Textes autour du Deuxième sexe

Luisa Callegari, Coroa, 2018.
    
On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; (…) leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; ( … ) dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée.

Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxième sexe, tome II, Introduction.

En vérité, l'influence de l'éducation et de l'entourage est ici immense. [...] 

Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme « féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c'est là une donnée biologique ; en vérité, c'est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société. L'immense chance du garçon, c'est que sa manière d'exister pour autrui l'encourage à se poser pour soi. Il fait l'apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d'indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s'enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose. Certes, il s'éprouve aussi comme « pour autrui », il met en question sa virilité et il s'ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c'est qu'il n'y a pas d'opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonté de s'affirmer dans des projets concrets. C'est en faisant qu'il se fait être, d'un seul mouvement. 

    Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son « être-autre » ; on lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l'entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s'affirmer comme sujet ; si on l'y encourageait, elle pourrait manifester la même exubérance vivante, la même curiosité, le même esprit d'initiative, la même hardiesse qu'un garçon. C'est ce qui arrive parfois quand on lui donne une formation virile ; beaucoup de problèmes lui sont alors épargnés. Il est intéressant de noter que c'est là le genre d'éducation qu'un père dispense volontiers à sa fille ; les femmes élevées par un homme échappent en grande partie aux tares de la féminité. Mais les mœurs s'opposent à ce qu'on traite les filles tout à fait comme des garçons.

Ibidem.


Le mensonge auquel on condamne l’adolescente, c’est qu’il lui faut feindre d’être objet, et un objet prestigieux, alors qu’elle s’éprouve comme une existence incertaine, dispersée, et qu’elle connaît ses tares. Maquillages, fausses boucles, guêpières, soutiens-gorge « renforcés » sont des mensonges ; le visage même se fait masque : on y suscite avec art des expressions spontanées, on mime une passivité émerveillée ; rien de plus étonnant que de découvrir soudain dans l’exercice de sa fonction féminine une physionomie dont on connaît l’aspect familier ; sa transcendance se renie et imite l’immanence ; le regard ne perçoit plus, il reflète ; le corps ne vit plus, il attend ; tous les gestes et les sourires se font appel ; désarmée, disponible, la jeune fille n’est plus qu’une fleur offerte, un fruit à cueillir. C’est l’homme qui l’encourage à ces leurres en réclamant d’être leurré : ensuite, il s’irrite, il accuse. Mais, pour la fillette sans ruse, il n’a qu’indifférence et même hostilité. Il n’est séduit que par celle qui tend des pièges ; offerte, c’est elle qui guette une proie ; sa passivité sert une entreprise, elle fait de sa faiblesse l’instrument de sa force ; puisqu’il lui est défendu d’attaquer franchement, elle en est réduite aux manœuvres et aux calculs ; et son intérêt est de paraître gratuitement donnée ; aussi lui reprochera-t-on d’être perfide et traîtresse : c’est vrai. Mais il est vrai qu’elle est obligée d’offrir à l’homme le mythe de sa soumission du fait qu’il réclame de dominer.

Ibidem.


    C'est une étrange expérience pour un individu qui s'éprouve comme sujet, autonomie, transcendance, comme un absolu, de découvrir en soi à titre d'essence donnée l'infériorité : c'est une étrange expérience pour celui qui se pose pour soi comme l'Un d'être révélé à soi-même comme altérité. C'est là ce qu'il arrive à la petite fille quand faisant l'apprentissage du monde elle s'y saisit comme une femme. La sphère à laquelle elle appartient est de partout enfermée, limitée, dominée par l'univers mâle : si haut qu'elle se hisse, si loin qu'elle s'aventure, il y aura toujours un plafond au-dessus de sa tête, des murs qui barreront son chemin. Les dieux de l'homme sont dans un ciel si lointain qu'en vérité, pour lui, il n'y a pas de dieux : la petite fille vit parmi des dieux à face humaine. 

