouer vaincu. La performance qui est donnée est alors celle d’un vainqueur invincible.
Cela ne permet pas de faire progresser la recherche de la vérité. Cela n’est pas non plus une déclaration d’honnêteté. Mais cela permet de gagner des élections présidentielles.
Que se passe-t-il pourtant si tout le monde suit cette même stratégie, si tout le monde use de sa parole comme d’une arme ?