Textes : Le langage peut-il rapprocher les hommes ?
Gustave Doré, La Tour de Babel (1886)
Ni aux anges, ni aux animaux inférieurs, parler ne fut nécessaire ; ainsi, le parler leur eût été donné en vain ; ce que la nature, certes a horreur de faire. Car si l’on considère en somme ce que nous entendons faire quand nous parlons, l’on voit bien que c’est proprement dénoyeler aux autres ce que notre esprit a conçu. Or, puisque les anges pour communiquer leurs glorieuses conceptions, ont une prompte et ineffable ouverture d’intellect, par où chacun se fait pleinement connaître, ou aussi bien – voire mieux – par le moyen de ce très resplendissant miroir dans lequel tous trouvent peinte leur très belle figure, et d’un avide regard entre eux se mirent, il apparaît bien qu’ils n’eurent aucun besoin d’aucun signe de langage.
DANTE, De l’Eloquence en langue vulgaire, livre I, II.
A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets.
Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le Dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité. Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir oui jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère.
MALLARME, Divagations (1897)
Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l'air de rien les mots, pas l'air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu'ils arrivent par l'oreille par l'énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d'eux des mots et le malheur arrive. Des mots, il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu'on possède et toute entière, et dans son faible et dans son fort... C'est la panique alors... Une avalanche... On en reste là comme un pendu, au-dessus des émotions... C'est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu'on l'aurait crue possible rien qu'avec des sentiments... Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c'est ma conclusion.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Editions Gallimard, (1932)
Le monde ne marche que par le malentendu. C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde. Car si, par malheur, on se comprenait on ne pourrait jamais s'accorder.
Charles BAUDELAIRE, Mon coeur mis à nu, XLII.
Je ne sais pas ce que vous voulez dire quand vous dites gloire, dit Alice. (...)
Humpty-Dumpty dit d'un ton méprisant : « quand j'emploie un mot, il signifie exactement ce que je décide qu'il doit signifier, ni plus ni moins. »
« La question est, dit Alice, de savoir si l'on peut faire signifier tant de choses différentes à des mots. »
« La question est, dit Humpty-Dumpty, de savoir qui sera le maître – c'est tout. »
Lewis CAROLL, Alice au pays des merveilles.
Les mots sont des signes de faits naturels. L’utilité de l’histoire naturelle est de nous venir en aide dans l’histoire surnaturelle, l’utilité du monde extérieur, de nous doter d’un langage pour exprimer les objets et les changements du monde intérieur. Chaque mot employé pour exprimer un fait intellectuel ou moral s’avère, si l’on remonte jusqu’à sa racine, tiré de quelque apparence matérielle. En anglais, vrai (right) signifie droit, faux (wrong) signifie tordu. Esprit veut dire souffle à l’origine ; transgression, le franchissement d’une ligne ; sourcilleux, le fait de froncer les sourcils. Nous disons le cœur pour exprimer l’émotion, la tête pour signifier la pensée ; et pensée et émotions sont eux-mêmes des mots empruntés au domaine des choses sensibles et appliqués finalement au monde spirituel. Du fait qu’il remonte au lointain passé où le langage s’est élaboré, l’essentiel du processus par lequel cette transformation s’accomplit nous demeure inconnu ; mais la même tendance peut s’observer quotidiennement chez les enfants. Les enfants et les sauvages emploient continuellement des noms de choses, qu’ils transforment en verbes et qu’ils étendent par analogie à des actes mentaux.
EMERSON, La Nature (1836)
Nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable...
Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses.
HEGEL Philosophie de l'esprit.
Si la partie conceptuelle de la valeur est constituée uniquement par des rapports et des différences avec les autres termes de la langue, on peut en dire autant de sa partie matérielle. Ce qui importe dans le mot, ce n’est pas le son lui-même, mais les différences phoniques qui permettent de distinguer ce mot de tous les autres, car ce sont elles qui portent la signification.
