Beauvoir, Le Deuxième sexe
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome I (1949)
Introduction résumée par paragraphes :
1 et 2 : définition de la femme en ni… ni… : ni biologie, ni symbole.
3 : contre l’humanisme abstrait, il y a une situation « femme ».
4 : définition de la féminité : être Autre.
5 : mais le constat amer de voir que cet Autre n’a jamais été renversé « d’où vient en la femme cette soumission ? »
6 : les exemples de renversements et pourquoi les femmes ne peuvent pas être renvoyées à des catégories ou des constructions sociales comme les autres. « La division des sexes est en effet un donné biologique, non un moment de l’histoire humaine. » Mais attention, pas de régression à un naturalisme.
7 : la persistance de la domination masculine, malgré le chantage à la procréation qu’une femme pourrait tenter. Faut-il suppose une complicité ?
8 : comment expliquer que ce soit l'homme qui ait commencé à dominer ?
9 : en voulant répondre à cette question, on bute sur l'obstacle d’un récit ancestral qui a justifié la domination. Critique de la philosophie qui a entretenu ce mythe. Utilisation de Marx et Hegel pour critiquer l’essentialisation et répondre en invoquant l'avenir : « le problème, c'est de savoir si cet état de choses doit se perpétuer. »
10 : exemple de Claude Mauriac pour illustrer la haine sexiste.
11 : la fausse bienveillance du paternalisme et les écueils d’une égalité abstraite, qui méconnaît la situation concrète.
12 : critique des arguments féministes, qui s'attardent sur la question oiseuse de la supériorité ou de l'égalité.
13 : qui tranchera la question de la différence sexuelle ? Pas les « anges ». Mais Beauvoir considère le problème des inégalités presque résolu et donc plus ouvert à l’objectivité et au partage raisonnable des points de vue.
14 : réponse d'une « morale existentialiste » qui évacue la question du bonheur pour la remplacer par celle de la liberté.
15 : plan de l'ouvrage.
BIOGRAPHIE
Née en 1908, meurt en 1986 (six ans après Sartre), Simone de Beauvoir a 41 ans lorsqu'elle écrit Le Deuxième sexe. Le livre paraît en 1949. Il est très critiqué à sa publication, pour des raisons essentiellement sexistes. François Mauriac écrit à la une du Figaro « Désormais, je sais tout du vagin de votre patronne », et il ajoute « nous avons littéralement atteint les limites de l'abject. » L'ouvrage s'est vendu à des millions d'exemplaires dans le monde (et 500 000 en France). Il est sans doute l'ouvrage de philosophie française le plus vendu du 20ème siècle, et un classique des études féministes.
Simone de Beauvoir est issue d’une famille bourgeoise, son père est avocat, sa mère s’occupe d’elle et de sa soeur cadette. Jeune, elle ne se voit pas écrivaine. Elle écrit des histoires – les histoires de la famille cornichons – que sa tante relie et recopie pour en faire un petit livre. Mais c’est plus tard, vers ses 15 ans qu’elle répond qu’elle veut être « un écrivain célèbre ».
Après la guerre, le grand-père maternel fait faillite et précipite la ruine de la famille. Ils vivent toujours à Paris, mais dans un appartement sombre, rue de Rennes. Son père dit à Simone qu’elle ne se mariera pas et qu’elle devra travailler. Il lui répétais aussi « tu as un cerveau d’homme ». Il est très rare à son époque qu’une jeune fille soit autorisée à faire des études de philosophie, et des études aussi poussées.
Elle a l’agrégation du premier coup, en 1929. Sartre du deuxième coup. Mais elle arrive à la deuxième place, derrière Sartre. C’est une sorbonnarde, pas une normalienne dont Sartre, Maheu (c’est lui qui donne à Beauvoir le surnom de Castor) ou Nizan font partie.
Elle ne tombe pas tout de suite amoureuse de Sartre. Huit ans de vie amoureuse et après, le couple accepte des « amours contingentes », notamment bisexuelles dans le cas de Beauvoir. Lorsque les aventures de Sartre exaspèrent Beauvoir, elle part aux Etats-Unis et vit une autre histoire avec un écrivain américain, Nelson Algren, qui ne veut pas quitter Chicago, mais dont l'ami Art Shay fera d’elle une photo célèbre où on la voit nue, de dos (clichée aujourd'hui plus difficile à trouver quoique célèbre car la photo est réputée être une photo volée, ce que conteste son auteur, qui raconte que Beauvoir se serait retournée en lui disant qu'il est un vilain garçon). Plus tard, Olga Kosakiewicz devient sa muse et entretient avec elle et Sartre un « ménage à trois ». C’est une ancienne élève de Beauvoir et actrice dont elle s'inspire pour son roman L'Invitée. Elle a aussi une relation très verticale avec une jeune élève, Bianca Bienenfeld, qui publiera Mémoire d'une jeune fille dérangée, après avoir vu les lettres de Beauvoir qui sont publiées après sa mort. Elle avait 16 ans, et était restée amie avec Beauvoir jusqu'à sa mort. Le scandale vient du fait que la majorité sexuelle est à 21 ans à l'époque et qu'il y a possiblement un détournement de mineur. Mais l'affaire n'aboutit pas à l’époque.
Simone de Beauvoir n'écrit pas seulement de la philosophie. Elle obtient le prix goncourt pour son romans Les Mandarins en 1954. Elle écrit également une autobiographie, Mémoire d'une jeune fille rangée, et d'autres livres directement inspirée par ses expériences et sa vie. Elle écrit sur la mort de sa mère, Une mort si douce qui, selon Sartre, est son meilleure livre. Elle écrit également sur la vieillesse.
