Récit de soi et mythes


La nécessité de raconter des histoires.

Que sommes-nous ? Une histoire. Nous devons raconter des histoires aux autres et à soi-même pour nous former, pour grandir et pour dire qui nous sommes.

« Nous sommes des animaux conteurs d’histoires » écrit McIntyre. Le philosophe écossais contemporain emprunte la formule à Aristote : « l’homme est un animal politique ». Car les histoires qu’on raconte impliquent toujours les autres. Nous-mêmes avons tous une enfance dont on ne se souvient pas, mais qui est racontée par notre entourage. Ce sont donc bien ces premières histoires, et non la réalité de nos souvenirs, qui vont dicter ce que nous allons être. Les histoires précisent les « rôles » que nous pouvons avoir dans la société et que les autres peuvent comprendre lorsque nous agissons. Le fait de parler de rôles permet de critiquer l’idée que la morale se réduit à faire les bonnes actions. Les actions ne sont pas suffisantes pour nous définir. Car pour lui donner un sens, il faut une perspective, un contexte, ce que fournissent justement les histoires…

Néanmoins ce récit de soi est plus complexe qu’un simple « storytelling », qui essaye de tisser coûte que coûte une unité à partir d’actions disparates (souvent dans le but de vendre ou d’arranger la réalité). Nos rôles sont définis par un « telos » (en grec : un but, une finalité). Notre premier but est la recherche d’un bien (réussir ses études, créer des oeuvres d’art, tomber amoureux, etc.). Ces quêtes sont préformées et imposées par la société. Mais elles ne sont jamais suffisantes. Car on ne cherche pas un bien comme le géologue on cherche du pétrole, explique McIntyre. Le géologue connaît le pétrole, et cette connaissance est suffisante. Au contraire, le bien qu’on cherche se définit au fur et à mesure, il est constitué de l’ensemble des efforts et des actes que l’on pose. La quête se redéfinit donc au fur et à mesure, quitte à changer complètement. Elle impose notamment de préciser quels biens vont devoir être cultivés, quelles relations d’amour, d’amitié, de liens communautaires sont nécessaires pour pousuivre la quête primaire.

Le récit de soi est donc toujours un récit de ses liens avec les autres. 

L’idée de McIntyre est inspirée par les récits héroïques des chevaliers de la table ronde. La quête des chevaliers implique toujours une autre quête personnelle, de perfectionnement de soi. Lorsque Perceval voit une coupe chez le Roi Pêcheur, il laisse échapper le Saint Graal à cause de son manque de curiosité. Il doit donc reprendre sa quête, aidé par les chevaliers de la cour de Camelot. De la même façon, Harry Potter va devoir constituer l’ordre du phénix, Frodon la communauté de l’anneau etc.

Critique platonicienne de l’art

Mais ces récits et l’art en général doivent-ils représenter la réalité ? Il semble que la fonction de ces récits sert plus à donner un sens concret à une morale qu’à dire ce qu’est le réel… Alors si ces récits ne représentent pas la réalité, quelles en sont les conséquences ?

Platon le premier a utilisé des mythes pour philosopher. Il sait que les mythes ne sont pas la réalité. Néanmoins, il reconnaît que ce sont des paroles efficaces. Ce « mensonges vrai » (dans la traduction de la République par Alain Badiou) peut agir comme un remède, mais il faut soigneusement le doser. Platon est très critique à l’égard des artistes qui dépassent le dosage et s’éloigne de la vérité.

Ainsi le peintre est décrit comme un « magicien », car il trompe les foules ignorantes. Faut-il montrer un film comme Inglorious Basterds, de Quentin Tarantino, à un public américain dont 66% des 18-34 ignorent même ce qu’est Auschwitz ? Le film met en images la mort fictive d’Hitler dans un cinéma par celle qu’il traquait. Un public ignorant pourrait croire qu’il s’agit de la réalité, car tout en n’ayant pas de connaissance historique, il se laisse séduire par des représentations de la seconde guerre qui ont une apparence de vérité, une vraisemblance. Ainsi, la vraisemblance n’est pas suffisante si l’on cherche la vérité, mais elle peut être suffisante lorsqu’on ne cherche que des histoires agréables. L’artiste ne se sent pas concerné par la vérité. 

