Allégorie de la caverne

Un dessin animé de 1974 pour les plus pressés...


ALLEGORIE
Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation, d’après le tableau que voici. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, ben sorte qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le long de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir leurs prestiges.

Je vois cela, dit-il.

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des ustensiles de toute sorte, qui dépassent la hauteur du mur, et des figures d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien.

Voilà, dit-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d’abord penses-tu que dans cette situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?

Peut-il en être autrement, dit-il, s’ils sont contraints toute leur vie de rester la tête immobile ?

Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?

Sans contredit.

Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu’ils verraient ?

Nécessairement.

Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient pas sa voix pour celle de l’ombre qui défilerait ?

Si, par Zeus, dit-il.

Il est indubitable, repris-je, qu’aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés.

C’est de toute nécessité, dit-il.

Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les délivrait de leurs chaînes et qu’on les guérît de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure. Je te demande ce qu’il pourra répondre, si on lui dit que tout à l’heure il ne voyait que des riens sans consistance, mais que maintenant plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui faisant voir chacun des objets qui défilent devant lui, on l’oblige à force de questions à dire ce que c’est ? Ne crois-tu pas qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ?

Beaucoup plus véritables, dit-il.

Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait et retournerait aux choses qu’il peut regarder, et qu’il les croirait réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?

Je le crois, fit-il.

Et si, repris-je, on le tirait de là par force, qu’on lui fît gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et se révolterait d’être ainsi traîné, et qu’une fois arrivé à la lumière, il aurait les yeux éblouis de son éclat, et ne pourrait voir aucun des objets que nous appelons à présent véritables ?

Il ne le pourrait pas, dit-il, du moins tout d’abord.

Il devrait en effet, repris-je, s’y habituer, s’il voulait voir le monde supérieur. Tout d’abord ce qu’il regarderait le plus facilement, ce sont les ombres, puis les images des hommes et des autres objets reflétés dans les eaux, puis les objets eux-mêmes ; puis élevant ses regards vers la lumière des astres et de la lune, il contemplerait pendant la nuit les constellations et le firmament lui-même bplus facilement qu’il ne ferait pendant le jour le soleil et l’éclat du soleil.

Sans doute.

À la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler tel qu’il est.

Nécessairement, dit-il.

Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible cet qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne.

Il est évident, dit-il, que c’est là qu’il en viendrait après ces diverses expériences.

Si ensuite il venait à penser à sa première demeure et à la science qu’on y possède, et aux compagnons de sa captivité, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait du changement et qu’il les prendrait en pitié ?

Certes si.

Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils pouvaient alors se donner les uns aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l’œil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement dles premiers ou les derniers, ou ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner celui qui allait arriver, penses-tu que notre homme en aurait envie, et qu’il jalouserait ceux qui seraient parmi ces prisonniers en possession des honneurs et de la puissance ? Ne penserait-il pas comme Achille dans Homère, et ne préférerait-il pas cent fois n’être qu’un valet de charrue au service d’un pauvre laboureur et supporter tous les maux possibles plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?

Je suis de ton avis, dit-il : il préférerait tout souffrir plutôt que de revivre cette vie-là ?

Imagine encore ceci, repris-je ; si notre homme redescendait et reprenait son ancienne place, n’aurait-il pas les yeux offusqués par les ténèbres, en venant brusquement du soleil ?

Assurément si, dit-il.

Et s’il lui fallait de nouveau juger de ces ombres et concourir avec les prisonniers qui n’ont jamais quitté leurs chaînes, pendant que sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demanderait un temps assez long, n’apprêterait-il pas à rire et ne diraient-ils pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce n’est même pas la peine de tenter l’ascension ; et, si quelqu’un essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils pussent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?

Ils le tueraient certainement, dit-il.

PLATON, La République, livre VII.


EXPLICATION

- Maintenant, mon cher Glaucon, il faut [517b] appliquer point par point cette image à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu qui l'éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi, telle est mon opinion : dans le monde intelligible l'Idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes choses ; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le souverain de la lumière ; que, dans le monde intelligible, c'est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence ; et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique.