À 63 ans, elle participe au Manifeste des 343 : 343 femmes déclarent avoir avorté et réclament le droit à l'avortement libre et gratuit. À 64 ans, elle s'implique dans le procès de Bobigny en faveur de l'avortement.
Elle lègue tout son héritage à Sylvie Le Bon, jeune étudiante qu'elle a rencontrée durant sa période de deuil de sa mère, qui devient également sa fille adoptive.
A sa mort, elle est enterrée aux côtés de Sartre, au cimetière Montparnasse, avec à son doigt l'anneau en argent aux motifs incas offert par son amant Nelson Algren au matin de leur première nuit d'amour.
Heidegger (à gauche), une inspiration pour Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
CONTEXTE PHILOSOPHIQUE
Beauvoir est une grande lectrice. Elle emprunte à Sartre les notions de transcendance, d'authenticité, de mauvaise foi. Elle les utilise pour son travail propre. Mais elle influence également Sartre.
A Heidegger, les concepts empruntés sont les concepts de Mitsein (= être avec, être ensemble, fraternité).
Selon Geneviève Fraisse, le concept central qu’elle invente est celui de « privilège » (car elle se sait privilégiée, d’avoir de la culture). Selon Manon Garcia, c’est le concept de « soumission » qui est le premier plus propre à l’oeuvre de Beauvoir.
Et surtout, elle synthétise beaucoup de travaux biologiques, ethnographiques, historiques et psychanalytique (Helen Deutsch).
Pour parler de sa philosophie :
Il y a deux grands genres de philosophies après le XIXeme siècle.
Soit on part de l’objet, pour comprendre ensuite ce que sont les humains, la société, et on se rapproche de ce qu’on pourrait appeler une philosophie matérialiste ou naturaliste. Soit on part du sujet, pour comprendre ensuite ce qu’est le monde, la nature, et on se rapproche de ce qu’on appellerait une philosophie idéaliste, voire spiritualiste.
Sartre et les phénoménologues partent de la relation entre les deux, d’un entre deux, du trait d’union qu’est la conscience aussitôt en relation avec le monde. Il n’y a pas d’un côté un contexte, comme un décor, et de l’autre côté des acteurs qui agissent et interagissent avec ce contexte. La condition (et Beauvoir parle aussi de situation) c’est l’imbrication, l’entrelacs, l’interdépendance, du sujet et de l’objet, où le sujet est aussi bien absorbé par le monde que le monde en est lui-même modifié en retour. Ce que va montrer Beauvoir est que « tout individu arrive dans un monde dans lequel la différence sexuelle existe déjà et, en même temps, tout individu, par son existence même, va avoir un impact sur ce que l’on entend par la différence sexuelle. » (Manon Garcia, On ne naît pas soumise…)
Être une femme c’est donc être dans une certaine relation, une certaine situation. Plus précisément, être une femme, c’est être faite « autre ». On parle parfois d’aliénation (le terme arrive plus loin dans le livre), Beauvoir appelle aussi cela la soumission (elle pose la question en introduction « D’où vient en la femme cette soumission ? »).
La thèse en une phrase : « Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. »
Cette thèse centrale de l'aliénation de la femme est suivie à travers toutes les dimensions existentielles possibles. La théorie d'une dissonance cognitive moderne, à la façon du film populaire Barbie, entretient cette idée : les femmes ne sont pas déterminées à être soumises, on leur apprend à le devenir à travers cette sorte de paralysie qu'est l'aliénation - l'incapacité à se faire sujet plein et entier. Pour trouver une forme de liberté, il faut d’abord prendre conscience de sa situation.
C’est l’exergue de Kierkegaard dans le tome II. « Quel malheur que d’être une femme ! Et pourtant le pire malheur quand on est femme est au fond de ne pas comprendre que c’en est un. »
Beauvoir ne voit pas sa condition de femme comme initialement malheureuse. Quand elle jouait enfant, elle raconte qu’elle ne jouait pas en se prenant pour un garçon. Elle n’a pas de regret immédiat d’être femme plutôt qu’autre chose. Elle ne pense pas la douleur comme étant première. Donc elle fait l’expérience du malheur après. Et même, elle doit rester joyeuse pour connaître ce malheur et l’affronter.
Geneviève Fraisse voit l’introduction du Deuxième sexe un Discours de la méthode. Sauf qu’au lieu de penser pour être, elle est d’abord et elle pense à partir de ce qu’elle est.
Attention, Beauvoir ne s'intéressait pas au féminisme (de la première vague) qui réclamait par exemple le droit de vote. Beauvoir critique même les féministes au début (elle trouve que leurs querelles sont inutiles et que leurs arguments pour nier la différence sexuelle sont de mauvaise foi). En revanche elle devient féministe en écrivant Le Deuxième sexe. Elle écrit aussi parce que Sartre lui demande, alors qu’elle lui fait part de son intention d’écrire ses mémoires, « mais qui êtes vous ? » et il ajoute : « Vous êtes une femme, écrivez sur les femmes. » Elle parle des femmes en général d’abord pour savoir quelle femme elle est ensuite.
§1
UN CONSTAT
Début à « intermittent »
Beauvoir fait le constat de deux mouvements contradictoires. D’une part, le féminisme semble avoir fait son travail : « n’en parlons plus ». Et d’autre part, des voix très différentes s’élèvent partout pour toujours demander ce qu’est une femme…
On a dit que Beauvoir n’état pas féministe quand elle était jeune. La raison peut être extrapolée assez simplement : le féminisme de la première vague est légaliste. Il tend à promouvoir le « droit des femmes », c’est-à-dire essentiellement le droit de vote avec les suffragettes, mais également le droit à l’avortement, ou encore simplement le droit d’avoir une indépendance financière à l’égard du mari. Or Simone de Beauvoir adhère aux idées marxistes et révolutionnaires. Les droits qu’on accorderait aux femmes ne pourraient être que les concessions abstraites d’une société bourgeoise et injuste. Il n’y a rien à attendre comme progrès pour les femmes s'il existe un système par-delà les différents régimes politiques (aristocraties, démocraties, etc.). Une lutte sérieuse contre le patriarcat passerait forcément par des formes de prises de pouvoir révolutionnaires, qui modifierait profondément la façon dont le pouvoir est réparti politiquement, mais surtout socialement.