    Cette situation n'est pas unique. C'est aussi celle que connaissent les Noirs d'Amérique, partiellement intégrés à une civilisation qui cependant les considère comme une caste inférieure ; ce que Big Thomas éprouve avec tant de rancœur à l'aurore de sa vie, c'est cette définitive infériorité, cette altérité maudite qui est inscrite dans la couleur de sa peau : il regarde passer des avions et il sait que parce qu'il est noir le ciel lui est défendu. Parce qu'elle est femme, la fillette sait que la mer et les pôles, que mille aventures, mille joies lui sont défendues : elle est née du mauvais côté. La grande différence, c'est que les Noirs subissent leur sort dans la révolte : aucun privilège n'en compense la dureté ; tandis que la femme est invitée à la complicité. J'ai rappelé déjà qu'à côté de l'authentique revendication du sujet qui se veut souveraine liberté, il y a chez l'existant un désir inauthentique de démission et de fuite ; ce sont les délices de la passivité que parents et éducateurs, livres et mythes, femmes et hommes font miroiter aux yeux de la petite fille ; dans sa toute petite enfance, on lui apprend déjà à les goûter ; la tentation se fait de plus en plus insidieuse ; et elle y cède d'autant plus fatalement que l'élan de sa transcendance se heurte à de plus sévères résistances. Mais en acceptant sa passivité, elle accepte aussi de subir sans résistance un destin qui va lui être imposé du dehors, et cette fatalité l'effraie. Qu'il soit ambitieux, étourdi ou timide, c'est vers un avenir ouvert que s'élance le jeune garçon ; il sera marin ou ingénieur, il restera aux champs ou il partira pour la ville, il verra le monde, il deviendra riche ; il se sent libre en face d'un avenir où l'attendent des chances imprévues. La fillette sera épouse, mère, grand-mère ; elle tiendra sa maison exactement comme le fait sa mère, elle soignera ses enfants comme elle a été soignée : elle a douze ans et déjà son histoire est inscrite au ciel ; elle la découvrira jour après jour sans jamais la faire ; elle est curieuse mais effrayée quand elle évoque cette vie dont toutes les étapes sont d'avance prévues et vers laquelle l'achemine inéluctablement chaque journée.

Ibidem.


La femme n'a jamais eu ses chances « Les accomplissements personnels sont presque impossibles dans les catégories humaines collectivement maintenues dans une situation inférieure. « Avec des jupes, où voulez-vous qu'on aille? » demandait Marie Bashkirtseff . Et Stendhal : « Tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public. » À vrai dire, on ne naît pas génie : on le devient ; et la condition féminine a rendu jusqu'à présent ce devenir impossible. 

Les antiféministes tirent de l'examen de l'histoire deux arguments contradictoires : 1° les femmes n'ont jamais rien créé de grand ; 2° la situation de la femme n'a jamais empêché l'épanouissement des grandes personnalités féminines. Il y a de la mauvaise foi dans ces deux affirmations ; les réussites de quelques privilégiées ne compensent ni n'excusent l'abaissement systématique du niveau collectif ; et que ces réussites soient rares et limitées prouve précisément que les circonstances leur sont défavorables. Comme l'ont soutenu Christine de Pisan, Poulain de la Barre, Condorcet, Stuart Mill, Stendhal, dans aucun domaine la femme n'a jamais eu ses chances. C'est pourquoi aujourd'hui un grand nombre d'entre elles réclament un nouveau statut ; et encore une fois, leur revendication n'est pas d'être exaltées dans leur féminité : elles veulent qu'en elles-mêmes comme dans l'ensemble de l'humanité la transcendance l'emporte sur l'immanence ; elles veulent qu'enfin leur soient accordés les droits abstraits et les possibilités concrètes sans la conjugaison desquels la liberté n'est qu'une mystification. Cette volonté est en train de s'accomplir. Mais la période que nous traversons est une période de transition ; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes est encore entre leurs mains ; les institutions et les valeurs de la civilisation patriarcale en grande partie se survivent. Les droits abstraits sont bien loin d'être partout intégralement reconnus aux femmes : en Suisse, elles ne votent pas encore ; en France la loi de 1942 maintient sous une forme atténuée les prérogatives de l'époux. Et les droits abstraits, nous venons de le dire, n'ont jamais suffi à assurer à la femme une prise concrète sur le monde : entre les deux sexes, il n'y a pas aujourd'hui encore de véritable égalité.

Ibidem.



 LES HERITIER.E.S


La différence sexuelle inscrite dans le monde commun est le produit de longues pratiques culturelles. Elle est notamment symbolisée par les couleurs. Le rose est une couleur qui est devenue féminine, comme le sujet féminin moderne, du fait d'une altérisation à l'égard des autres couleurs. 

