STMG - Peut-on vivre libres dans un monde déterminé ?




INTRODUCTION :

Notre vie en société est guidée par un présupposé constant. Nous signons des contrats de mariage, nous votons, nous passons des concours à notre nom, nous engageons notre responsabilité en travaillant, etc. Autrement dit nous croyons à un sujet libre, capable de s’auto-déterminer, qui n’est pas contraint (sinon les contrats seraient nuls devant la loi), qui a le sentiment d’avoir le choix. Si nous avons raison de croire à notre liberté, alors l’histoire humaine est imprévisible. Chacun pourrait faire des choix et pourrait échapper à son destin social. Autrement dit, si l’on est libre, tout n’est pas parfaitement déterminé. 

On appelle liberté le fait (1) d’être indéterminé, d’ouvrir plusieurs futurs possibles et donc d’avoir le choix, ce qui suppose (2) de n’être pas contraint, et d’être véritablement l’auteur de ses actions. 

Retenez donc d’une part que la liberté implique une imprévisibilité (le contraire n’est pas vrai, puisqu’il peut y avoir des phénomènes difficiles à prévoir qui ne sont pas libres pour autant). La liberté est donc l’effet d’une disposition caractéristique de l’être humain, son pouvoir d’auto-détermination, ou son autonomie. 

Résultat : nous pourrions prévoir la météo, nous pourrions prévoir le mouvement des astres, nous pourrions calculer précisément le temps d’un trajet Paris-New York en avion, mais nous ne pourrions pas prévoir ce qu’une société va devenir, l’issue d’un match de foot ou n’importe quel phénomène social ou individuel. 

Mais quelque chose n’est pas cohérent…

Si on appelle déterminisme la thèse selon laquelle les relations de cause à effet sont nécessaires, ou la thèse selon laquelle il existe des lois de la nature immuables, ou encore la thèse selon laquelle rien n’existe sans raison, alors il semble que les humains, en tant que partie de l’univers, soient soumis à cette nécessité. L’humain n’a pas la faculté d’échapper aux lois de la nature. 


Attention : on met de côté pour l’instant une définition politique de la liberté qui est définie par les lois humaines

La réponse à la question semble simple : lorsque l’on pose que tout est déterminé, on ne peut pas être libres. Tout comportement causalement déterminé ne peut pas être qualifié de libre. 

Cette vision du monde est celle du scientifique un peu borné qui estimerait pouvoir prédire les comportements humains aussi facilement que la trajectoire d’un projectile dans le ciel.

Selon ces scientifiques (Sam Harris, Sabine Hossenfelder…), nous nous croyons libres simplement à cause d’une absence de données suffisantes. Le problème de la liberté serait donc un problème scientifique. Dès lors que les scientifiques auraient atteint un niveau suffisamment ample de données et de calculs, ils pourront enfin apporter une preuve que l’univers entier est déterminé, y compris les actions humaines. 

Cette hypothèse s’appelle le « démon de Laplace ». Laplace est un mathématicien et homme politique du XVIIIe et XIXe siècle, spécialiste des probabilités, dont l’hypothèse a marqué profondément les esprits (l’hypothèse réapparaît dans beaucoup de films, romans ou même animés japonais). Si on donne à un esprit parfait l’ensemble des positions passées des atomes de cet univers, il saura prédire la position future de tous les atomes.

Une série s’attarde particulièrement sur cette hypothèse. Dans Devs (jeu de mot sur « deus » et « développeurs »), des informaticiens conçoivent un ordinateur puissant qui peut parfaitement connaître l’univers entier, tout ce qui s’est passé et tout ce qui se passera. Cette machine qui a toutes les réponses est un démon de Laplace. 


Mais la machine peut-elle calculer notre réaction à l’annonce de sa prédiction ? Si c’était possible, elle aurait la réponse à notre interrogation avant même que nous lui posions la question. Elle interfèrerait aussitôt avec ce qu’elle est supposée observer. Cette hypothèse des machines ultra savantes, qui se comportent comme des démons de Laplace, repose sur une prémisse : ce qu’on sait du futur n’a aucune importance. Notre réaction à ce qu’on connaît est pourtant essentiel. Si on m’annonce que j’ai le bac dans un an, je pourrais ne plus travailler et ne plus avoir le bac. Ou au contraire, je pourrais travailler avec moins de stress et donc avoir mon bac. Autrement dit, ce qui compte n’est pas seulement la prévision de l’événement futur, ce qui compte est comment j’interprète cet événement futur (est-ce un obstacle ou une chance ?). L’hypothèse d’un monde déterminé semble donc m’être utile pour agir de façon plus libre. Car être libre ce n’est pas seulement être indéterminé, ou être autonome, c’est aussi donner un sens au monde qui nous entoure pour savoir comment agir.

    Dans Matrix, le cas est assez simple. En disant « ne fais pas attention au vase » Néo se demande de quel vase elle parle et en le cherchant finit par le bousculer et le faire tomber. L’oracle ne dit pas à Néo qu’il va faire tomber un vase qui est au coin de la table et qu’il ne peut pas voir en entrant dans la cuisine. Elle lui dit « don’t worry about the case » précisément pour qu’il s’en inquiète et le fasse tomber. L’oracle fait remarquer que ce qui va vraiment mettre le cerveau de Néo en ébullition est de réfléchir à savoir s’il aurait fait ce qu’il a fait si elle ne lui avait pas dit qu’il allait le faire. Mais nous pouvons répondre assez simplement : c’est ce qu’elle lui dit, c’est la connaissance imparfaite qu’elle lui donne qui trompe Néo et cause la rupture du vase. 

Autrement dit, c’est parce qu’on connaît mieux le monde qu’on peut être davantage libre. Ainsi, il semble que le déterminisme ne soit pas opposé à la liberté mais plutôt ce qui permet de faire des choix libres.




I. L’EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ.


1. Être libre absolument, jusqu’à sa propre destruction. 

La définition la plus simple de la liberté consiste à faire ce qu’on veut, c’est-à-dire agir sans contrainte. Or notre existence est finie. Ce qui signifie que le fait de vivre est en soi une contrainte. S’insérer dans les contraintes de notre existence, sociale ou simplement biologique, implique que nous soyons prévisibles, que nous ayons contracté des habitudes. Être en bonne santé ou être normal revient à être prévisible… mais a-t-on envie d’être prévisible ?