Beauvoir se trompe en partie sur la réalité de ce mouvement. Des féministes comme Emeline Pankhurst n’était pas nécessairement de tranquilles associations de femmes. Le Women’s Social and Political Union est non mixte. Les formes de protestations sont non violentes. Mais le slogan « deeds, not words » montre une certaine détermination. Pankhurst est connue pour avoir pénétrée l’enceinte du Parlement afin de remettre une protestation. Elle est condamnée à six mois de prison rien que pour ça. Elles dénoncent ensuite les violences policières dont elles sont victimes, engagent des grèves de la faim, à l’issue desquelles on les force à s’alimenter. Parfois, elles déclenchent des incendies. Bref, face à des autorités qui les méprisent et les harcèlent, les féministes se radicalisent. Pankhurst est donc assez révolutionnaire dans ses propres paroles, lors de son procès en 1908 notamment : « nous sommes ici non pas parce que nous avons violé la loi ; nous sommes ici de par notre volonté de faire la loi ».
Beauvoir fait le constat qu’on affirme qu’il y a des femmes partout (même en Russie, à l’époque soviétique, et qui était réputée totalement étrangère à l’Occident capitaliste), et en même temps, elle cite un magazine qui se demande où sont les femmes.
Elle offre une sorte de tour d’horizon des opinions, une doxographie. Mais ce que fait apparaître cette doxographie est qu’on n’arrive pas à définir ce qu’est une femme.
LE PARADOXE DE LA FEMINITE
« Tout d’abord « qu’est-ce qu’une femme ? »… » à « vertu dormitive du pavot »
On constate également qu’une moitié de l’humanité est indubitablement femme du fait d’avoir un utérus et pourtant on exhorte à être plus femme « soyez femmes, restez femmes, devenez femmes. » Cette opposition est celle entre le fait (ce qui est) et la valeur (ce qui doit être) caractérise en réalité un manque d’être : on ne sait pas ce qu’est la femme, quelle est son essence. Car si son essence était connue et réalisée, on ne devrait pas avoir à devenir femme.
L’ironie est mordante : pour être femme ou ne pas l’être, il suffit parfois d’un jupon à frou-frou, ou d’un taux d’hormones différent. Il y a donc une tension entre l’idée de femme (dans « le ciel platonicien) et sa réalité, car on ne parvient pas à voir quelle phénomène recoupe l’idée si idéalisée de femme. On retrouve la contradiction ici qu’a dénoncé Nietzsche dans Vérité et Mensonge au sens extra-moral : le langage oblige à concevoir un monde d’idée extérieur à la réalité, si bien que le monde réel paraît en comparaison imparfait et méprisable.
Il semble que le « modèle » de la féminité soit proclamé et en même temps introuvable concrètement. La définition du genre par Judith Butler plus tard se rapproche de ce constat : le genre est une « imitation sans modèle ». On devrait normalement se séparer d’une idée qui n’a pas d’extension (c’est-à-dire qui ne recoupe aucun individu concret). Pourtant, on maintient cette idée de féminité absolue, d’éternel féminin, même si la science elle-même dément la réalité de cette essence, ou même si elle est une pure tautologie (un cercle logique) comme la « vertu dormitive du pavot ».
CRITIQUE DE L’HUMANISME
« Mais le conceptualisme… »
Beauvoir s’inscrit dans une histoire plus large des progrès de la science, de la société et de la justice. Elle va comparer les différentes catégories qui ont été discriminées à travers le temps, à travers les régimes politiques, et qui constitue la structure sociale inconsciente et durable de l’injustice. Elle propose une synthèse originale du sexisme, du racisme et l’antisémitisme.
Les catégories de Noir, Juif ou Femme semblent n’être que secondaire par rapport à une réalité sous jacente plus complexe. Ces catégories sont des simplifications, des généralités, et bien que cela paraisse facile à dire aujourd’hui, il a fallu des siècles de sciences et de progrès sociaux pour en convaincre la plupart des humains. Que deviennent ces catégories une fois qu’il a été reconnu qu’elles sont « sans contenu » ? Selon ces sciences sociales, elles devrait disparaître. Aujourd’hui, cette position correspond à ce qu’on appellerait le constructivisme social. Si on montre qu’un phénomène social est le fruit d’un préjugé, une fois ce préjugé dévoilé, la société devrait naturellement évoluer vers l’élimination des comportements fondés sur lui. Cette idée est celle par exemple de Catharine MacKinnon aujourd’hui. Beauvoir, quant à elle vise les « Américaines » (par exemple Dorothy Parker), ou les « partisans des Lumières ».
Beauvoir moque la position constructiviste, qui se contenterait d’affirmer qu’on est tous des humains, abstraitement. L’humanisme était déjà critiqué par Sartre dans la Nausée. Car l’humanisme consiste non seulement à renvoyer à une essence (et c’est une première simplification) mais surtout à une essence très abstraite, vague et flou, où l’on peut tout mettre. En réalité l’humaniste est celui qui hait les hommes, c’est-à-dire les individus singuliers, pour préférer une vague qualité en eux, qui serait supposé les rassembler.