- Je partage ton opinion autant que je puis te suivre.

- Eh bien ! partage là encore sur ce point, et ne t'étonne pas que ceux qui se sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut.

- Oui, c'est naturel.

- Mais quoi, penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle-même ?

- Ce n'est pas du tout étonnant.

- Un homme sensé se rappellera qu'il y a deux sortes de troubles de la vue, dus à deux causes différentes : le passage de la lumière à l'obscurité et le passage de l'obscurité à la lumière. Songeant que ceci vaut également pour l'âme, quand on verra une âme troublée et incapable de discerner quelque chose, on se demandera si venant d'une existence plus lumineuse, elle est aveuglée faute d'habitude, ou si, passant d'une plus grande ignorance à une existence plus lumineuse, elle est éblouie par son trop [518b] vif éclat. Dans le premier cas, alors, on se réjouirait de son état et de l'existence qu'elle mène ; dans le second cas on la plaindrait, et si l'on voulait en rire, la raillerie serait moins ridicule que si elle s'adressait à l'âme qui redescend de la lumière.

- C’est parler avec beaucoup de justesse.


Platon aurait-il aimé le cinéma ? 

Un film qui prétend devenir un spectacle total, faisant oublier la réalité, est-il nécessairement un mauvais film ?


CONCLUSION

    - La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élève jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, [533d] et qui, vraiment, tire peu à peu l'oeil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers la région supérieure… [533e] Il suffira donc d'appeler science la première division de la connaissance, pensée discursive la seconde [534a], foi la troisième, et imagination la quatrième ; de comprendre ces deux dernières sous le nom d'opinion, et les deux premières sous celui d'intelligence, l'opinion ayant pour objet la génération, et l'intelligence l'essence ; et d'ajouter que ce qu'est l'essence par rapport à la génération, l'intelligence l'est par rapport à l'opinion, la science par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à l'imagination [...]






Extraits du texte La souveraineté du Bien par Iris Murdoch (philosophe et romancière du XXe siècle) qui interprète l'allégorie de la caverne de Platon.


Quand Platon cherche à expliquer ce qu’est le Bien, il se sert de l’image du soleil. Mais quand le voyageur de la moralité sort de la caverne et se met à explorer du regard le monde réel à la lumière du soleil, il est foncièrement incapable de regarder le soleil en face. J’aimerais faire un commentaire de certains aspects de cette métaphore d’une si grande richesse.

Le soleil apparaît au terme d'une longue quête qui implique une réorientation (les prisonniers doivent se retourner) et une ascension. Il est réel, là-bas, mais très lointain. Il dispense la lumière et énergie et nous permet de connaître la vérité. C’est à sa lumière que nous voyons les choses du monde dans leurs véritables relations. L’observer en lui-même est extrêmement difficile et c’est un regard différent de celui qu’on porte sur les choses qu’il éclaire. Il est un genre de chose différent de ce qu’il illumine. (…)

Il s'agit bien sûr d'une métaphore, mais d'une métaphore très importante et qui n'est pas seulement une propriété de la philosophie et pas seulement un modèle. Comme je l’ai dit au début, nous sommes des créatures qui utilisons des métaphores irremplaçables dans nombre de nos activités les plus importantes. (…)