Le rose tel qu'il est employé en marketing relève alors du paradoxe: il symbolise la féminité pour répondre aux besoins « naturels » des femmes et, en même temps, il renvoie la féminité à un procédé d'esthétisation artificiel qui se consomme et qui est accessoire. Sortes de « prothèses de féminité », les objets roses peuvent aussi être consommés et arborés par des individus de sexuation masculine pour affirmer leur féminité, pour appuyer un parcours transgenre (ce que j'ai montré dans le chapitre précédent) ou, dans le cadre de revendications politiques ou artistiques, pour transgresser les normes de genre (ce que nous verrons dans le dernier chapitre). On peut ici faire échos aux propos de la philosophe Judith Butler, lorsqu'elle dit que le genre, qui tient lieu de réalité, peut être changé ou transformé : la consommation de produits issus du marketing rose permet de moduler les identités de genre des consommatrices et, à la marge, des consommateurs.

Si pour paraphraser Simone de Beauvoir, on ne naît pas femme mais on le devient, force est donc de constater qu'on le devient en partie grâce à la consommation, ce qui soulève de nouvelles problématiques. L'accès à ces objets roses qui permettent d'augmenter visiblement sa féminité et de renforcer son appartenance aux catégories « fille » ou « femme » est en effet déterminé par la capacité des filles et des femmes à pouvoir acquérir lesdits objets. Aux problématiques de genre que suggère le marketing rose s'additionnent alors des problématiques de classe qui participent de la construction d'un modèle de féminité blanche et bourgeoise, comme c'est globalement le cas au cours de toute l'histoire du rose comme symbole de féminité. Il ne fait donc aucun doute que ce dernier s'est construit pour majeure partie du côté des dominant-es – et ce malgré le processus d'altérisation qu'il peut entraîner – et qu'il continue de participer à la perpétuation des modèles de féminité dominants au travers de la consommation et de la marchandisation de la féminité.

Kevin Bideaux, Rose, une couleur aux prises avec le genre, 2023.


L'emploi du rose dans les représentations du féminin participe d'une altérisation du féminin, telle que la décrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe : « [La femme| se détermine et se différencie par rapport à l'homme et non celui-ci par rapport à elle; elle est l'inessentiel en face de l'essentiel. Il est le Sujet, il est l'Absolu : elle est l'Autre. » On peut dire du rose qu'il participe à l'esthétisation de ce processus d'altérisation, formant un régime visuel en prise avec le système de genre en signifiant le féminin et uniquement le féminin, toute association avec le masculin étant perçue comme incompatible symboliquement, engendrant un changement de perception du masculin. De plus, le trope du « rose féminin » est quasi systématiquement employé dans le cadre de représentations stéréotypées, voire caricaturales ; ces dernières participent à la reproduction et à la diffusion de représentations simplifiées du féminin, ce dernier étant alors associé à des qualités perçues comme impuissantes ou superflues, telles que la coquetterie, la sensibilité, la fragilité ou la gentillesse. En outre, si le rose sert à particulariser le féminin, le masculin est toujours considéré comme le général et la norme, échappant ainsi à toute particularisation esthétique - quand le bleu signifie la masculinité, c'est toujours en rapport à une entité féminine complémentaire, elle-même conçue d'après la figure masculine.

Ibidem.



Judith Butler tire une conséquence de la célèbre formule de Beauvoir, en se demandant s'il n'y a pas avant la sexuation, un autre processus qui la détermine. 

    « On ne naît pas femme : on le devient », comme l’écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe. Voici une drôle d’expression, pour ne pas dire une expression absurde, car comment peut-on devenir femme si on ne l’est pas déjà d’entrée de jeu ? Et qui est ce « on » qui fait advenir ce devenir ? Y a-t-il un être humain qui devient son genre à un moment donné ? Est-on en droit de supposer que cet humain n’était pas son genre avant de le devenir ? Comment « devient »-on un genre ? Quel est le moment ou le mécanisme de construction du genre ? Et, question peut-être plus pertinente encore, quand ce mécanisme entre-t-il en jeu sur la scène culturelle pour transformer le sujet humain en un sujet genré ?