La chose étonnera peut-être ; mais où serait en vérité la possibilité du contraire ? Puisqu’il n’y a point d’image vocale qui réponde plus qu’une autre à ce qu’elle est chargée de dire, il est évident, même a priori, que jamais un fragment de langue ne pourra être fondé, en dernière analyse, sur autre chose que sur sa non-coïncidence avec le reste. Arbitraire et différentiel sont deux qualités corrélatives. […]
D’ailleurs il est impossible que le son, élément matériel, appartienne par lui-même à la langue. Il n’est pour elle qu’une chose secondaire, une matière qu’elle met en œuvre. Toutes les valeurs conventionnelles présentent ce caractère de ne pas se confondre avec l’élément tangible qui leur sert de support. Ainsi ce n’est pas le métal d’une pièce de monnaie qui en fixe la valeur ; un écu qui vaut nominalement cinq francs ne contient que la moitié de cette somme en argent ; il vaudra plus ou moins avec telle ou telle effigie, plus ou moins en deçà et au delà d’une frontière politique. Cela est plus vrai encore du signifiant linguistique ; dans son essence, il n’est aucunement phonique, il est incorporel, constitué, non par sa substance matérielle, mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres.
Ce principe est si essentiel qu’il s’applique à tous les éléments matériels de la langue, y compris les phonèmes. […] Or ce qui les caractérise, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, leur qualité propre et positive, mais simplement le fait qu’ils ne se confondent pas entre eux. Les phonèmes sont avant tout des entités oppositionnelles, relatives et négatives. »
SAUSSURE, Cours de linguistique générale, (1915)
Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts à la fois, ou plutôt elle les fondrait tous en un seul. Elle apercevrait toutes choses dans leur pureté originelle, aussi bien les formes, les couleurs et les sons du monde matériel que les plus subtils mouvements de la vie intérieure. Mais c’est trop demander à la nature. Pour ceux mêmes d’entre nous qu’elle a faits artistes, c’est accidentellement, et d’un seul côté, qu’elle a soulevé le voile. C’est dans une direction seulement qu’elle a oublié d’attacher la perception au besoin.
BERGSON, Le Rire, 1900.
Repensons particulièrement au problème de la formation des concepts. Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, justement, il ne doit pas servir comme souvenir pour l’expérience originelle, unique et complètement singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu’il doit s’adapter également à d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi sûr qu’une feuille n’est jamais identique à une feuille, aussi sûrement le concept de feuille est-il formé par abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose comme « la feuille », une sorte de feuille originelle sur le modèle de quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes, mais par des mains inexpertes au point qu’aucun exemplaire correct et fiable n’en serait tombé comme la transposition fidèle de la forme originelle. (…)
Qu’est-ce que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques, obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal.
Nous ne savons toujours pas d’où vient l’instinct de vérité ; car jusqu’ici nous n’avons entendu parler que du devoir imposé par la société pour exister – être véridique, c’est-à-dire employer les métaphores usuelles –, et donc, moralement parlant, du devoir de mentir en suivant une solide convention, de mentir avec le troupeau dans le un style obligatoire pour tous. Certes, l’homme oublie que tel est son lot ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée ci-dessus et selon un habitus séculaire ; et précisément à travers cet oubli, il arrive au sentiment de la vérité. »
NIETZSCHE, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873)
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? À ce propos on peut citer une infinité d’exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d’accords de toute espèce, devenus vains et inutiles par l’infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper. (…)
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence : car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain. Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l’on considère, c’est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État : s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l’apparence et par l’événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? Le petit nombre n’est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti prendre ni sur quoi asseoir son jugement. De notre temps, nous avons vu un prince qu’il ne convient pas de nommer, qui jamais ne prêcha que paix et bonne foi, mais qui, s’il avait toujours respecté l’une et l’autre, n’aurait pas sans doute conservé ses États et sa réputation.
MACHIAVEL, Le Prince, chap. XVIII (1532)
Une thèse centrale commence à se dégager : dans ses actions et ses pratiques, ainsi que dans ses fictions, l’homme est par essence un animal conteur d’histoires. Il n’est pas par essence mais devient un conteur d’histoires qui prétendent à la vérité. Mais la question ne porte pas sur la paternité des récits ; je ne peux répondre à la question « que dois-je faire ? » que si je peux répondre à la question précédente « de quelle histoire ou histoires fais-je partie ? » Nous entrons dans la société humaine avec un ou plusieurs rôles imposés, ceux pour lesquels on nous a formés, et nous devons apprendre en quoi ils consistent afin de comprendre comment autrui réagit face à nous et comment nos réactions face à autrui peuvent être interprétées.