Je veux maintenant continuer à expliquer le concept du Bien et sa relation particulière avec d’autres concepts en parlant d’abord du pouvoir unificateur de cette idée, et ensuite de son caractère indéfinissable. J'ai dit plus tôt qu'à ma connaissance, il n'y avait pas d'unité métaphysique dans la vie humaine : tout était soumis à la mortalité et au hasard. Et pourtant, nous continuons à rêver d’unité. L'art est notre rêve le plus ardent. En fait, la morale nous présente effectivement une sorte d’unité, quoique d’un genre particulier et tout à fait différente de l’unité théorique fermée des idéologies. Platon décrit le voyage de l'âme sous la forme d'une ascension passant par quatre stades de clarification progressive, mais par où l'âme découvre graduellement que les choses qu'elle tenait à chaque stade pour des réalités n'étaient que des ombres ou des images de quelque chose de plus réel encore. Au terme de sa quête, l'âme accède à un principe premier non hypothétique, qui est la forme ou l'idée du Bien, et qui lui permet, au cours de sa redescente, de recouvrer les formes ou la vraie intelligence de ce qu'elle n'avait précédemment saisi que de manière approximative (République, 510-511). Ce fragment de la République a soulevé de nombreuses discussions, mais il me semble que son application générale à la moralité est assez claire. L'esprit qui a réussi a s'élever jusqu'à la vision du Bien est désormais capable de ressaisir dans leur vraie nature et dans leurs relations réciproques les concepts rencontrés au cours de son premier voyage (art, travail, nature, personnes, idées, institutions, situations, etc.). L'homme de bien sait par exemple si et quand l'art ou la politique a priorité sur la famille. L'homme de bien voit comment les vertus se relient les unes aux autres. Platon n'expose en fait nulle part une théorie unitaire et systématique du monde des formes, bien qu'il laisse entendre qu'il y a une hiérarchie des formes (par exemple, dans la République, 509 A, la Vérité et la Science sont situées immédiatement au-dessous du Bien). Ce qui est en revanche bien attesté, c'est que nos opérations intellectuelles sont hiérarchiquement structurées à partir du moment où nous introduisons, sous la garantie de notre appréhension du Bien, un ordre dans notre conception du monde.

Iris Murdoch, La Souveraineté du Bien, p. 169


    Regarder le soleil est difficile : ce regard n'est pas identique à celui qu'on porte sur les autres choses. Nous avons, d'une manière ou d'une autre, l'idée, exprimée et symbolisée par l'art, d'une réelle convergence de lignes différentes vers un centre. Il existe un centre attracteur ; mais il est plus facile de regarder les arêtes convergentes que le centre comme tel. Nous ne savons pas, nous ne conceptualisons pas - et sans doute ne le pouvons-nous pas - à quoi peut ressembler ce centre. Alors pourquoi chercher à cerner ce qu'on ne saurait voir ? Et ne court-on pas le risque de porter préjudice à notre capacité même de focaliser le regard sur les arêtes ? Je pense pourtant que le dressage du regard garde un sens, même si l'opération comporte quelques périls liés au masochisme et à certains autres stratagèmes obscurs du psychisme. Les pulsions fétichistes sont profondes, ambiguës et vénérables. Et il existe de faux soleils, plus faciles à contempler et plus réconfortants que le vrai.

    Dans sa puissante allégorie, Platon nous donne l'image de cette vénération illusoire. Les captifs de la caverne sont pris dans des liens qui leur tiennent la tête tournée vers le mur du fond. Derrière, sur une hauteur, brûle un feu dont la lumière leur permet de voir, projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face, les ombres de statuettes qu'on transporte là-haut, sur un chemin situé entre le feu et les prisonniers; et ceux-ci prennent ces ombres pour les objets mêmes. Quand, délivrés de leurs chaînes, ces hommes peuvent se retourner, ils voient le feu qu'ils vont devoir dépasser pour gravir la montée et sortir de la caverne. Je tiens ce feu pour le représentant du moi ; il figure le psychisme archaïque et non encore régénéré, cette puissante source d'énergie et de chaleur. S'étant ainsi élevés au second stade de leur initiation à la lumière, les prisonniers accèdent au type de conscience de soi qui est aujourd'hui l'objet de tant de soins de notre part. Ils peuvent voir les sources mêmes de ce qui n'était auparavant qu'aveugle instinct égocentrique. Ils contemplent les flammes dont la lumière produisait les ombres qu'ils tenaient jusque-là pour des réalités ; ils peuvent voir aussi les statuettes, les imitations de choses du monde réel, dont ils avaient coutume de reconnaître les ombres. Et ils ne songent même pas qu'il y ait encore autre chose à voir. Quoi de plus plausible que de voir ces hommes se fixer auprès de ce feu qui, toute vacillante et incertaine que soit sa forme, est si facile à contempler et si réconfortant? 

Ibidem, p. 179.






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