Dans des oeuvres de fiction de tous genres, plusieurs personnages inventent des stratagèmes pour échapper à la prévisibilité de leur vie. Par exemple, Lafcadio dans Les Caves du Vatican joue la vie d’un homme sur l’éventualité de voir un feu au loin, et Double-Face dans Batman lance une pièce pour décider de ses actions. Ou l’homme-dé de Luke Rhinehart joue sa vie aux dés. Se rendre dépendant de faits hasardeux pourrait nous permettre d’être libre. 

Agir sans règles et au hasard est-ce la même chose qu’être libre ?

Supposez que nous faisions la fête et que nous nous écartions un temps des conventions sociales, et que nous risquions de connaître des états biologiques exceptionnels (l’ivresse, l’excitation, le rire, la perte de contrôle…), il est vraisemblable que ces états puissent ne faire que révéler en nous des mécanismes. Si la fête est l’imprévisible, nous faisons trop souvent la fête pour parfaitement s’étonner de ce que nous sommes. Même pire, nous tentons de refaire des fêtes similaires avec les mêmes personnes, aux mêmes moments de l’année. Nous prévoyons illusoirement d’être imprévisibles. 

Ce que propose l’homme-dé est de jouer chaque choix aux dés, en attribuant des choix très différents à chaque face du dé. Pour s’éloigner le plus possible de soi-même. Lors de la discussion avec son ami et psychanalyste le Dr Mann, ce dernier a une formule terrible : « la tendance générale est de se figer dans le cadavre », ce qui suggère que chacun se crispe et se fige en de multiples habitudes, et qu’il est impossible de fuir à sa propre finitude. Faire intervenir le hasard dans sa vie a pour objectif de détruire ces habitudes contre notre propre gré. L’expression même qui signale que nous utilisons lorsque nous faisons la fête est significative : « nous nous éclatons », comme s’il s’agissait justement de dépasser les bornes de sa propre personnalité.

Mais à supposer même qu’une telle vie soit possible (celle de l’homme-dé finit tragiquement, puisque ses choix sont également criminels). Il reste un problème : celui qui joue sa vie aux dés reproduit le paradoxe des fêtards. Il prévoit d’être imprévisible. Pour dépasser cette contradiction, il semble abandonner toute responsabilité au dé, qu’il a pourtant lui-même choisit, comme si le dé était un dieu. Le problème fondamental est celui qu’énonce le Dr Mann : « une personnalité humaine » est « la configuration d’ensemble de toutes les limites et de toutes les potentialités cumulées de l’individu ». Sans ces limites, je ne suis rien. Ou pour le dire en termes psychanalytique « je n’ai pas un moi solide ». Autrement dit, un être absolument libre et indéterminé ne serait personne. Ce qu’essaye finalement de faire l’homme-dé est d’échapper à lui-même, d’échapper au simple fait d’être quelqu’un, de s’en remettre entièrement au monde extérieur qui détermine le tirage du dé.

Être libre ce n’est donc pas être déterminé par rien, mais être déterminé par soi-même. 

Remarque annexe : de nombreux artistes ont utilisé le hasard dans leurs propres oeuvres, pour saisir autre chose que leurs propres désirs, névroses ou fantasmes dans leurs oeuvres, mais pour essayer de capter les signes du monde qui les environne. L’oeuvre étonnante de John Cage est une tentative de faire entrer le hasard dans la composition des oeuvres, pour choquer mais aussi ouvrir à une intuition plus profonde. 

Les sonates pour piano préparé ont été tirées grâce au Yi-King, outil de divination antique utilisé en Chine. La composition relève du hasard, mais aussi l’exécution, car le piano est supposé être parsemé d’objets qui ont été jetés dans ses cordes pour en modifier le timbre.  

4’33 est une oeuvre ironique en apparence, où un pianiste fait semblant de jouer une pièce de piano, il lève les mains au-dessus du clavier sans les jouer. La performance est d’ailleurs reproductibles par n’importe quel musicien. Mais le but de cette oeuvre est de faire écouter au public les bruits environnants qui lui échappent d’ordinaire lorsqu’il est en train d’écouter. John Cage veut notamment faire entendre deux sons fondamentaux : le rythme cardiaque, pulsation primordiale de tout être vivant, et le son aigu et continu de l’afflux sanguin de son propre système nerveux, qui est comme la mélodie primordiale se jouant au dessus de la basse du coeur. En art, le hasard ne sert pas à produire des oeuvres nouvelles, mais des oeuvres ouvertes sur les accidents et les irrégularités. 



2. « Ce qui dépend de nous » : où est notre véritable liberté ?

La distinction que propose Epictète est simple. « Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. » Tout son problème est de savoir comment tracer les frontières de notre personnalité, de notre responsabilité. 

Mais on peut s'étonner : pourquoi ce qui est supposé être à nous (le corps, les biens, la réputation, le métier) est considéré par Epictète comme étranger ? Et à l’inverse, comment ce qui est souvent considéré comme étranger (le désir, l’aversion, les habitudes et l’opinion) peut être considéré comme nôtres ? 

Cette distinction repose sur un choix radical. Epictète place hors de nous tout ce sur quoi on n’a pas le contrôle absolu. Ce qui est en partage avec le monde doit être considéré comme radicalement étranger. Un peu comme Descartes, Epictète propose une réduction : ce qui est en partage et ce qui est étranger à nous doivent être tout simplement placé hors du domaine de notre liberté.

Un corps peut être atteint par des maladies et des blessures, et même si on peut le sculpter et le travailler, il n’est pas absolument nôtre. Un métier est ce que nous nous engageons à faire, mais il est soumis à des aléas que nous ne contrôlons pas. Les objets que nous achetons sont choisis par nous, mais leur usure ou leur existence ne sont pas liées à nous. La réputation est aussi ce que nous sommes supposés contrôler, mais elle dépend de l’appréciation des autres. Bref, dans tous ces cas, ceux qui veulent être maîtres d’eux-mêmes doivent abandonner toute velléité de contrôle sous peine de se sentir attaqués et blessés alors qu’on ne les a pas réellement atteints. 

Le malheur des hommes vient de ne pas connaître leur place naturelle et de se confondre avec le monde extérieur. Le propre d’un ignorant est d’être susceptible, sensible, car il a décidé de laisser le monde l’atteindre. Le cas de l’insulte est évoqué ailleurs par Epictète. L’insulte ne peut légitimement concerné personne, car pour qu’elle me touche, il faut que je m’y reconnaisse. Autrement dit, une insulte ne blesse que parce que j’y prête attention. 