C’est en écoutant des histoires de marâtres méchantes, d’enfants perdus, de rois bons mais mal conseillés, de louves qui allaitent des jumeaux, de fils cadets privés d’héritage qui doivent faire leur chemin dans le monde et de fils aînés qui gaspillent leur patrimoine en débauche et partent en exil vivre avec les pourceaux, que les enfants apprennent (bien ou mal) ce que sont les enfants et les parents, ce que peut être la distribution des rôles dans la pièce où il sont nés et comment va le monde. Privez un enfant d’histoire, vous en ferez un bafouilleur anxieux et mal préparé, dans ses actes comme dans ses paroles. Il est donc impossible pour nous de comprendre une société quelle qu’elle soit, même la nôtre, autrement que par l’ensemble d’histoires qui constituent ses ressources dramatiques initiales. La mythologie, au sens originel, est au cœur des choses. Vico avait raison, et Joyce également. La tradition morale qui va de la société héroïque à ses descendantes médiévales a donc également raison d’affirmer la nécessité de conter des histoires pour nous apprendre les vertus. (…)
L’unité d’une vie humaine est l’unité d’une quête narrative. Il arrive que des quêtes échouent, se dispersent ou soient abandonnées ; les vies humaines peuvent aussi échouer. Mais les seuls critères du succès de toute une vie sont les critères de succès d’une quête narrée. Quel est le but de cette quête ?
Revenons à la conception médiévale de la quête. Sans conception au moins en partie du telos une quête ne peut commencer. Une conception du bien pour l’homme est nécessaire. D’où provient-elle ? Des ces question qui nous amenés à vouloir transcender la conception limitée des vertus qui n’est disponibles que dans les pratiques. C’est en voulant concevoir le bien qui nous permettra d’ordonner les autres biens, le bien qui nous permettra d’étendre notre compréhension du but et du contenu des vertus, le bien qui permettra de comprendre la place de l’intégrité et de la constance dans la vie, que nous définissons initialement le type de vie qui est une quête du bien. Par ailleurs, il est clair que le Moyen Age ne conçoit pas la quête comme la recherche d’une chose déjà correctement décrite, comme les mineurs cherchent le charbon et les géologues le pétrole. C’est au cours de la quête et seulement en rencontrant et vainquant les divers risques, dangers et tentations que comporte toute quête avec ses épisodes et ses incidents, que le but de la quête doit finalement être compris. Une quête nous apprend toujours ce que nous cherchons et ce que nous sommes.
Il faut toujours considérer les vertus comme ces dispositions qui non seulement soutiennent les pratiques et nous permettent d’accéder aux biens internes à ces pratiques, mais aussi nous soutiennent dans la quête du bien, en nous permettant de triompher des dangers, et accroissent la connaissance que nous avons du bien et de nous-mêmes. Le catalogue des vertus doit inclure les vertus nécessaires à soutenir le type de foyer et de communauté politique où hommes et femmes cherchent ensemble le bien, et les vertus nécessaires à cette recherche sont celles qui nous permettent de comprendre tout ce que le bonne vie pour l’homme peut être. (…)
Alasdaire MACINTYRE, Après la vertu, chapitre 15 (1981)
L’ordre du phénix réuni autour d’Harry Potter
Les amis lancés dans une quête commune.