    Y a-t-il un seul être humain qui ne soit pas, si l’on peut dire, déjà genré à la base ? La marque du genre semble conférer aux corps leur « qualité » de corps humains ; un nouveau-né ne devient humain que lorsqu’on a répondu à la question de savoir si c’était un garçon ou une fille. Les figures corporelles qui n’intègrent aucun genre tombent en dehors de l’humain, elles constituent même le domaine du déshumanisé et de l’abject contre lequel l’humain se constitue lui-même. Si le genre est omniprésent, prédéfinissant ce qui est humain de ce qui ne l’est pas, comment peut-on dire d’un humain qu’il devient son genre, comme si le genre était un post-scriptum ou un ajout culturel de dernière minute ?

    Évidemment, Beauvoir voulait simplement dire que la catégorie « femme » était un accomplissement culturel susceptible de variation, un ensemble de significations qui étaient prises ou reprises au sein d’un champ culturel, et que personne ne naissait avec un genre — que le genre était toujours acquis. Par ailleurs, Beauvoir voulait aussi dire que l’on naissait avec un sexe, en tant que sexe, en tant qu’être sexué, et que le fait d’être sexué et le fait d’être humain étaient coextensifs et simultanés ; le sexe est un attribut analytique de l’humain ; il n’y a pas d’humain qui ne soit pas sexué ; le sexe est l’un de ses attributs nécessaires. Mais le sexe n’est pas la cause du genre, et le genre ne peut pas se comprendre comme le reflet ou l’expression du sexe ; en réalité, pour Beauvoir, le sexe relève du fait immuable, le genre est acquis. S’il est impossible de changer de sexe — c’est du moins ce qu’elle pensait — le genre est, quant à lui, la construction culturelle et variable du sexe. Il est cette myriade de possibilités ouvertes sur la signification culturelle permise par le corps sexué. La théorie de Beauvoir a des conséquences, semble-t-il, radicales qu’elle-même n’arrivait pas à imaginer. Par exemple, si le sexe et le genre sont parfaitement distincts, cela implique qu’on peut être d’un certain sexe, mais prendre le genre opposé ; autrement dit, le terme « femme » n’a pas besoin de renvoyer à la construction culturelle du corps féminin comme le terme « homme » n’a pas besoin de traduire des corps masculins. Formulée aussi radicalement, la distinction sexe/genre suggère que les corps sexués permettent toutes sortes de genres différents ; de plus, cela implique que les genres ne doivent pas nécessairement se limiter au nombre de deux. Si le sexe ne limite pas le genre, alors peut-être y a-t-il des genres, des façons d’interpréter culturellement le corps sexué, qui ne sont absolument pas limités par la dualité apparente du sexe. Relevons aussi cette autre conséquence : si le genre est quelque chose que l’on devient — mais une chose qui ne peut jamais être —, alors le genre est lui-même une sorte de devenir ou d’activité. Dans ces conditions il ne faudrait pas envisager ce genre comme un nom, une chose substantive ou encore un marqueur culturel statique, mais plutôt comme une sorte d’action continue et répétée. Si le genre n’est pas attaché au sexe par un lien de causalité ou d’expression, alors le genre est une sorte d’action susceptible de proliférer au-delà des limites imposées par l’apparente dualité des sexes. En réalité, le genre serait une sorte d’action culturelle/corporelle nécessitant un nouveau vocabulaire qui institue et fasse proliférer toutes sortes de participes présents, des catégories expansibles et ouvertes à la resignification qui résistent aux restrictions que la grammaire, binaire et substantivante, impose au genre. Mais comment faire pour qu’un tel projet devienne culturellement possible et pour qu’il ne subisse pas le même sort que les projets utopiques, impossibles et vains ?

Judith Butler, Le Trouble dans le genre, 1990.



La définition du sujet féminin a été complexifiée par la prise de parole des personnes trans. Parmi elles, Paul B. Preciado, qui s'adresse à des psychanalystes (relativement hostiles) pour expliquer ce que signifie, selon lui, le changement de sexe.

Pour me présenter, permettez-moi, puisque vous êtes 3500 psychanalystes et que je me sens un peu seul de ce côté de la scène, de courir et de grimper sur les épaules du maître de toutes les métamorphoses, le meilleur analyste des excès qui se cachent derrière la façade de la raison scientifique et de la folie qui prend le nom commun de santé mentale: Franz Kafka. 