Ce qui reste dès lors n’est pas une réalité, mais une « situation ». Beauvoir met le mot en italique pour souligner son importance. La situation est ce qu’il y a de plus originaire derrière les mots et les catégories. Mais attention, ici, la situation qu’elle va définir n’aurait plus rien à voir avec le point de vue matérialiste ou sociologique des sciences.
« Tout être humain est toujours singulièrement situé » écrit-elle après. Être situé c’est devenir un individu, une singularité, et les relations sociales qui nous constituent sont une conditions de notre devenir individuel. Ce sont à travers ces liens que nous choisissons qui nous sommes.
Par conséquent, même si le progrès dans les sociétés libérales (qui promeuvent une liberté juridique et non concrète) et démocratiques se dit selon une dissolution de ces catégories, la réalité est qu’il reste des situations. D’une part, cette conception libérale est illusoire. D’autre part, elle est un piège moral car elle condamne à l’inauthenticité. « Cette négation ne représente pas pour les intéressés une libération mais une fuite inauthentique »
Inauthentique car cela revient à ignorer qu’on est bien dans un monde qui nous fait en même temps qu’on le fait. Donc, même si l’éternel féminin n’existe pas comme une nature, la féminité n’est pas non plus une simple catégorie qu’on pourrait ignorer, en tout cas, pas dans notre monde. Elle est une situation, à la fois construite et essentielle, car elle engage l’identité et les choix que peuvent produire les individus dans le monde. Dans notre monde, nous ne sommes pas seulement des individus humains, nous avons choisi d’être plus ou moins hommes, plus ou moins femmes, tout comme on doit apprendre à se situer dans les relations raciales ou religieuses.
L’EVIDENCE DE LA DIFFERENCE SEXUELLE
« Il est clair qu’aucune femme ne peut prétendre sans mauvaise foi se situer… » à « éclatante évidence. »
La fuite inauthentique est donc d’user de son privilège tout en prétendant ne pas avoir de privilège. Beauvoir parle d’une écrivaine qui prétend n’être pas défini par sa situation de femme, tout en utilisant son pouvoir de femme à travers l’influence de son mari.
Attention à l’expression ambigu « les femmes qui affirment qu’elles sont des hommes » ne qualifient pas des personnes transgenre. Mais il s’agit de femmes qui espèrent se situer au-delà de leur sexe. Beauvoir est assez cruel à l’égard de femmes qui espèrent transcender leur sexe mais y sont ramenées, par leur faiblesse, ou leur désir de reconnaissance. Est-ce qu’être en situation de féminité signifie nécessairement accepter sa fragilité et sa superficialité ? Non. Mais cela signifie que se situer, c’est faire des choix, et donc faire des sacrifices. Il n’est pas possible d’être tout à la fois. Être tout, c’est n’être rien.
Beauvoir appuie un peu (trop) sa réflexion en disant que « ce qui est certain c’est que pour l’instant, elles existent avec une éclatante évidence ». Car il existe d’autres options d’expression de genre qui ont été manifestées, qui ont modifié le monde exactement dans le sens où Sartre et Beauvoir eux-mêmes espéraient que se manifestent les libertés concrètes. Beauvoir note que « les vêtements, les visages, les corps, les sourires, la démarche, les intérêts, les occupations sont manifestement différents » parce qu’elle parle des années 50, qui est une décennie où se marque culturellement de façon très intense la différence entre les sexes – parce qu’il fallait alors convaincre les femmes de retourner aux fourneaux après l’effort de guerre. La différence sexuelle traverserait aussi en apparence toutes les dimensions de l’existence.
§3
ÊTRE UNE FEMME : UNE SITUATION.
« Qu’est-ce qu’une femme ? » est la question centrale. Mais c’est une question qui a la forme des questions classiques de Platon « Qu’est-ce que la vertu ? » Et Simone de Beauvoir ne répond pas à la façon de Platon de façon objective. Elle sait que poser cette question, c’est plus que poser une question… mais aussi une façon de se situer par rapport à la question elle-même. C’est une question que ne poserait jamais un homme, voilà le problème. Autrement dit, cette question de définition engage aussitôt une partie de ce qu’on est, d’un sujet qui en l’occurence ne peut être que féminin pour poser cette question en 1949.
« Je suis une femme » constitue le « fond » de toute affirmation. Tout ce qu’on dira sera déterminé par le fait d’être dit par une femme.
UN BINARISME ASYMETRIQUE
« C’est d’une manière formelle, sur le registre des mairies et dans les déclarations d’identité que les rubriques : masculin et féminin apparaissent symétriques. »
Donc masculin et féminin, ce binarisme conceptuel n’est pas symétrique. Le couple est asymétrique. C’est un couple contraire, mais aussi une hiérarchie. Françoise Héritier reprendra ce thème pour l’étudier à travers différentes cultures, qui certes font apparaître le couple masculin/féminin, mais effectivement toujours selon une hiérarchie et une asymétrie.
Car « le masculin représente le positif et le neutre ». Qu’une catégorie paraisse positive et l’autre négative, c’est le propre du sexisme, qui semble reposer sur une préférence. Mais l’autre raison de l’asymétrie est plus insidieuse, plus profonde : le neutre contre l’autre.
Car si l’on est le neutre, on peut aussitôt garantir une objectivité à son témoignage. Tandis que l’autre qui parle, le minoritaire (quand bien même les femmes seraient plus nombreuses sur terre), le minoré, le mineur si l’on préfère, n’a pas le privilège de dire la vérité mais seulement « sa » vérité. Y compris dans les discussions abstraites. L’objet qui est débattu ne change rien aux règles mêmes de la discussions sexiste : quoi qu’on dise, on ne sera pas cru. C’est ce privilège testimonial dont bénéficie les hommes devant les tribunaux, ou lors de conférences de philosophie.