Un reproche métaphysique s’ajoute à ce reproche moral. Platon ajoute que l’artiste ne représente pas la chose, mais seulement l’apparence de la chose. Ainsi l’art est éloigné du vrai de deux degrés : il y a l’idée du lit, le lit lui-même, et enfin l’apparence du lit qui occupe l’artiste. Au fond, l’artiste est celui qui multiplie les images et perd tout contact avec l’idée même. Au lieu de remonter à l’unité de toutes choses, il se perd dans la multiplicité.

Une dernière attaque porte sur la composition esthétique des oeuvres d’art. L’art éloigne du vrai parce qu’il est occupé à donner à sentir et à ressentir… bref, à faire naître des passions. Platon utilise la métaphore de la médecine pour expliquer comment il faudrait s’occuper de ses propres états émotionnels : plutôt que de raviver les blessures, il faut s’entraîner à se soigner et ne pas ressentir la douleur. L’art semble faire l’inverse, puisqu’il représente des récits dramatiques, tragiques, avec force détails concernant la douleur ou la folie des protagonistes. 

Platon aimerait dans le fond que les oeuvres d’art ressemblent à des livres de philosophie, secs et arides. 

La véritable utilité de l’art.

La critique platonicienne est injuste parce qu’elle attend de l’art ce qu’il ne fait pas. Et elle rate ce qu’il apporte véritablement. L’art permet deux choses : 

L’art imite le réel, il représente le réel, et permet donc de faire connaître le réel. La vérité est donc bien au coeur de l’acte artistique. Mais puisqu’il rend agréable par la représentation des choses qui peuvent être désagréables par expérience, il permet particulièrement de faire connaître les choses désagréables qu’on éviterait normalement dans sa vie. La tragédie et la souffrance sont donc naturellement l’objet de l’art. Aristote l’affirme : « nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité ».

Autre utilité de l’art selon Aristote : il permet l’expression de passions déraisonnables, comme Platon l’expliquait, mais en les exprimant justement nous nous en séparons. Platon dit qu’il ne faut pas toucher sa plaie pour ne pas entretenir la souffrance, Aristote croit au contraire que les passions doivent être l’objet d’une purgation (catharsis), car elles sont des obstacles au bon jugement qu’il faut éliminer en les exprimant. Exprimer sa peur en regardant des films d’horreur, ses élans amoureux en regardant des films romantiques permet de regarder le réel de façon plus objective ensuite.

Une oeuvre d’art est donc à la fois une vérité et un remède, qui fait à la fois connaître et ressentir. 

Pour Joseph Campbell, l’art offre pourtant une vérité bien supérieure à la simple observation objective du monde. Car il change notre rapport à la vie en stoppant le cours ordinaire de nos existences. Nous regardons des images et des histoires extraordinaires pour nous placer dans un autre monde. Campbell soutient que nous devons chercher notre « endroit sacré » grâce aux mythes et à l’art. Il s’agit d’un endroit ou plutôt d’un moment « où il vous est possible de savoir qui vous êtes », « où vivre à l’écart de l’actualité, en ignorant qui sont les amis, ce qu’ils nous doivent et ce qu’on leur doit ». La vérité définie ici concerne le type de rapport à la vie qu’on souhaite entretenir. La vérité, ici dans un sens herméneutique (qui concerne l’interprétation), consiste à choisir comment donner du sens à quelque chose que la plupart du temps nous préférerions vivre sans nous poser de questions. Certes, nous avons besoin de savoir ce qu’est le réel (c’est le sens traditionnel de vérité), mais nous devons aussi pour nous-mêmes donner une signification à ce que nous vivons. Et c’est le but le plus élevé de l’art : rendre la vie plus intéressante que l’art lui-même (pour paraphraser l’artiste Robert Filliou).

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