Qu'est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu'elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l'ombre natale, la blancheur de sa peau c'était un regard encore, de la lumière condensée. L'homme blanc, blanc parce qu'il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l'essence secrète et blanche des êtres. Aujourd'hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent. (…)
La négritude, comme la liberté, est point de départ et terme ultime : il s'agit de la faire passer de l'immédiat au médiat, de la thématiser. Il s'agit donc pour le noir de mourir à la culture blanche pour renaître à l'âme noire, comme le philosophe platonicien meurt à son corps pour renaître à la vérité. (…)
Il n'est pas vrai pourtant que le noir s'exprime dans une langue « étrangère », puisqu'on lui enseigne le français dès son plus jeune âge et puisqu'il y est parfaitement à son aise dès qu'il pense en technicien, en savant ou en politique. Il faudrait plutôt parler du décalage léger et constant qui sépare ce qu'il dit de ce qu'il voudrait dire, dès qu'il parle de lui. Il lui semble qu'un Esprit septentrional lui vole ses idées, les infléchit doucement à signifier plus ou moins que ce qu'il voulait, que les mots blancs boivent sa pensée comme le sable boit le sang. Qu'il se ressaisisse brusquement, qu'il se rassemble et prenne du recul, voici que les vocables gisent en face de lui, insolites, à moitié signes et choses à demi. Il ne dira point sa négritude avec des mots précis, efficaces, qui fassent mouche à tous les coups. Il ne dira point sa négritude en prose. Mais chacun sait que ce sentiment d'échec devant le langage considéré comme moyen d'expression directe est à l'origine de toute expérience poétique.
La réaction du parleur à l'échec de la prose c'est en effet ce que Bataille nomme l'holocauste des mots. Tant que nous pouvons croire qu'une harmonie préétablie régit les rapports du verbe et de l'Être, nous usons des mots sans les voir, avec une confiance aveugle, ce sont des organes sensoriels, des bouches, des mains, des fenêtres ouvertes sur le monde. Au premier échec, ce bavardage tombe hors de nous ; nous voyons le système entier, ce n'est plus qu'une mécanique détraquée, renversée, dont les grands bras s'agitent encore pour indiquer dans le vide ; nous jugeons d'un seul coup la folle entreprise de nommer ; nous comprenons que le langage est prose par essence et la prose, par essence, échec ; l'être se dresse devant nous comme une tour de silence et si nous voulons encore le capter, ce ne peut être que par le silence : « évoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal. » Personne n'a mieux dit que la poésie est une tentative incantatoire pour suggérer l’être dons et par la disparition vibratoire du mot : en renchérissant sur son impuissance verbale, en rendant les mots fous, le poète nous fait soupçonner par-delà ce tohu-bohu qui s'annule de lui-même d'énormes densités silencieuses ; puisque nous ne pouvons pas nous taire, il faut faire du silence avec le langage. De Mallarmé aux Surréalistes, le but profond de la poésie française me paraît avoir été cette autodestruction du langage. Le poème est une chambre obscure où les mots se cognent en rondes, fous. Collision dans les airs : ils s'allument réciproquement de leurs incendies et tombent en flammes.
C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'effort des « évangélistes noirs ». A la ruse du colon ils répondent par une ruse inverse et semblable : puisque l'oppresseur est présent jusque dans la langue qu'ils parlent, ils parleront cette langue pour la détruire. Le poète européen d'aujourd'hui tente de déshumaniser les mots pour les rendre à la nature ; le héraut noir, lui, va les défranciser ; il les concassera, rompra leurs associations coutumières, les accouplera par la violence. (…)
En fait, la Négritude apparaît comme le temps faible d'une progression dialectique : l'affirmation théorique et pratique de la suprématie du blanc est la thèse ; la position de la Négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n'a pas de suffisance par lui-même et les noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu'il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l'humain dans une société sans races. Ainsi la Négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière. Dans le moment que les Orphées noirs embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu'elle s'évanouit entre leurs bras.
SARTRE, Orphée Noir, préface à La Nouvelle poésie nègre et malgache (1948).