Mais alors comment contrôle-t-on les désirs ? N’y a-t-il pas dans mon esprit des forces inconscientes qui sont hors de mon contrôle ? Ce n’est pas la position d’Epictète (sinon, effectivement, sa position philosophique serait intenable). Voici l’argument central : la représentation de la chose désiré contrôle le désir, et comme nous pouvons nous faire de ce qu'on désire l'image qu'on veut, alors nous avons un contrôle total sur nos désirs. Le dépit amoureux enseigne assez bien cette leçon : nous avons idéalisé (puis dénigré après la rupture) l’objet de notre amour. Pourtant la personne aimé n’a pas changé radicalement. Notre représentation est à l’origine de notre désir. Notre représentation du monde nous en donne le contrôle. Mais pour cela, il faut commencer par se maîtriser soi-même. Il faut pouvoir dire comme le Cinna de Corneille « je suis maître de moi comme de l’univers ; je le suis, je veux l’être ».

Une autre image permet de comprendre la définition de la liberté des stoïciens. Le moi est comme une « citadelle intérieure » explique de Marc Aurèle. Tout ce que nous ressentons est ce que nous nous permettons de ressentir. Si nous nous laissons atteindre par le monde extérieur, c'est de notre responsabilité. La marque du sage est alors de ne pas se sentir blessé, d’être invulnérable, et donc d’être heureux. Cette indépendance est notre liberté, notre bonheur. 

Une petite inquiétude toutefois subsiste après cette réponse stoïcienne : cette indépendance à l’égard du monde suppose de marquer une distinction forte entre le corps et l’esprit.


TRANSITION :

Que dire si la science montre clairement qu’il existe un lien entre le corps et l’âme ? L’âme (supposée libre et immatérielle) serait alors dépendante d’un corps (matériel et contraint par le monde physique). Au XIXème siècle, la médecine rapporte un cas important. Phineas Gage est un mineur qui a survécu à la perforation par une barre de fer de son cerveau lors d’une explosion. Il ne meurt pas, mais la modification de son cerveau entraîne un changement de personnalité. On le juge instable, grossier, et il finit sa vie dans les cirques où il devient une attraction. On commence alors de plus en plus à admettre que l’âme n’est pas séparée du corps, et même que l’esprit pourrait n’être qu’une illusion. Sans aller jusqu’à ces extrémités, on doit s’interroger sur la dépendance même de l’individu au monde qui le détermine, quitte à mettre en doute sa liberté. 




II. NOUS NE POUVONS PAS ECHAPPER AUX LOIS DE LA NATURE.



1. L'illusion du libre arbitre.

Spinoza est un philosophe hollandais du 17e siècle, d’origine juif portugaise, « marrane ». Il est à la fois trop rationaliste pour que sa communauté juive le tolère (et il sera excommunié) et trop juif pour que la communauté intellectuelle philosophique l’intègre vraiment (il sera longtemps considéré comme une menace pour la foi chrétienne, en raison d’un supposé « panthéisme »). En réalité, Spinoza est d’abord un philosophe rationaliste et libre, qui refuse de voir la réflexion philosophique censurée par la religion, et qui développe l’une des philosophies les plus systématiques qu’on connaisse. 

Hegel dira que « pour qui veut philosopher, l’aternative est simple : Spinoza ou pas de philosophie du tout. » Bergson un peu plus tard dira la même chose : « tout philosophie a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza ». Pourquoi ? Parce que la philosophie de Spinoza pourrait être la philosophie naturelle de tout être doué de raison. 

La lettre à Schuller est un échange épistolaire à propos des thèses de Spinoza, elle a l’avantage de résumer la position de Spinoza.

Spinoza part d’une description physique du monde. C’est une description qui correspond à ce Galilée pourrait dire du mouvement, qui est mécaniste et déterministe. Mécaniste car Spinoza décrit le mouvement comme le résultat de cause (au contraire chez Aristote le mouvement résultait d’une tendance interne à l’objet, la pierre qui tombe veut ainsi rejoindre son « lieu naturel », c’est-à-dire le centre de l’univers). Déterministe car ce mouvement est nécessaire, il ne peut pas ne pas être, il ne peut être autrement, il ne comporte aucun hasard, il n’existe qu’un seul mouvement possible dans un seul monde possible. 

Spinoza ajoute : « Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée. » Ce qui signifie qu’il réduit tout mouvement aux lois physiques connues. La physique serait en quelque sorte la science maîtresse, et la biologie par exemple, ne serait qu’un genre particulier d’objet, plus complexe, mais réductible in fine à des collisions entre atomes. Evidemment, ce qui est sous-entendu mais pas encore développé est que la nécessité est aussi forte pour les actions humaines, même si notre corps ou nos actions sont en apparences complexes. 

Ici, il faut se rappeler la scène de Devs où la scientifique explique qu’il n’existe aucun phénomène réellement aléatoire, et que le lancer d’une pièce peut se décomposer en une série de variables qui permettent de prédire sur quelle face la pièce tombera. Car l’univers est déterministe. Nous n’existons pas sans le reste du monde, c’est ce que Spinoza appelle la pression des causes extérieures. Si nous flottions dans un univers sans causes extérieures, sans nécessité, nous pourrions éventuellement prétendre à la liberté… Mais en tant que partie d’un tout, nous ne pouvons être conçus indépendamment du reste du monde. 

Si l’humain est comme une pierre, il reste tout de même un problème parce que nous n’avons pas conscience d’être comme une pierre. Il semble que nous soyons libres, nous nous sentons libres de vouloir tomber (dans le cas où nous sommes une pierre). C’est l’ironie du passage de cette lettre : même la pierre croit qu’elle est libre. Mais pourquoi ? A cause de deux choses. (1) la pierre (dans l’exemple imaginaire de Spinoza) a une conscience et (2) elle ignore ce qui la détermine. 

L’illusion d’être libre consiste à savoir un peu, mais pas suffisamment, et croire que notre ignorance des causes est la preuve d’une absence de causes nous déterminant à agir. Nous prenons notre ignorance pour l’argument de notre liberté. La conscience ne change rien, au contraire elle aggrave l'illusion du libre arbitre (contrairement à chez Descartes). Car ce qu'elle nous montre (l'effort ou l'appétit), nous le prenons pour tout ce qu'il y a à savoir (comme chez Socrate). 