Donc le seul recours (qui n'est pleinement satisfaisant, mais souvent adopté), comme Beauvoir en témoigne, est d’effacer sa subjectivité. Ce qui est à la fois une douleur pour soi, et une stratégie qui ne fonctionne jamais vraiment. C’est ce qu’en anglais on appelle une double impasse : vous serez toujours trop femme (donc pas assez sérieuse) ou pas assez (si vous jouez l’homme mais qu’on vous prend à essayer de ne pas accepter votre place de mineur).
« Un homme est dans son droit en étant homme », ce qui signifie que son sexe ne lui donne jamais de handicap. L’homme est celui qui par définition est dans son droit, pour qui tout est normal, puisqu’il est la norme.
INCORPORER LA DIFFERENCE
« Pratiquement de même que pour les anciens… »
Beauvoir voit dans les textes antiques qu’on ramène alors la femme à son corps, même lorsqu’il s’agit de noter une capacité abstraite de penser. « On dit volontiers qu’elle pense avec ses glandes ». L’homme échappe à son incarnation physiologique. Il n’est pas ses testicules. Alors pourtant que les organes sexuelles masculins sont extérieurs et visibles, ce qui joue un rôle dans la plupart des espèces. Pourtant, c’est ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne peut pas montrer. La qualification de pornographique avait souvent cette frontière étrange : était considéré juridiquement comme pornographique ce qui montrait un sexe masculin en érection, un phallus.
« Il saisit sont corps dans une relation direct avec le monde » L’homme qui n’est pas ramené à son corps, à son intériorité peut extérioriser son propre pouvoir, tandis que la femme doit être domestiquée. Dans l’économique de Xénophon, Socrate conseille d’élever sa femme pour qu’elle s’occupe de la maison, c’est son rôle et son utilité. Même être belle est secondaire sur cette tâche domestique.
En renvoyant les femmes à leur corps, et en interprétant le corps féminin comme un corps masculin défectueux, manquant d’un phallus dirait Freud, on les condamne biologiquement. Leur défaut devient intrinsèque. Au fond, les hommes n’ont pas d’essence biologique. Si les hommes sont forts, c’est parce qu’ils sont plus forts que les femmes, mais sinon ils sont seulement ce que les humains devraient être.
Saint Thomas est d’un sexisme redoutable : les femmes sont « hommes manqués » et des êtres « occasionnels ». Ce qui signifie que le femme n’existe que relativement à l’homme. « L’humanité est mâle et l’homme définit la femme non en soi mais relativement à lui ».
En se faisant passer pour une connaissance de la femme, de la biologie humaine, le sexisme justifie dès lors un privilège, un rapport de pouvoir et de domination. La femme, qui n’a quasiment pas d’existence propre, est « ce que l’homme en décide ». C’est notamment ce qui fera dire à Foucault plus tard que la connaissance est un pouvoir. Pas dans le sens positif où on l’entend d’habitude, mais dans le sens où la connaissance (c’est-à-dire l'activité de celui qui connaît et qui définit ce qui doit être connu, et qui définit ce qui est comme normal ou non) est traversé d’enjeux de pouvoir et sert à maintenir des relations de pouvoir – bien que Foucault n’ait presque jamais parlé des femmes.
« Pour lui, elle est sexe, donc elle l’est absolument » Il faut bien comprendre qu’elle ne l’est pas réellement absolument, mais du point de vue de l’homme, qui est supposé être le seul point de vue qui permette de définir ce qu’on est objectivement et absolument.
L’ALTERITE DE LA FEMME
La thèse du livre est alors claire : « Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre. »
Beauvoir emprunte le vocabulaire de la phénoménologie de Hegel, pour qui le sujet entre en conflit avec un autre pour sa reconnaissance. Mais alors que les humains devraient se poser en s'opposant (comme elle l'écrit plus loin), ici l'opposition est impossible. Car les termes mêmes de l'opposition sont dictés par celui à qui il faudrait s'opposer. L'homme a d'emblée une position dominante, il est l'absolu.
L'Absolu signifie que l'homme a le pouvoir de ne pas se concevoir en lien avec quelque chose d'autre que lui-même. Il est le neutre par rapport auquel le reste, le différent, le bizarre est défini. Mais la formule de Beauvoir pour parler des femmes est pronominale : « Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme ». Elle suggère que la femme consent à sa différence, à son altérité. Elle se fait femme en acceptant le regard que l'homme pose sur elle.
On peut donner deux poursuites de cette thèse très importante. Dans le domaine sociologique, notamment, on a fait remarquer combien les femmes restent celles qui souffrent en amour (thèse d’Eva Illouz). Car elles se définissent toujours relativement à l’homme et au couple alors que l’homme n’a pas besoin d’exister à travers une histoire d’amour avec une femme. La souffrance amoureuse, et ce qu’on appellerait aujourd’hui de façon générale « la charge mentale », c’est-à-dire la souffrance qui accompagne une dépendance réelle ou supposée, échoit à la femme, alors que l’homme ne perd rien à rester célibataire.
A propos de l’altérité féminine. On peut rappeler un fait anthropologique intéressant, c’est que les filles seulement connaissent une période colorée, une période rose. Les garçons sont souvent renvoyés au bleu, mais en réalité, leurs jouets et leurs vêtements sont de toutes couleurs, ils ont le choix. Les filles d’après les années 80 ont une période de rosification, qui est le fruit d’une « pinkification » par l’industrie du jouet. Se rendant compte que la différenciation sexuelle était particulièrement marquée chez les filles – elles jouaient à être autre alors que les garçons ne jouaient qu’à être neutre – l’industrie du jouet, dont Mattel avec sa Barbie, ont surinvesti la couleur rose pour complaire à cet effet du patriarcat.