En 1917, Franz Kafka écrit Ein Bericht für eine Akademie, un Rapport pour une académie. Le narrateur du texte est un singe qui, après avoir appris le langage des humains, se présente face à une académie des plus hautes autorités scientifiques pour leur expliquer ce que l'évolution humaine a représenté pour lui. Le singe, qui dit s'appeler Pierre le Rouge, raconte comment il a été capturé lors d'une expédition de chasse organisée par le cirque de Hagenbeck, puis transporté en Europe dans un bateau, amené dans un cirque animal, et comment il est ensuite parvenu à devenir un homme. Pierre le Rouge explique que pour maîtriser le langage des humains et entrer dans la société de l'Europe de son temps, il a dû oublier sa vie de singe. Et comment, pour supporter cet oublié et la violence de la société des hommes, il est devenu alcoolique. Mais le plus intéressant dans le monologue de Pierre le Rouge, c'est que Kafka ne présente pas son processus d'humanisation comme une histoire d'émancipation ou de libération par rapport à l'animalité, mais plutôt comme une critique de l'humanisme colonial européen et de ses taxonomies anthropologiques. Une fois capturé, le singe dit ne pas avoir eu de choix : s'il ne voulait pas mourir enfermé dans une cage, il devait passer à la « cage » de la subjectivité humaine. 

Comme le singe Pierre le Rouge s'est exprimé devant les scientifiques, je m'adresse aujourd'hui à vous, académiciens de la psychanalyse, depuis ma « cage » d'homme trans. Moi, corps marqué par le discours médical et juridique comme « transsexuel », caractérisé dans la plupart de vos diagnostics psychanalytiques comme sujet d'une « métamorphose impossible », me situant, selon la plupart de vos théories, au-delà de la névrose, au bord ou même dans la psychose, incapable selon vous de résoudre correctement un complexe d’Œdipe ou ayant succombé à l'envie du pénis. Eh bien, c'est à partir de cette position de malade mental où vous me renvoyez que je m'adresse à vous en tant que singe-humain d'une nouvelle ère. Je suis le monstre qui vous parle. Le monstre que vous avez construit avec vos discours et vos pratiques cliniques. Je suis le monstre qui se lève du divan et prend la parole, non pas en tant que patient, mais en tant que citoyen, en tant que votre égal monstrueux.

Paul B Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, 2019.



Catharine MacKinnon est une juriste, qui a forgé le concept puis réussi à inscrire le harcèlement sexuel dans la loi. Elle s'est opposée notamment à la pornographie et à la qualification du viol par le consentement (car on peut consentir tout en étant soumis). Sa position philosophique est radicale, puisque dans un monde injuste et misogyne, le consentement est impossible et toute hétérosexualité ne peut être que problématique.

Le consentement est le concept central de la plupart des lois sur les agressions sexuelles dans le monde depuis des siècles, et l’est toujours. Et, de facto, cette notion est le principal prétexte, légal et social, de ne rien faire contre les agressions sexuelles. Dans le cas de violences sexuelles alléguées, se focaliser sur l’absence ou non de consentement sert de projection psychologique du point de vue masculin. On fait le procès de la victime en se concentrant sur l’état d’esprit de la plaignante – que pensait-elle ? – plutôt que les débats ne portent sur le comportement de l’auteur – que faisait-il ? – et qu’on juge la façon dont il a tiré parti d’une situation d’inégalités pour parvenir à ses fins.

Le droit américain criminalisant le viol ne fonctionnait pas, c’est pour cela que j’ai forgé dès les années 1970 le concept et la loi sur le harcèlement sexuel qui, aux Etats-Unis, est une loi civile sur l’égalité des sexes au travail et dans l’environnement scolaire et universitaire.

Catharine MacKinnon, entretien LeMonde du 20 novembre 2023.


Puis, il y eut un mouvement de femmes qui critiquait l’origine sociale — et non pas naturelle ou venant de Dieu ni même descendant du Congrès — des actes comme le viol ou la violence masculine contre les femmes, comme une forme de terrorisme sexuel. [...]