La connaissance est le seul remède à cette ignorance que nous prenons pour la liberté. Mais elle est longue à obtenir. Par conséquent nous semble enfermer dans une illusion congénitale. Lorsque Spinoza explique le comportement de l'alcoolique par exemple, on doit comprendre toute la chaîne causale qui mène une substance exogène (l'alcool) à interférer la réaction chimique normale dans une synapse neuro-neuronale. Plus encore, on pourrait ajouter qu'il faut comprendre toute la chaîne causale des passions et des déterminismes sociaux qui ont déterminé l'alcoolisme comme réponse appropriée face à un stress ou à un traumatisme.

L’humain pense pouvoir régler ses appétits parce qu'il contrôle des appétits légers grâce à des souvenirs qui font plus ou moins contrepoids. Mais selon Spinoza, les hommes ne sont pas capables en général de contrôler leurs appétits. Même cet exemple de contrôle de soi par le souvenir dépend seulement de la puissance de la mémoire, et ce n’est pas un choix. 

Le libre arbitre est une illusion, la faculté de faire des choix est inutile. Si nous avons l’impression de faire un choix, c’est parce que nous ignorons ce qui est bon pour nous. Si j’hésite entre plusieurs chaussures, c’est parce que je ne sais pas réellement quelle chaussure est la seule réellement adaptée à ma façon de marcher. Plus on sait ce qui est bon pour nous, moins on hésite, par conséquent moins on a de choix. Le choix n’apparaît que là où il y a une ignorance. Vouloir faire coïncider liberté et choix est une erreur dans la mesure où cela revient à trouver désirable d’être ignorant et se croire indéterminé. 

Le libre arbitre est donc une illusion. La seule chose qui marque le fait d’être libre est qu’au moment d’être déterminé, nous pouvons être (1) soit déterminé de l’extérieur, être passif, être cause inadéquate de nos actions, (2) soit déterminé par notre propre nature, donc actif et être cause adéquate de nos actions. Nous sommes toujours déterminés, et donc nos actions sont toujours nécessaires, mais ce qui compte est de savoir par quoi nous sommes déterminés. Par exemple, si comme l’ami de Spinoza, Uriel Da Costa, nous subissons des attaques, des injures, nous ne sommes plus cause adéquate de nos actions puisque nous vivons sous influence de ces causes. La tristesse est alors une tristesse subie, passive, et par conséquent le suicide d’Uriel Da Costa n’est pas un péché ou le geste d’un homme libre, mais l’effet de sa marginalisation. Uriel Da Costa est cause inadéquate de son propre suicide. 

Spinoza définit la liberté par « la libre nécessité », c'est-à-dire la nécessité d'agir selon sa propre nature. A proprement parler, seul Dieu est capable d'agir par la seule nécessité de sa nature. Etant parfait, il ne pourrait pas ne pas exister (preuve onto-théologique de Dieu). Mais surtout Spinoza ajoute que le monde que Dieu (« nature naturante ») produit un monde (« nature naturée ») aussi parfait que lui, c'est-à-dire aussi nécessaire. Par conséquent tout est parfait, mais les humains, qui n'ont que des connaissances mutilées sont incapables de se voir liés par les causes à ce monde parfait, et ignorent donc leur propre perfection. Dès lors, si les hommes sont libres, ce n'est que par participation à la liberté de Dieu, ou en exprimant la perfection de Dieu, mais SEULE LA CONNAISSANCE PEUT LEUR PERMETTRE DE CONCEVOIR LEUR LIBERTE.

L’intuition profonde de Spinoza est donc d’affirmer que la connaissance rationnelle est la seule voie vers la liberté et le bonheur. Nous vivons dans un monde parfait mais nous ignorons que ce monde est parfait. La connaissance restitue la perfection du monde, c’est-à-dire qu’elle nous fait prendre conscience d’à quel point le monde est nécessaire, c’est-à-dire qu’il ne saurait être autrement. La connaissance rend joyeux. Plutôt que de rire, compatir ou haïr, il faut comprendre explique Spinoza dans ton Traité Politique. En latin (si jamais vous voulez vous en faire un t-shirt) :  « non ridere, non lugere, neque detestari sed intellegere. »

BONUS : Le problème du Mal (de la maladie, du crime, etc) est un faux problème. Il n'y a pas de mal, mais seulement des adéquations plus ou moins bonnes des individus entre eux. Du point de vue des hommes, le Bien et le Mal ne sont que des généralités utiles pour s'orienter dans la vie. Du point de vue de Dieu, lorsqu’on regarde le monde « sous l’angle de l’éternité » (« sub specie aeternitati »), tout est à chaque moment à son niveau maximal de perfection.

LIMITE (1) : si le système de Spinoza est parfaitement déterministe, alors tout est joué dès le premier livre de l'Ethique, dès la métaphysique que présente Spinoza. Si le monde est parfait parce que Dieu est dans sa création (et c'est la raison pour laquelle on prendra Spinoza pour un panthéiste et un athée), alors tout le reste de son système suit... et on peut se sentir prisonnier de son système de philosophie trop parfait, qui pose la perfection de Dieu comme prémisse. Si jamais on trouvait la démonstration de l’existence de Dieu un peu légère, tout s’effondrerait. Un système cohérent est une force, mais quand il repose sur un seul fondement, il devient très fragile.

LIMITE (2) : la philosophie de Spinoza repose sur la possibilité d'une connaissance certaine. Son système se veut entièrement déduit « more geometrico », à la façon des géomètres. Mais cet espoir a été perdu depuis l'avénement de la science moderne et le recours à la science expérimentale pour cerner, non plus les causes, mais des régularités observables. Autrement dit, le rationalisme de Spinoza paraît sans doute naïf après les progrès des sciences modernes.

LIMITE (3) : le rapport du corps et de l'esprit semble moderne, et certains neurologues aujourd'hui admirent chez Spinoza, l'idée que le corps et l'esprit sont à chaque moment en train d'exprimer les mêmes états, selon deux "attributs" : pensée ou corps. Les mêmes événements ont donc lieu parallèlement dans le corps et l'esprit. Mais la causalité mécanique de type "A cause B" peut-elle vraiment expliquer ce qui se passe dans l'esprit ? Notre esprit fonctionne-t-il comme le mouvement de boules de billard par collision d’idées successives ?