§4-5
RESUME
Dans la conscience, l’opposition à un Autre est fondamental.
Cela posé, toute relation entre individus et groupes, voire civilisation, traverse cette dialectique d’opposition à l’autre, mais qui doit déboucher sur une reconnaissance symétrique. C’est à la fois Hegel qui est convoqué par Beauvoir, mais aussi Lévi-Strauss : « le passage de l’état de Nature à l’état de Culture se définit par l’aptitude de la part de l’homme à penser les relations biologiques sous la forme de systèmes d’opposition : la dualité, l’alternance, l’opposition et la symétrie, qu’elles se présentent sous des formes définies ou floues, constituent moins des phénomènes qu’il s’agit d’expliquer que les données fondamentales et immédiates de la réalité sociale. »
On devrait donc s’attendre à ce que les oppositions soient à la fois posées artificiellement mais aussi résolues par une volonté commune. Ce que l’homme a fait, l’homme peut le défaire.
Mais dans le cas de la différence sexuelle cette conclusion dialectique n’a pas été trouvée… pourquoi ? « Comment donc se fait-il qu’entre les sexes cette réciprocité n’ait pas été posé, que l’un des termes se soit affirmé comme le seul essentiel, niant toute relativité par rapport à son corrélatif, définissant celui-ci comme altérité pure ? Pourquoi les femmes ne contestent-elles pas la souveraineté mâle ? »
Voici la question centrale : « d’où vient en la femme cette soumission ? » Il ne s’agit pas seulement d’une domination, ou d’un pouvoir bien huilé qu’il est difficile de contester. Il s’agit d’une soumission, c’est-à-dire de quelque chose qu’on a fait à celui qu’on a antérieurement dominé. La domination est transitive (on domine quelqu’un), la soumission est pronominale (on se soumet). Cette différence dans la forme pronominale « se soumettre » suggère en effet qu’il se produit quelque chose dans le sujet, le sujet se fait quelque chose à lui-même sous l’effet de cette domination.
§6
COMPARAISON AVEC D’AUTRES DOMINATIONS
« il existe d’autres cas où, pendant un temps plus ou moins long, une catégorie a réussi à en dominer absolument une autre. »
Beauvoir compare les différentes formes de dominations. Colonisation, antisémitisme, racisme, capitalisme (et domination des prolétaires).
Mais il s’agit de domination d’une majorité sur une minorité. Pas le cas de la domination masculine.
Elles ont en commun d’avoir été causé par un événement (diaspora juive, esclavage, etc). Pas le cas de la domination masculine.
Dernier point commun : il y avait auparavant une unité dans le groupe dominé, du fait d’une culture, d’une religion. Pas le cas des femmes.
Le meilleur rapprochement est celui avec les prolétaires. Deux point commun avec le cas des femmes : ils sont majoritaires et pourtant soumis et « ils n’ont jamais constitué une collectivité séparée ». Ce qui signifie qu’il y a quelque chose dans la constitution de leur classe qui les a poussé à se soumettre. C’est ce que Marx appellerait l’aliénation. La conscience des prolétaires est façonné par un rapport dénaturé au travail.
Mais le mystère de la soumission féminine se distingue sur un point précis. Car, contrairement aux femmes, dans le cas des prolétaires, c’est « un développement historique qui explique leur existence en tant que classe et qui rend compte de la distribution de ces individus dans cette classe. »
La difficulté est que la soumission féminine « n’est pas arrivée ». Et donc, elle semble échapper à l’histoire. L’altérité dont elles sont porteuses ne peut donc pas être relativisée ou déconstruite facilement. L’espoir d’émancipation en revanche est réelle pour les Noirs, les Juifs, ou les Prolétaires. Car leur situation est d’abord historique. Mais Beauvoir note qu’il est tout aussi facile de relativiser un donné naturel. Et que pourtant, de la même façon que disons la taille, la force, la couleur de peau ont pu être dépotentialisées, le sexe en revanche est resté essentiel à l’humanité, inattaquable.
UN RESSAISISSEMENT IMPOSSIBLE
« Si la femme se découvre comme l’inessentiel qui jamais ne retourne à l’essentiel, c’est qu’elle n’opère pas elle-même ce retour. »
Opérer un retour signifie se saisir comme une totalité suffisante, à l’égard de laquelle les autres sont secondaires ou relatifs. L’identité noire peut se déclarer indépendante des blancs qui ont colonisé les Antilles et l’Afrique. C’est ce que Sartre notait au début de sa préface L’Orphée Noir. La poésie de la négritude a « provincialisé » la France, l’a rendue « exotique ». La blancheur était enfin révélé aux colons français. Pour la première fois, les blancs étaient vus, c’est-à-dire saisi dans leur être-pour-autrui blanc, dans leur nature blanche. Il écrivait : « voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. » Dans ce saisissement se dévoile le fait que « nous sommes accidentels » et non absolus et auto-suffisants.
Or Beauvoir note que les femmes ne disent pas « nous », leur unité en tant que groupe est confuse. Elles n’ont pas de mots pour se désigner elles-mêmes, pas de langage ou de culture qui permettrait de dire le monde d’une autre façon que celle des hommes. Le bilan de Beauvoir est cruel. Le féminisme de la première vague n’a été à ses yeux qu’une « agitation symbolique », où les femmes « n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder ».