Or nous n'utilisons absolument pas la distinction dénotation/connotation de cette manière. De notre point de vue, cette distinction est purement analytique. Il est utile, en analyse, de pouvoir appliquer un critère empirique grossier pour distinguer, dans une communauté linguistique quelconque, à un instant quelconque, les aspects d'un signe qui semblent être pris comme son sens « littéral » (dénotation), des sens plus associatifs qu'il est possible de générer à partir de ce signe (connotation). Mais il ne faut pas confondre ces distinctions d'ordre analytique avec des distinctions dans le monde réel. Les exemples où des signes organisés en discours ont exclusivement un sens « littéral » (c'est-à-dire presque universellement consensualisé) sont très rares. Dans un discours réel, la plupart des signes combineront aspects dénotatifs et connotatifs (tels que nous les avons redéfinis plus haut). On peut se demander, dans ce cas, pourquoi nous maintenons quand même cette distinction. Il s'agit essentiellement d'une question d'intérêt analytique. En effet, les signes ne semblent acquérir leur pleine valeur idéologique - être en mesure d'opérer une articulation avec des discours et des sens idéologiques plus larges - qu'au niveau de leur sens « associatif » (c'est-à- dire au niveau connotatif) - car, à ce niveau, les « significations » ne sont pas apparemment fixées dans une perception naturelle (autrement dit, elles ne sont pas complètement naturalisées), et on peut mieux exploiter et transformer leur fluidité de sens et d'association. C'est donc au niveau connotatif du signe que les idéologies situationnelles modifient et transforment la signification. A ce niveau, l'intervention active des idéologies dans et sur le discours est plus facilement repérable : le signe y est ouvert à de nouvelles accentuations et, pour reprendre les termes de Volosinov, il entre pleinement dans la lutte pour le sens - la lutte des classes au sein du langage. Il ne s'ensuit pas que le sens dénotatif ou « littéral » soit extérieur à l'idéologie. En fait, on pourrait dire que sa valeur idéologique est fortement fixée - tant elle est devenue universelle et « naturelle ». Les termes « dénotation » et « connotation » ne sont donc que des outils analytiques utiles pour établir, dans des contextes précis, non pas la présence ou l'absence d'idéologie dans le langage, mais une distinction entre les différents niveaux où idéologies et discours se rencontrent. (…)
Or il est possible qu'un téléspectateur comprenne parfaitement toutes les inflexions littérales et connotatives fournies par un discours, mais décode le message de manière globalement contraire. Il détotalise le message dans le code préféré pour le retotaliser dans un autre cadre de référence. C'est le cas du téléspectateur qui écoute un débat sur la nécessité de plafonner les salaires, mais qui « lit » toute mention de « l'intérêt national » en termes « d'intérêt de classe ». Il opère avec ce que nous appellerons un code oppositionnel. Un des moments politiques les plus significatifs (ce genre de moments coïncide aussi, pour des raisons évidentes, avec des périodes de crise au sein des organismes émetteurs), est celui où des événements qui sont normalement signifiés et décodés de façon négociée commencent à faire l'objet d'une lecture oppositionnelle. C'est là que l'on rejoint la « politique de la signification » : la lutte au sein du discours.
Stuart HALL, Codage / Décodage, 1973.
Il existe, pour les êtres humains pensants, deux manières essentielles de donner un sens à leur vie en la situant dans un contexte plus large. La première consiste à raconter l’histoire de leur contribution à une communauté donnée. Cette communauté peut elle-même consister dans la communauté historique effective où se déroule leur vie, dans une communauté réelle, éloignée dans le temps ou dans l’espace, ou dans une communauté parfaitement imaginaire, éventuellement constituée d’une douzaine de héros et héroïnes choisis dans l’histoire, la fiction ou les deux. La seconde manière consiste en une description qui place les êtres humains en relation immédiate avec une réalité non humaine. Cette relation est immédiate, au sens où elle ne procède pas de la relation susceptible d’exister entre cette réalité comme telle et leur propre tribu, leur nation ou le groupe des compagnons qu’ils imaginent. Je dirai que les récits de la première catégorie sont un exemple du désir de solidarité, et ceux de la deuxième catégorie un exemple du désir d’objectivité. A partir du moment où une personne est à la recherche de la solidarité, elle ne s’interroge pas sur la relation des pratiques de la communauté qu’elle a choisie avec une chose extérieure à celle-ci. A partir du moment où elle est à la recherche de l’objectivité, elle s’éloigne des personnes réelles qui font partie de son entourage, non pas en se considérant comme un membre de quelque autre groupe réel ou imaginaire, mais en associant son sort à quelque chose susceptible d’être décrit sans aucune référence à des êtres humains particuliers.