2. Bergson. La conscience comme imprévisible nouveauté.

Si la liberté existe réellement dans le monde, quelle trace laisse-t-elle de son passage ? La question a été posée par Kant, et sa réponse à l’époque est qu’on peut noter dans la nature la présence de finalité, et pas uniquement de mécanismes sans intentionnalité. On hésitera peut-être à dire que l’araignée veut construire sa toile, ou le moustique veut piquer, mais il semble qu’à un certain degré de complexité les animaux ont une capacité de choix : le chimpanzé peut coopérer avec ses congénères ou non, la baleine peut sauter hors de l’eau ou non, l’humain peut organiser sa vie pour aller se muscler  dans une salle de sport ou non… Ce ne sont plus des actions réflexes, mais des choix. La nature ne semble donc pas si rétive à la forme de l’action intentionnelle. 

Si l’on devait trouver une preuve concrète que la nature autorise les actions libres, on la trouverait par excellence inscrite dans l’évolution naturelle elle-même d’après Bergson. La nature a sophistiqué les espèces au point de faire apparaître une espèce avec un système nerveux central qui autorise des choix. Le cerveau est donc, en tant que produit de l’évolution naturelle, la preuve de l’émergence d’une liberté au sein même de la matière.

Comment fonctionne le cerveau ? 

La preuve est d’abord anatomique : le cerveau centralise les réactions. Contrairement à un cafard ou à d’autres insectes qui ont des ganglions nerveux distincts, l’humain peut connecter toutes les réponses prédéterminées par le corps et les offrir en options. Le cerveau est parfois comparé par Bergson à un centre d’appels téléphoniques (à son époque, les opératrices devaient connecter les deux interlocuteurs sur une console, c’est-à-dire dans le cas du cerveau, connecter l’information portée par le nerf afférent avec la réaction portée par le nerf efférent). Le cerveau offre une multiplicité d’options. Il est un organe spécialisé dans le choix, ou plutôt dans l’adaptation, car à proprement parler il n’apporte aucune solution nouvelle que celles qui ont été préparées par le corps. C’est la conscience qui utilise les choix que lui offre le cerveau, et organise la réponse nerveuse de celui-ci. Le corps limite l’esprit, il détermine le niveau de conscience et de mémoire qu’on peut solliciter, mais l’esprit utilise le corps. La conscience est le lieu d’une mémoire qui n’est pas matérielle et qui ne se réduit pas au cérébrale selon Bergson (Bergson s’est même intéressé aux fantômes, en expliquant qu’ils sont la manifestation de blocs de mémoires qui sont « lus » par d’autres cerveaux que le cerveau d’origine ; ils sont des souvenirs flottants, détachés d’une personne vivante, qui accrochent l’attention de personnes vivantes – nous ne défendons pas l’existence des fantômes mais ces recherches « para-psychiques » servent plutôt à montrer quel rôle joue la mémoire chez Bergson). 

Attention, Bergson reste dualiste d’un point de vue causal (et en ça, il n’est pas possible de le rapprocher de Searle). Il n’inscrit pas entièrement la mémoire dans le cerveau. La mémoire conservée par le cerveau est seulement celle de l’habitude, celle qui est abîmée par exemple lors de potentiels accidents. Mais Bergson, dans son étude de l’aphasie remarque que les souvenirs peuvent être restaurés après un incident comme s’ils étaient indépendants du reste de la mémoire-habitude. Ce qui est abîmé serait seulement les mécanismes de l’attention, la faculté à solliciter notre mémoire (que Bergson compare aussi au diamant du tourne disque, qui permet de lire le disque et générer de la musique).

La pensée ne se limite pas à un organe. Si, tout comme la digestion ne se limite pas à l’estomac, la conscience ne se limite pas au cerveau et est en droit « coextensive à la vie ». En droit, toute chose vivante est consciente. Mais les formes de vie que la nature produit limite l’intervention de la conscience. Par exemple, les nerfs corticaux (le globicéphale possède deux fois plus de neurones corticaux que l’humain) et le gainage nerveux (qui permet d’échanger des informations plus rapidement) sont des critères importants pour déterminer le niveau possible de conscience sollicitable. Mais Bergson va plus loin en imaginant une finalité à l’évolution naturelle. En effet, les organes les moins développés confondrait plusieurs fonctions entre elles, tandis que les organes développés seraient spécialisés dans une seule fonction. Ainsi les pseudopodes de la bactéries serviraient autant à percevoir son environnement qu’à s’en saisir. Au contraire, l’humain est cet animal « capable d’hésitation » (dirait William James), c’est-à-dire un animal qui a radicalement séparé en lui la fonction de perception et d’action. L’humain n’a pas une seule façon de percevoir, mais cinq façons bien distinctes de saisir le monde. Le cerveau humain serait alors l’organe le plus sophistiqué du choix dans la nature, ce qui ferait de l’humain la réalisation la plus parfaite du plan général d’émergence de la liberté dans la nature… 

On peut remettre en cause l’idée générale de l’évolution naturelle de Bergson. Car on n’observe pas de direction ou de progrès nécessaire entre les espèces. Une telle idée n’a même aucun sens, puisque tout espèce est adapté à un environnement. Les animaux troglobies vivent dans des souterrains, ils sont de petites tailles et ne voient rien ou pas grand chose, mais sont-ils « handicapés » ou « inférieurs » alors que le développement d’un sens de la vue ne leur serait de toute façon d’aucune utilité ? Bergson s’écarte donc largement de la thèse de Darwin qui se contente de souligner une adaptation constante, qui ne produit aucune supériorité réelle hors de l’environnement où se joue la sélection naturelle. 

Bergson pose une hypothèse plus troublante : la vie a un sens. Ce qui signifie que notre existence individuelle complète ou échoue à compléter un projet plus large, une intention plus globale, qui serait celle d’amplification de la liberté. La question du sens de la vie trouve souvent une réponse négative, si on est athée ou matérialiste. Et on espère avoir une réponse positive. Bergson n’hésite pas à répondre que la vie a un sens, c’est-à-dire à la fois un sens (compléter le projet de la nature) mais également une direction (se rapprocher plus ou moins d’une maximisation de la liberté). Bergson interprète le mouvement général de la vie, un peu à la façon d’Aristote, comme reposant sur deux fonctions principales (dans La Conscience et la vie). D’une part, le règne végétale par excellence accumule de l’énergie. La tomate accumule l’énergie solaire pour réaliser une photosynthèse durant quatre à cinq mois. Le règne animal s’empare de cette énergie accumulé pour la libérer sous forme d’action. Ces quatre à cinq mois passés à accumuler de l’énergie « explosent » (c’est la métaphore de Bergson) en une action. Cette action peut être mécanique et automatique, et elle-même serait préparée dans le corps par le biais d’une longue évolution naturelle (par exemple pour courir et fuir un prédateur, ou au contraire pour sauter sur une proie). Mais cette action peut aussi être préparée pendant bien plus longtemps lorsque la mémoire entre en jeu par l’intermédiaire d’un cerveau qui la rend capable de produire des actions complexes. Ainsi, en quatre heure de temps, l’écriture d’une dissertation pourrait faire intervenir une année de cours de philosophie et de réflexions personnelles, et encore plus d’années à maîtriser l’expression écrite et de façon générale à accumuler du capital culturel. La conscience poursuit donc le processus d’accumulation et d’explosion déjà existant dans la nature. Si l’accumulation de cette mémoire est longue, notre action reflètera ce que nous sommes le plus largement et sera libre. Une action libre est une action qui nous ressemble, qui est original. La vie est donc « création continue d’imprévisible nouveauté » selon Bergson. Soit nous résistons à l’inertie de la matière par la liberté, soit nous y cédons en nous figeant progressivement dans l’automatisme. 