Il critiquait également des concepts sacrés du point de vue de l’existence matérielle des femmes, de notre réalité, des concepts comme le choix. Ce mouvement comprenait que lorsque les conditions matérielles limitent 99% de vos possibilités, il n’est pas sérieux d’appeler le 1% restant — ce que vous faites — votre choix. Ce mouvement ne s’était pas fait embrouiller par des concepts tels que le consentement. Il savait que lorsque la force est considérée comme partie prenante du sexe, lorsque le non est pris pour un oui, quand la peur et le désespoir génèrent l’acquiescement et que l’acquiescement est interprété comme un consentement, alors le consentement n’est pas un concept pertinent.

En outre, ce mouvement critiquait des concepts que nous avions fait nôtre, comme l’égalité. Il comprenait que la définition existante de l’égalité reposait sur une symétrie dénuée de sens, une équivalence vide, mais aussi qu’elle était définie selon les standards masculins. Il connaissait les limites d’être soit similaire aux hommes soit différente des hommes. Être similaire aux hommes c’était être à égalité selon leurs standards ; être différente des hommes, c’était encore selon leurs standards. Ce mouvement affirma que si l’égalité c’était cela, nous n’en voulions pas.

Il critiquait aussi la conception dominante de la liberté, la liberté sexuelle en particulier, en l’exposant et la démasquant comme un paravent à la liberté de maltraiter. Quand les puissants défendaient l’oppression des femmes comme une liberté, ce mouvement savait que c’était l’ivresse de leur puissance qu’ils cherchaient à préserver. Ce mouvement condamnait la liberté d’opprimer, au lieu de penser qu’il en fallait davantage afin que les femmes puissent être libres.

Certains esprits s’aventurèrent jusqu’à critiquer l’amour, en tant que désir autodestructeur liant les femmes à leur servitude. Et enfin, au prix de lourds sacrifices, certaines critiquèrent le sexe, notamment l’institution du coït comme stratégie et pratique de la soumission. [...]

Quelle est la différence entre le mouvement des femmes que nous avions et celui qui existe dorénavant, si tant est qu’on puisse encore l’appeler un mouvement ? À mon avis la différence c’est le libéralisme. Là où le féminisme était collectif, le libéralisme est individualiste. Voilà à quoi nous avons été réduites. Tandis que le féminisme produit une critique sociale, le libéralisme est naturaliste, il attribue l’oppression des femmes à leur sexualité naturelle, il la fait “nôtre”. Quand le féminisme critique les moyens par lesquels les femmes ont été déterminées socialement avec l’objectif de changer ce conditionnement, le libéralisme est volontariste, c’est-à-dire qu’il fait comme si nous avions les choix que nous n’avons pas. Quand le féminisme se base sur la réalité matérielle, le libéralisme préfère quelque monde idéal dans notre tête. Et quand le féminisme est impitoyablement politique, sur le pouvoir et la servitude, le mieux qui puisse être fourni par ce nouveau mouvement est une forme édulcorée de moralisme : c’est bien, c’est mal, pas la moindre analyse du pouvoir et de la servitude. En d’autres termes, les membres d’une classe, comme les femmes, qui n’ont d’autre choix que de vivre en tant que membres de cette classe, sont considérées comme si elles étaient des individus uniques. Leurs caractéristiques sociales sont alors réduites à des caractéristiques naturelles. La dépossession des choix devient la libre expression de la volonté. La réalité matérielle se transforme en idées au sujet de la réalité. Et les véritables positions de pouvoir et de servitude deviennent des jugements de valeur très relatifs à propos desquels les personnes raisonnables peuvent avoir des préférences différentes, mais tout aussi valables. Les violences subies par les femmes deviennent un “point de vue.”

Tout ceci est incorporé dans la législation grâce à la neutralité de genre, au consentement, la vie privée, et l’expression. La neutralité de genre signifie que vous ne pouvez pas prendre le sexe en considération, vous ne pouvez pas constater, comme nous savions que c’était nécessaire, que la neutralité renforce un statu quo qui n’est pas neutre. Le consentement atteste que tout ce qu’on vous force à faire est imputable à votre libre volonté. La vie privée protège la sphère de l’oppression intime des femmes. L’expression préserve la violence sexuelle contre les femmes et l’exploitation sexuelle des femmes parce qu’elles sont des formes masculines d’expression de soi. En vertu du Premier amendement, seuls ceux qui peuvent déjà s’exprimer bénéficient d’une expression protégée. Les femmes risquent davantage d’être l’expression des hommes. Personne n’ayant au préalable une garantie sociale de ces droits ne peut les obtenir légalement.