Beauvoir note en passant tout ce qui permet de se constituer comme force politique : proximité spatiale, une histoire, une religion, une solidarité de travail et d’intérêt. On a noté l’absence de culture commune (assez évidente). Mais ce qui est intéressant aussi est le fait de la dispersion spatiale, donc la crainte par les hommes de constitution d’espace non-mixte (qui est souvent revendiqué aujourd’hui par les militantes féministes). La solidarité est elle aussi rendue impossible par toutes les différences qui traverse le groupe des femmes. Lorsque les suffragettes manifestaient elles oubliaient sans remords les femmes noires, qui pourtant vivaient les mêmes oppressions que les femmes en plus de leur statut d’esclave. C’est Sojourner Truth qui dénonce la première ce manque de solidarité en 1851 lorsqu’elle demande « Ain’t I a Woman ? » à la convention des droits pour les femmes, majoritairement composée de femmes blanches privilégiées (il en existe deux transcriptions, l’une de Marius Robinson, l’autre de Frances Dana Baker Gage, probablement moins fidèle, qui a calé le titre « ne suis-je pas une femme ? »).
« Le lien qui l’unit à ses oppresseurs n’est comparable à aucun autre. »
La raison invoquée in fine par Simone Beauvoir cette fois-ci est « un donné biologique ». Après avoir repoussé ce renvoi à la nature, serait-ce une contradiction ? Fallait-il donner raison dès le début à St Thomas et Aristote ?… Non. Beauvoir s’y réfère sans pour autant limité la femme à son corps et à sa biologie (cf le premier chapitre). Le donné biologique en question est celui de la reproduction, ou plus précisément encore, le donné biologique est celui de la forme du couple choisi pour la reproduction. Le donné biologique est donc toujours une situation et non une essence. La preuve est qu’il est possible d’envisager des formes non hétéronormatives et non naturelles de reproduction.
« C’est au sein d’un mitsein originel que leur opposition s’est dessinée et elle ne l’a pas brisé ». Le terme de « mitsein » renvoie à la philosophie d’Heidegger. Beauvoir n’utilise pas le concept sartrien d’être-pour-autrui, car cet être-pour-autrui est toujours radicalement extérieur au sujet transcendant sartrien. C’est un écart majeur avec la philosophie de Sartre qui verrait dans la soumission féminine une mauvaise foi pure et simple. Les femmes sont libres à ses yeux, comme n’importe quel autre individu. Au contraire, chez Beauvoir le sujet féminin est constituée par sa situation, c’est-à-dire qu’elle ne découvre pas dans un second temps la différence sexuelle, elle se sait porteuse dès l’éveil de sa conscience d’une altérité qui la constitue. Mitsein peut se traduire par « vivre ensemble » mais sa traduction suggèrerait une conception trop politique et contractualiste à ce dont il est question. On vit dans un monde commun (certes construits par des événements historiques et des données naturelles comme on le découvre plus tard en grandissant et en analysant ce monde), où les objets de ce monde commun ont déjà un sens. Ce monde commun est le mitsein.
« Le couple est une unité fondamentale dont les deux moitiés sont rivées l’une à l’autre : aucun clivage de la société par sexes n’est possible. » La non-mixité et la sécession des sexes a pourtant été envisagée plus tard par le MLF dans les années 60 et un lesbianisme politique a été proposé comme solution radicale au couple hétérosexuel. Dans le texte, Beauvoir elle-même rappelle l’histoire du Lysistrata, la pièce comique d’Aristophane dans laquelle les femmes font la grève du sexe. De façon générale, la sororité promue par les féministes se veut le contrepoids du couple qui sinon accaparent l’imaginaire féminin (tout comme la fraternité offre aux hommes un espace non-mixte qui leur permet d’être détaché des négociations amoureuses). Cette unité fondamentale peut donc être un peu ouverte. Si l’on pense à la proposition de Sartre et Beauvoir en tant que couple, on peut y voir également une tentative pour échapper à cet appariement des consciences. Leur amour « essentiel » se devait d’être littéraire et intellectuel, tandis que les amours passionnels et érotiques ne constituaient pour eux que des « amours contingentes ». Le socle de leur couple n’était donc pas la reproduction. Ils adopteront d’ailleurs plusieurs enfants.
On comprend pourquoi les formes amoureuses contemporaines et leur diversité porte un enjeu politique fort : il se pourrait qu’on puisse défaire au sein même de ces relations l’une des plus ancienne oppression. Pour citer Mona Chollet, il faut réinventer l’amour.
La difficulté de la situation féminine est donc d’être à la fois indispensable à son oppresseur, et en réalité indispensable à la société et pourtant indispensable à condition d’être toujours opprimée. « C’est là ce qui caractérise fondamentalement la femme : elle est l’Autre au coeur d’une totalité dont les deux termes sont nécessaires l’un à l’autre. » Elle est à la fois autre, relative, contingente, mais nécessaire et fondamentale. Beauvoir parle plus loin de « complicité », dans un sens également péjoratif, car on se rend complice de sa propre domination.
Cette caractérisation de la femme dans le couple hétérosexuel est contradictoire, car on pourrait justement dire qu’il est impossible de minorer ce qui est nécessaire. Et la femme pourrait trouver là un levier incroyable pour une négociation profitable des rôles à la façon du Lysistrata. Car il n’y a pas de société sans femmes. Mais cette réflexion est précisément celle d’un homme (d’Aristophane en l’occurence) car justement le fait d’être femme revient à souscrire à ce binarisme asymétrique. Si un homme était porté dans le corps d’une femme, il pourrait croire qu’il renégocierait aussitôt les termes du contrat. Mais c’est parce qu’il n’a pas connu le mitsein, la situation féminine, qui prépare sa soumission et la justifie.
§7-8 RESUME
Cette complicité dans le couple homme-femme est rapidement évoquée dans ces deux paragraphes.