TRANSITION :

Mais réfléchissons à ce que cela signifie que d’accomplir le sens de la vie. Cela semble rassurant de savoir que la nature nous attribue une place de choix au sein d’un ordre. Pourtant cela nous prive d’une chose plus essentielle : la capacité à attribuer un sens propre à nos actions, et peut-être même un sens contraire au plan général de la nature. La liberté consiste alors à pouvoir donner du sens à ce qui nous arrive, au monde déterminé dans lequel nous vivons. Le roi de la fable d’Esope ne faisait pas autre chose en essayant de comprendre son rêve, ou le destin qui attend son fils. Le déterminisme ne s’oppose plus alors à la liberté mais, au contraire, il est conditionné par elle. 




III. LA LIBERTÉ COMME CONDITION DU DÉTERMINISME.



Mini préambule à la troisième partie.

Si la liberté fait partie du monde, alors il faut préalablement réévaluer notre définition du déterminisme. 

On peut le faire en trois temps, selon la définition du déterminisme lui-même. Ce dernier implique (1)  une distinction entre l’observateur et l’objet observé ; (2) une distinction entre la cause et l’effet ; (3) un lien nécessaire entre la cause et l’effet. Or, ces trois conditions du déterminisme sont remises en cause par la science moderne (c’est ce qu’on verra avec Bachelard et Hume).

Par conséquent, l’emprise du déterminisme n’est pas absolu, pas que ne serait absolu l’emprise du déterminisme sur le sens que je dois donner aux événements (c’est ce qu’on verra avec Sartre). 



1. Indéterminisme objectif de la science moderne.

Gaston Bachelard essaye d’expliquer ce que la physique quantique change dans la façon de produire une vérité scientifique. 

On peut définir la science par trois caractéristiques : elle est un savoir prédictif (qui prédit l’avenir), elle est un savoir objectif (elle s’appuie sur des observations que tout le monde peut faire et répéter), elle est un savoir systématique (qui cherche à unifier les principes ou les causes qui expliquent les différents phénomènes. Il n’y a pas de lois de la nature pour les vendredi 13 qui seraient différentes de celles des vendredi 12 ou 14, tout comme il ne devrait pas y avoir de lois de la nature différentes selon un monde supra- ou infra-lunaire).

Auparavant, le déterminisme était le privilège de quelques phénomènes réguliers que l’humanité avait pu expliquer, et observer régulièrement, par exemple l’astronomie et le mouvement des astres. Chez Aristote, dans le monde supra-lunaire, les astres ont des mouvements parfaits, car parfaitement circulaires, ce qui est loin d’être le cas du mouvement des vivants qui vivent sur la Terre, qui peuvent connaître des accidents ou manquent de nécessité pour être parfaitement prédictibles.

La science a pour une part remplit son rôle lorsqu’elle a entrepris de dévoiler les lois des phénomènes les plus réguliers non seulement dans le ciel, mais également sur Terre, jusque dans les parties les plus petites des choses. 

Premier problème. Pour que la science progresse, elle doit récolter des mesures précises pour éliminer toute incertitude des calculs. Des prédictions s’avèrent imprécises parce que nos appareils de mesures sont trop grossiers. C’est ce que Bachelard appelle l’indéterminisme subjectif (c’est le sujet qui ne sait pas, mais le monde, lui restait connaissable). En progressant, la science affronte des phénomènes qui sont trop complexes pour être observés. Par exemple, la théorie cinétique des gaz étudie le mouvement des gaz. Si l’on est déterministe strict, on doit observer chaque molécule entrer en collision avec les autres pour suivre l’expansion d’un nuage de gaz. Une telle chose est impossible.  Dans la complexité du phénomènes nuage de gaz, on ne peut pas distinguer l’effet de la cause. Nos instruments de mesure ne permettent pas de suivre la trajectoire déterminé des objets observés dans des phénomènes aussi complexes. A proprement parler, même la trajectoire irrégulière d’une feuille qui tombe d’un arbre serait très difficilement observable et dépasse ce que l’on peut observer. La science moderne a alors dû admettre que son déterminisme était plutôt postulé qu’observable. Au lieu de saisir le réel directement, les scientifiques ont modélisé les mouvements du gaz à partir d’un certain nombre de propriétés connues. Dès lors, les prédictions ne sont plus parfaites, mais admettent une certaine probabilité. De la même façon, les prédictions météorologiques ne sont pas parfaites, car on ne peut pas observer des phénomènes infimes (le battement d’aile d’un papillon) capables de produire théoriquement des effets dévastateurs. La science moderne est donc probabiliste, ce qui ne retire rien à sa rigueur et son objectivité, ses capacités prédictives ou sa systématicité. Mais Spinoza, qui décrivait les corps en échanges perpétuels d’atomes avec le reste de leur environnement, ne peut plus décrire le monde de façon aussi simpliste.