Dans la culture occidentale, la tradition qui a fait de la recherche de la vérité son centre, celle qui commence avec les philosophes grecs et passe par les Lumières, constitue l’exemple le plus clair de l’entreprise qui vise à donner un sens à son existence en se détournant de la solidarité au profit de l’objectivité. (…) Pour une bonne part, la rhétorique de la vie intellectuelle contemporaine tient pour allant de soi que le but de la recherche scientifique ayant l’homme pour objet consiste à en comprendre les « structures sous-jacentes », les « invariants culturels » ou les « modèles biologiquement déterminés ».
Pour ceux qui aspirent à fonder la solidarité sur l’objectivité – appelons-les « réalistes » – la vérité doit être interprétée comme la correspondance avec la réalité. Ceux-là doivent édifier une métaphysique susceptible de faire une place à une relation particulière entre les croyances et les objets qui permettra de distinguer les croyances vraies de celles qui sont fausses. (…)
A l’opposé, ceux qui souhaitent réduire l’objectivité à la solidarité – appelons-les « pragmatistes » – ne réclament ni une métaphysique ni une épistémologie. Ils considèrent la vérité, conformément à la formule de James, comme ce qu’il est avantageux pour nous de croire. Aussi n’éprouvent-ils pas le besoin de rendre compte d’une relation de « correspondance » entre les croyances et les objets, pas plus que des capacités cognitives de l’homme qui garantissent que notre espèce est capable de prendre part à une telle relation. Pour eux, le fossé qui sépare la vérité et la justification ne demande pas à être franchi au moyen d’une opération consistant à isoler un type à la fois naturel et transculturel de rationalité, pouvant être utilisé pour critiquer certaines cultures et féliciter les autres ; il s’agit seulement à leurs yeux du fossé qui existe entre ce qui est actuellement bon et ce qui pourrait être meilleur. (…) Pour les pragmatistes, le désir d’objectivité ne se confond pas avec le désir de se soustraire aux limitations de sa communauté ; il s’agit simplement du désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du « nous » aussi loin que nous pouvons. La seule distinction que fassent les pragmatistes entre la connaissance et l’opinion est celle qui existe entre les sujets pour lesquels une telle entente est relativement facile à obtenir, et ceux pour lesquels celle-ci est relativement difficile.
Richard RORTY, Solidarité et objectivité.
Même si cela n’est pas souvent établi clairement, la logique sous-jacente à certaines demandes semble dépendre d’un présupposé : nous devons un égal respect à toutes les cultures. Cela ressort de la nature des reproches faits à ceux qui conçoivent les cursus [universitaires] traditionnels. L’argument est que les jugements de valeur qui leur servent prétendument de base étaient en fait impurs et marqués par l’étroitesse d’esprit et l’absence de sensibilité, ou même – pis encore – par un désir de dégrader les exclus. On en infère apparemment qu’une fois ces facteurs de distorsion écartés, des jugements sincères sur la valeur véritables des œuvres placeraient toutes les cultures plus ou moins sur un pied d’égalité. (…)
J’aimerais soutenir qu’il y a quelque chose de recevable dans cette présomption, mais qu’elle n’est nullement dépourvue de difficultés et qu’elle implique une sorte d’acte de foi. (…) Je veux dire que c’est une sorte une hypothèse de départ à l’aide de laquelle nous devrions aborder l’étude d’une autre culture. La recevabilité de la revendication doit être démontrée par l’étude réelle de la culture. De fait, pour une culture suffisamment différente de la nôtre, il est possible que nous n’ayons a priori qu’une idée très confuse de la valeur potentielle de sa contribution. Pour une culture suffisamment différente, en effet, la compréhension réelle de sa valeur nous paraîtra étrange et peu familière. Aborder, par exemple, un raga indien avec les catégories de valeur implicites dans Le Clavier bien tempéré serait manquer clairement l’objectif. Ce qui doit se produire est ce que Gadamer a appelé un « mélange des horizons ». Nous apprenons à nous déplacer dans un horizon plus vaste, dans lequel ce que nous avons auparavant considéré comme fondement allant de soi de toute évaluation peut désormais être situé comme une possibilité à côté des fondements différents de culture auparavant peu familières. Le « mélange des horizons » fonctionne à travers le développement de nouveaux vocabulaires de comparaison, grâce auxquels nous pouvons énoncer ces contrastes. De la sorte, si – et quand – nous trouvons pour finir un appui positif pour notre présomption initiale, c’est sur la base d’une compréhension de ce qui constitue la valeur qu’il était impossible d’avoir au départ. Nous avons partiellement atteint le jugement en transformant nos critères. (…)