Catharine MacKinnon, Le libéralisme et la mort du féminisme, discours prononcé le 6 avril 1987.



AUX ORIGINES.


John Stuart Mill a été l'un des philosophes masculins les plus préoccupés par la cause des féministes. Il a aimé l'une d'entre elles, Harriet Taylor, qui l'a largement influencé dans son propre cheminement intellectuel.

La difficulté de penser l'égalité entre hommes et femmes.

À tous égards, c'est une lourde tâche d'attaquer une opinion quasi universelle. Il faut beaucoup de chance et des dons exceptionnels pour arriver à plaider sa cause. On a plus de difficultés à se faire entendre des juges que tout autre plaideur à faire prononcer une sentence. Si l'on parvient à se faire écouter, on est soumis à une série d'exigences logiques totalement différentes de celles requises dans d'autres cas. Habituellement, la charge de la preuve incombe à celui qui avance une affirmation. Si une personne est accusée d'un meurtre, c'est aux accusateurs de fournir la preuve de la culpabilité de l'accusé et non à celui-ci de prouver son innocence.

Comment la domination masculine est devenue comme un fait naturel.

Dans certains cas, une forte présomption conduit à penser qu'une pratique courante a ou, du moins, avait autrefois des buts louables. C'est le cas des coutumes qui sont nées ou qui ont survécu parce qu'elles étaient le moyen de parvenir à de telles fins louables et qu'elles se fondaient sur l'expérience de la méthode la plus efficace pour les atteindre. Si la domination de l'homme sur la femme, au moment où elle a été instituée, avait été le résultat d'une comparaison consciencieuse des différents types de gouvernement d'une société, si, après avoir essayé différents types d'organisation sociale (gouvernement des hommes par les femmes, égalité des deux sexes, ou telle ou telle forme de gouvernement mixte ou séparé qu'on pourrait inventer), on avait décidé à la lumière de l'expérience que le type de gouvernement le plus propice au bonheur et au bien-être des deux sexes était celui où les femmes sont totalement soumises à l'autorité des hommes, sans participer en rien aux affaires publiques et ou chacune individuellement est tenue par la loi d'obéir à l'homme auquel elle a uni sa destinée, on pourrait alors considérer honnêtement que son adoption généralisée est la preuve que, à l'époque où eut lieu cette adoption, ce type de gouvernement était le meilleur, même si les considérations jouant en sa faveur ont pu disparaître au cours des âges, comme c'est le cas pour tant d'autres faits sociaux primitifs de la plus grande importance. Mais, dans le cas qui nous occupe, c'est tout le contraire qui s'est produit. En premier lieu, l'opinion favorable au système actuel, qui soumet entièrement le sexe faible au sexe fort, ne repose que sur la seule théorie, car on n'a jamais rien essayé d'autre, si bien qu'on ne peut pas prétendre que l'expérience, au sens où on l'oppose communément à la théorie, a tranché. En second lieu, l'adoption de ce système d'inégalité n'a jamais été le résultat d'une délibération, d'une réflexion, d'une théorie sociale ou de quelque connaissance que ce soit des moyens d'assurer le bonheur de l'humanité ou le bon ordre de la société. Ce système est né simplement du fait que, dès les tout premiers temps de la société humaine, la femme s'est trouvée l'esclave de l'homme en raison de la valeur qu'elle représentait pour lui et de son infériorité physique. Les lois et les systèmes politiques commencent toujours par reconnaître les relations existant déjà entre les individus. Ce qui était une simple donnée physique devient alors un droit légal, sanctionné par la société, soutenu et protégé grâce à une organisation publique structurée remplaçant le conflit désordonné et anarchique de la force physique.

L'intimité de la soumission.