Deuxième problème (posé par la physique quantique). Si l’on tient pour vrai que la position d’un électron ne peut pas être parfaitement déterminable sans en modifier la vitesse, ou qu’il se peut qu’un électron entre en « état quantique » et est à la fois présent et absent, alors on aboutit à un problème fondamental : l’observateur ne peut pas observer le monde sans entrer en interaction avec lui. Bachelard interprète cela avec un vocabulaire emprunté à Descartes : les qualités premières (disons, les qualités matérielles) étaient supposées objectives et stables, même si les qualités secondes étaient changeantes (les qualités sensibles). Le morceau de cire pouvait changer au contact de la chaleur de forme, d’odeur, de son, de couleur, on pouvait heureusement en parler scientifiquement car ses qualités matérielles, elles, ne changeaient pas (même volume, même composition moléculaire, etc). Mais si la position de l’électron ne peut être connu sans qu’on le bombarde de photons et par conséquent qu’on interfère avec sa trajectoire, alors cela signifie que les qualités premières sont désormais des qualités secondes. En interagissant nécessairement avec la matière dans ce monde microscopique où la physique quantique s’applique, on découvre que le monde est indéterminé, et cette fois-ci pas seulement subjectivement indéterminé. Car à un certain niveau de réalité, la physique quantique ruine totalement l’espoir d’un monde indépendant de l’observateur. Le sujet de l’observation n’aurait donc jamais la possibilité de connaître la trajectoire objective de l’électron, elle ne sera que probable elle aussi, et ce quels que soient dans le futur les instruments de mesure. Bachelard parle alors d’indéterminisme objectif. 

Nous avons donc réfuté les deux premières conditions du déterminisme. La cause n’est plus distincte de l’effet. L’observateur interfère avec l’objet observé.



2. « Le soleil se lèvera demain »

En même temps que la science progressait, un philosophe posait une question simple : comment être sûr que le soleil se lève demain ? David Hume est un philosophe empiriste (qui pense que la vérité doit se fonder sur l’expérience), et c’est un admirateur de ce que Newton a accompli dans le domaine des sciences. Pourtant, Hume va jeter un soupçon sur la force des vérités scientifiques dont la science se remettra difficilement. Un énoncé comme « le soleil se lèvera demain » est réputé vrai parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement. Le lien de causalité est qualifié de nécessaire. 

Or Hume remarque qu’il n’est pas possible d’atteindre ce niveau de certitude au sujet d’un énoncé scientifique aussi simple. Il distingue les « relations d’idées » (ce qu’on a appelé vérité comme cohérence) des « vérités de fait » (vérité comme adéquation). Et il ajoute que la certitude ne peut concerner que les relations d’idées. 

Ce n’est pas révolutionnaire, mais ce qui est plus intéressant est que Hume s’interdit de penser que les faits pourraient être transcrits exactement par des abstractions mathématiques, par des idées.  Par conséquent il s’interdit de penser que le niveau de certitude des relations d’idées soit transposable aux relations de faits. En tant qu’empiriste, Hume pense que nos idées sont abstraites à partir de notre expérience, et qu’il est injustifié de croire que nos perceptions sont comme des qualités secondes qui sont la transcription sensible de qualités premières objectives. Seul est réel ce qui m’apparaît, et les idées que j’infère de mon expérience ne peuvent pas être plus réelles et objectives que mon expérience.

Par conséquent la thèse (que Galilée soutenait) que le livre de la nature est « écrit en langue mathématique » n’est pas recevable selon le philosophe écossais David Hume. Ce sont les humains qui écrivent a posteriori dans leur langage mathématique ce qu’ils ont perçu. Les mathématiques et la géométrie pouvaient avoir un statut spécial chez Descartes par exemple parce qu’elles n’étaient pas seulement un outil pour comprendre la nature, elles parlaient le langage même de la nature, elles comportaient des idées innées qui rendaient le monde compréhensible selon la volonté même de Dieu. Hume ne conteste pas que de tels instruments de pensée produisent des certitudes, simplement, rien ne prouve que ces relations d’idées certaines soient applicables au réel. Il conteste donc la correspondance intrinsèque qui existerait entre idées mathématiques et réalité.

Pourquoi alors je ne peux pas dire avec certitude que le soleil se lèvera demain ? Parce que le soleil n’est pas une idée mathématique, une idée qui devrait s’accorder ou non avec l’idée de se lever demain, de la même façon que l’idée de moitié de trente s’accorde avec l’idée du chiffre quinze. D’ailleurs je peux imaginer sans contradiction que le soleil se transforme demain en bouquet de fleurs ou abrite une civilisation secrète. Au contraire, les vérités mathématiques sont inconcevables si elles recèlent des contradictions : je ne peux pas concevoir un rond carré. Par conséquent les vérités de faits, c’est-à-dire les énoncés qui concernent ce qu’on observe, ne peuvent pas porter sur le futur avec certitude. 

Je ne peux donc pas partir d’expériences passées qui témoigne d’un lien entre deux événements A et B puis dire que le futur ressemblera au passé, et que si je vois A de nouveau, je devrais m’attendre avec certitude à voir B. Les « conjonctions constantes » observées dans le passé ne sont pas un argument, car elles ne portent que sur le passé. En me tenant strictement à mon expérience, toute inférence devrait être interdite ou abusive. On appelle ces inférences (le fait de passer de plusieurs assertions à une conclusion) induction car l’induction ne propose de conclusions que probables, et jamais certaines (contrairement à la déduction). Elles sont probables car la valeur de ces inférences ne portent que sur un nombre limité de cas.

Imaginons que je constate correctement que lorsqu’un nouveau film Marvel sort, il y a beaucoup de monde au cinéma. Cette induction passe pour très probable, voire même si elle ne connaît aucune exception pour probable a 100%. Imaginons que je répète ces inductions, et que je ne me trompe jamais. Je pourrais être tenté de faire une induction sur mon propre pouvoir inductif, et affirmer que ma prochaine induction sera également juste. Néanmoins, même si je ne me suis pas trompé en faisant cette induction, il n’en reste pas moins que ma propre capacité à faire des inductions exactes est elle-même une induction, et par conséquent n’a pas plus de vérité que n’importe quelle autre inférence. Ainsi croire que la science dira vrai parce qu’elle a dit vrai par le passé (si même ça avait été le cas à 100%) reste abusif. On aurait beau être dans un monde où tous les humains constatent que leur pouvoir inductif est sans faille, où aucune erreur scientifique n’aurait jamais été commise, on n’aurait pas davantage le droit de franchir l’écart qui sépare probabilité et certitude.

Pour franchir avec certitude l’écart qui sépare mon expérience d’une prédiction sur le futur, il faudrait que je connaisse une loi éternelle de la nature. Or, une telle garantie ne peut pas exister, puisque ce que j’observe du monde ne sont que des conjonction constantes à travers une certaine expérience passée, et même en compilant toutes nos observations, il n’en resterait pas moins qu’elles en peuvent égaler un niveau de certitude qui serait celui d’une vérité universelle de type « quinze est la moitié de trente ». 