Ensuite cependant, l’acte de déclarer les créations d’une autre culture méritoires et l’acte de se déclarer de leur côté – même si leurs créations ne sont pas si impressionnantes – deviennent non distinguables. Pourtant, le premier est normalement compris comme une expression originale de respect, le second comme une protection insupportable. Les bénéficiaires supposés de la politique de la reconnaissance – ceux qui pourraient réellement bénéficier de leur reconnaissance – font une distinction vitale entre les deux actes. Ils savent qu’ils souhaitent le respect, non la condescendance. (…) Il existe un autre problème grave avec la plupart des politiques de multiculturalisme. L’exigence péremptoire de jugements de valeur favorables est paradoxalement – peut-être devrait-on dire tragiquement – homogénéisante. Elle implique que nous disposons déjà des critères pour effectuer de semblables jugements. Mais les critères dont nous disposons sont ceux de l’Atlantique Nord. De la sorte, implicitement et inconsciemment, les jugements vont emprisonner les autres dans nos catégories (…).
Sous cette forme, l’exigence de reconnaissance égale est inacceptable. Mais l’histoire ne s’achève pas là. Les ennemis du multiculturalisme, dans l’université américaine, ont perçu cette faiblesse et s’en sont servis d’excuse pour tourner le dos au problème. Mais cela ne marche pas. Une réponse comme celle de que l’on attribue à [Saul] Bellow (citée plus haut) révèle les abîmes de l’ethnocentrisme. Premièrement, elle renferme le postulat implicite que l’excellence doit prendre des formes qui nous sont familières : les Zoulous devraient produire « un Tolstoï ». Deuxièmement, on postule que leur contribution est encore à venir (« Quand les Zoulous produiront un Tolstoï… »).
Charles TAYLOR, Le Multiculturalisme : différence et démocratie.
Selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos disposent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut-être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)
Or tout cela est faux, totalement faux. L'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d'une langue à l'autre ?
Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 55-56.
Je développerai la thèse selon laquelle tout acteur communicationnel qui accomplit un acte de parole quelconque est forcé d’exprimer des prétentions universelles à la validité et de supposer qu’il est possible de les honorer. Pour autant qu’il veut d’une façon générale participer à un processus d’intercompréhension, il ne peut éviter d’émettre les prétentions universelles suivantes, et précisément celles-là :
- s’exprimer de façon intelligible,
- donner quelque chose à entendre
- se faire comprendre
- et s’entendre l’un l’autre. (…)
Le locuteur doit choisir une expression intelligible, afin que le locuteur et l’auditeur puissent se comprendre l’un l’autre ; le locuteur doit avoir l’intention de communiquer un contenu propositionnel vrai, afin que l’auditeur puisse partager le savoir du locuteur ; le locuteur doit vouloir exprimer ses intentions sincèrement, afin que l’auditeur puisse croire l’énonciation du locuteur (lui faire confiance) ; enfin, le locuteur doit choisir une énonciation juste au regard des normes et valeurs en vigueur, afin que l’auditeur puisse accepter l’énonciation, de sorte que l’autre, l’auditeur et le locuteur, puissent être en accord quant à l’énonciation relative à un arrière-plan normatif. De plus, il faut, pour que l’activité communicationnelle puisse se poursuivre sans accroc, que tous les participants admettent que les prétentions à la validité qu’ils ont réciproquement émises l’ont été à bon droit. Le but de l’intercompréhension est de parvenir à un accord qui conduise à la communauté intersubjective de la compréhension réciproque, du savoir partagé, de la confiance réciproque et de la convergence des vues. A ces quatre dimension de la communauté intersubjective correspondent quatre prétentions à la validité, qui sont l’intelligibilité, la vérité, la sincérité et la justesse, et sur lesquelles l’accord repose.
Jürgen HABERMAS, Signification de la pragmatique universelle, 1987