Il convient de remarquer également que ceux qui détiennent ce pouvoir peuvent beaucoup plus facilement qu'ailleurs empêcher qu'on se soulève contre eux. Chaque sujet sans exception vit sous l'œil même et, en quelque sorte, presque entre les mains de son maître, dans une intimité plus étroite qu'avec aucun de ses compagnons de servitude, sans aucun moyen de comploter contre lui, sans pouvoir l'emporter sur aucun point et en ayant par ailleurs les plus fortes raisons de rechercher ses faveurs et d'éviter de l'offenser. On sait que les champions des luttes pour la liberté politique sont souvent achetés par des pots-de-vin ou intimidés par des menaces. Dans le cas des femmes, chaque membre de la classe soumise est dans un état chronique de corruption et d'intimidation tout à la fois. En brandissant l'étendard de la révolte, la plupart des meneurs et un plus grand nombre encore de ceux qui les suivent doivent sacrifier presque complètement les plaisirs et les satisfactions de leur vie. Si jamais un système de privilège d'une part et de servitude d'autre part a étroitement ajusté le joug à l'encolure, c'est celui-ci.

Mill, L'assujettissement des femmes, 1869.



Depuis les origines des mouvements féministes, il existe des figures de femmes qui ne sont ni blanches ni privilégiées. Pourtant leur parole a été essentielle pour que le mouvement des femmes puisse prétendre incarner une égalité réelle. Elles ont été oubliées puis redécouvertes. 

Je veux dire quelques mots à propos de cette question. Je suis une femme en faveur des droits des femmes. J'ai autant de muscles que n'importe quel homme, et je peux abattre autant de travail qu'un homme. J'ai labouré, récolté, émondé, tronçonné et tondu, et est-ce qu'un homme peut faire plus que cela ? J'ai entendu pas mal de choses à propos de l'égalité des sexes. Je peux porter autant qu'un homme, et je peux manger autant qu'un homme aussi, pour peu que je reçoive autant à manger. Je suis aussi forte que n'importe quel homme. En ce qui concerne l'intelligence, tout ce que je peux dire, c'est si une femme en a une pinte, et un homme un quart — pourquoi ne pourrait-elle remplir sa petite pinte ? Vous ne devez pas avoir peur que nous prenions trop, car nous ne pouvons prendre plus que ce que notre pinte peut contenir. Les pauvres hommes semblent être dans une grande confusion, et ne savent que faire. Mes enfants, si vous avez des droits pour les femmes, donnez les leur, et vous vous sentirez mieux. Vous aurez vos propres droits, et il n'y aura pas de problèmes. Je ne sais pas lire, mais je sais écouter. J'ai entendu la Bible et j'ai appris que Ève n'a pas porté préjudice à Adam. Et bien, si une femme a chamboulé le monde, laissez lui une chance de le remettre sur pied à nouveau. Notre Mère a parlé de Jésus, de la façon dont jamais il n'a rejeté une femme, et elle avait raison. Quand Lazare est mort, Marie et Marthe vinrent à lui avec foi et amour et le prièrent de faire revivre leur frère. Et Jésus pleura, et Lazare revint à lui. Et comment Jésus vint-il au monde ? À travers Dieu qui l'a créé et la femme qui l'a porté. Homme, quelle était ta part à toi ? Mais les femmes se dressent, Dieu soit loué, et quelques hommes avec. Mais l'homme est dans une situation contrainte, l'esclave pauvre est contre lui, la femme aussi, il est certainement quelque chose entre un aigle et un busard.

Sojourner Truth, Ne suis-je pas une femme ?, 1851 (retranscription de Marius Robinson)


Poullain de la Barre est un philosophe cartésien, qui est l'un des seuls à véritablement combattre en faveur des femmes, mais aussi au nom de la raison et de l'éducation de celle-ci.

Il n’y a rien de plus délicat que de s’expliquer sur les femmes. Quand un homme parle à leur avantage, l’on s’imagine aussitôt que c’est par galanterie ou par amour. Nous sommes remplis de préjugés, et il faut y renoncer absolument pour avoir des connaissances claires et distinctes

L’on peut mettre au nombre de ces préjugés celui qu’on porte vulgairement sur la différence des deux sexes, et sur tout ce qui en dépend. Il n’y en a point de plus ancien ni de plus universel. Les savants et les ignorants sont tellement prévenus de la pensée que les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite, et qu’elles doivent être dans la dépendance où nous les voyons, qu’on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier.

Poullain de la Barre, De l'égalité entre les sexes, 1673. 

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