« L’homme-suzerain » offre à la « femme-lige » des compensations faciles (une protection, une justification à son existence). La femme est alors présentée par Beauvoir comme potentiellement de mauvaise foi, complice, elle connaît « la tentation de fuir sa liberté et de se constituer en chose ».
Cette abandon n’est pas si coupable pourtant, puisque la négociation n’est pas équilibrée dès le départ. Beauvoir suggère en creux que l’homme n’a pas seulement besoin de la femme pour se reproduire, il possède aussi le pouvoir de s’emparer initialement du monde (l’homme échappe à son intériorité, comme l’introduction l’esquissait rapidement, car il échappe à une caractérisation purement biologique et à l’intériorité, cf les pages psychanalytiques sur la libido passive). Tant que le monde reste un monde d’hommes, les hommes domineront, quel que soit le cadre de la négociation des pouvoirs. Par conséquent, la négociation entre le maître et l’esclave est impossible, ce serait savoir ce qu’on perd mais être incapable d’imaginer ce qu’on gagne. Car comme l’écrit Beauvoir, « le maître ne pose pas le besoin qu’il a de l’autre ».
La dépendance des deux sexes n’est connue que par le sexe féminin, tout comme la dépendance du maître et de l’esclave n’est connue que par l’esclave. Il est fait référence ici à la célèbre dialectique entre la maîtrise et la servitude d’Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Et Beauvoir a parfaitement raison de souligner que l’esclave ne s’émancipe pas parce qu’il comprendrait comme par magie qu’il est indispensable au maître. Le maître lui-même n’a pas besoin de la conscience de sa dépendance à l’esclave, il est persuadé qu’il est au-delà de cette dépendance, précisément parce qu’il est le maître. Sa conscience de maître est incomplète, il ne se soucie pas de l’esclave, mais c’est son mépris pour l’esclave qui le constitue comme maître.
A la limite donc il est possible d’envisager que le premier rapport établi entre le maître et l’esclave fût différent, et que la femme domine l’homme (pour une comédie qui élabore cette hypothèse : Jacky au royaumes des filles de Riad Sattouf ou Je ne suis pas un homme facile d’Eléonore Pourriat).
§9 UNE ENQUETE IMPOSSIBLE
Toute enquête sur la question bute sur le fait que seuls les hommes ont écrit sur les femmes. La domination a été particulièrement efficace en masquant ses propres traces, en rendant impossible un autre récit.
Le point de vue masculin est donc écrasant, d’abord par la quantité, mais aussi par la partialité dont il fait preuve. Cet argument est celui de Poulain de la Barre, mais aussi celui de Mill dans L’asservissement des femmes. La réponse de Mill est notamment de promouvoir une libération de la parole féminine pour permettre ne serait-ce qu’une comparaison des récits.
Beauvoir note les paroles sexistes des différentes religions qui entretiennent ce musèlement des femmes en faisant valoir la priorité du point de vue masculin. Pourtant Sojourner Truth faisait remarquer que Jésus était né de Dieu et d’une femme, mais pas d’un homme, et qu’à ce titre, il aurait fallu accorder une préférence pour le point de vue féminin.
Le « privilège » d’être homme consiste à faire de leur suprématie un droit. Le concept de privilège est intéressant car il s’applique à toute situation de domination. Le fait d’une domination se change aussitôt en valeur dans le but d’entretenir cette domination. Le vainqueur contingent de la différence sexuelle fait tout pour justifier rétrospectivement cette victoire et la faire passer pour un triomphe absolu.
Ce privilège est aussi ce qui est en cause dans l’histoire de l’esclavage.
LE CERCLE VICIEUX DE LA SOUMISSION
« Cette rencontre n’a rien d’un hasard : qu’il s’agisse d’une race, d’une caste, d’une classe, d’un sexe réduits à une condition inférieure, les processus de justification sont les mêmes. »
Le cas de l’antisémitisme se distingue en ce que l’antisémite exige une élimination des Juifs.
Mais le cas du racisme paraît plus propice à une comparaison car ce que souhaite alors le dominant est de conserver son privilège, et donc justifier la place de chacun en ayant recours à une essentialisation des individus.
Les places sont décidées par le privilégié, qui ne reconnaît aucune contingence au monde tel qu’il est (encore une fois, le maître ne pose pas sa dépendance à l’égard de l’esclave). Par conséquent, un régime politique discriminant s’accompagne toujours d’un paternalisme qui va justifier l’ordre des individus, plutôt que d’ouvrir de nouveau un affrontement qui risquerait de faire sentir la contingence de la domination (comme lorsque les nazis découvrent Jesse Owens, qui remporte quatre médailles d’or, et lève son poing ganté de noir en 1936). Un régime raciste produit l’image de ce qu’est un bon noir, un régime sexiste produit l’image d’une « femme vraiment femme ».
C’est ainsi qu’on espère transformer nos propres valeurs en faits, après avoir eu le privilège de définir les valeurs d’une société suite au fait de notre victoire. Le cercle vicieux se referme lorsque cette essentialisation projetée sur les individus finit par produire les effets attendus, qui viennent confirmer cette essentialisation.
Beauvoir souligne que le caractère contingent de la victoire. « C’est sur la portée du mot être qu’il faut s’entendre » Car être supérieur, cela ne signifie pas qu’on domine au nom d’une essence éternelle, d’un pouvoir spécial qui consiste à gagner à chaque coup. « Être c’est être devenu. » Cela signifie qu’on prend pour une caractéristique fondamentale (« valeur substantielle ») ce qui en réalité est le terme d’un processus (« sens dynamique hégelien »).
C’est exactement le sens de la formule « on ne naît pas femme, on le devient ». Être ici, comme ce qu’on entend par « être femme » c’est avoir intériorisé sa situation comme un destin, c’est avoir été soumis.