Pourtant, je suis certain que le soleil se lèvera demain, je ne vis pas dans la crainte de voir le soleil exploser, même si cela est possible. La réponse, explique Hume, est que la nature humaine, par « coutume », est portée à « croire » ce qui est constaté de façon répétée. Le soleil se lèvera demain est donc cru certain, bien que ça ne puisse pas être rationnellement déclaré certain. Un scientifique est donc celui qui croit mieux que les autres, car il observe mieux le monde, et trouve plus de conjonctions constantes, isole mieux les variables et finalement s’est forgé une coutume qui soit moins pris en défaut que le commun des mortels, qui croient aux horoscopes et aux fins heureuses dans les films Disney.


3. « Ma liberté éclaire le déterminisme »

Jean-Paul Sartre est un philosophe français existentialiste du XXe siècle. Il écrit l’Être et le Néant au café de Flore durant l’occupation. Puis, à la sortie de la guerre, il prononce la conférence L’Existentialisme est un humanisme. 

Dans le premier texte, Sartre décrit une version très radicale du déterminisme où toute vie humaine finit nécessairement par être rattrapée par l’incroyable force des choses. Mais comme il le fait remarquer au sujet de Descartes, si vous admettez que le monde est déterminé, ça ne vous empêchera jamais de croire également que vous êtes libres. Car ce qu’il faut entendre par « déterminé » en réalité, c’est que notre monde nous résiste, s’oppose à nous. S’il s’oppose à nous, c’est d’abord parce que nous sentons que nous ne sommes pas réellement en harmonie parfaite avec le monde, comme si nous le suivions sans jamais pouvoir le contester. Si nous étions parfaitement déterminés en réalité, nous ne devrions même pas nous en rendre compte. Ce qui est premier donc, ce n’est pas le déterminisme, c’est le fait que la conscience humaine nous distancie du monde, nous mette à distance, quitte à nous sentir en conflit avec lui.

Cette distance est le fait de la conscience. La conscience « néantise », c’est-à-dire qu’elle ne peut prendre conscience d’une chose qu’en constatant en même temps qu’elle n’est pas cette chose. On ne parvient jamais à être soi-même, comme un objet, c’est-à-dire en restant en soi-même. La prise de conscience m’oblige toujours à m’écarter de cet être-en-soi, de ce que je suis, pour être projeté hors de moi-même, c’est ce qu’on appelle l’être-pour-soi. Être conscient c’est sortir de soi, « s’exploser vers ». Sartre emprunte cette idée à Husserl, qui définit l’intentionnalité de la conscience comme le fait que toute conscience soit toujours une « conscience de », c’est-à-dire une conscience d’autre chose qu’elle-même.

On ne prend conscience que de ce qu’on n’est pas. C’est ce que Sartre appelle aussi la transcendance de l’ego. Nous ne pouvons pas coller à une situation, s’en satisfaire comme si nous étions déjà en train de jouer notre rôle sans nous interroger. Le sens que je donne aux choses n’est donc pas non plus déterminé. Il est toujours en mon pouvoir de donner un sens différent à ce qui est inévitable. Ainsi le rocher peut être un obstacle ou une occasion si je veux le sculpter ou le gravir. Le sens des choses n’est pas gratuit à ce point non plus, puisque donner du sens suppose de poser un projet, un horizon futur vers lequel se projeter. Le fait même de faire apparaître le rocher comme déterminé est le produit de ma liberté et de ma conscience.

Dans L’Existentialisme est un humanisme, Sartre précise pourquoi cette caractéristique de la conscience impose une certaine conception de l’humain et de l’action. Il commence par faire une rapide histoire de la philosophie. Selon lui, toute la philosophie s’est ingéniée à reconduire une « vision technique du monde » où l’essence précède l’existence. Cela signifie que chaque chose est d’abord définie puis amenée à l’existence. En effet, les humains produisent des objets en les concevant d’abord dans leur esprit, puis en les réalisant matériellement. C’est un fait anthropologique qui permet de définir l’humain comme un « Homo Faber » (homme qui fabrique). Mais cette relation entre l’homme et l’objet fabriqué est transposable également la conception d’un Dieu qui fabrique les humains. L’objet fabriqué est à l’ingénieur ce que l’homme est à Dieu, c’est-à-dire une chose entièrement déterminé par une volonté supérieure. Que ce soit Dieu ou la nature, l’idée reste la même. Par conséquent, toute l’histoire de la philosophie jusqu’à Kant est une tentative pour constituer une définition essentialiste de l’humain, une « nature humaine ».

Sartre choisit de rejeter cette conception de l’humain. Ce qui caractérise l’humain n’est pas un ensemble de qualités, sur lesquelles il faudrait débattre en permanence (si le propre de l’homme est de rire, d’être rationnel, d’être cruel, etc.). Ce qui le caractérise est d’être projeté dans un monde sans pouvoir jamais y trouver sa place naturellement. On parle alors plutôt de condition humaine, au lieu de nature humaine. Nous avons en commun, tous, de ne pas savoir ce que nous sommes et de composer nos vies à partir d’un monde étranger, voire hostile.

Son rejet n’est pas motivé dans le texte, mais il s’appuie sur sa conception de la conscience. C’est cette conscience (qui néantise et qui transcende) qui est ce sur quoi il faut fonder, ou plutôt qui empêche de fonder une définition de l’humain. L’humain n’est rien, sans nature. Par « l’existence précède l’essence » il faut comprendre que la conscience qui apparaît dans le monde et fait de nous des sujets dévoile en même temps l’absence de signification de ce monde et de la vie humaine. Cela ne veut pas dire que l’humain n’a pas quelques caractéristiques biologiques communes, mais que cela ne donne aucun mode d’emploi innée à la vie humaine, aucune valeur, aucune morale, aucune croyance qu’on devrait adopter à tout prix. Tout dépend d’un choix qu’on fait, non pas un choix gratuit, absolument indifférent, qu’on pourrait trahir à tout moment, mais un choix dans lequel on est obligé de s’engager car nous ne sommes rien d’autre que ce choix. Ce n’est pas un choix déterminé secrètement par un passé, puisque c’est au contraire un projet, c’est-à-dire une façon d’interpréter le monde autant que d’agir sur lui. 

Sartre n’offre par conséquent aucune excuse, puisqu’il n’y a pas de nature humaine qui permettrait d’expliquer les échecs, ou espérer une rédemption. « L’essence » dont parle Sartre quand il dit « l’existence précède l’essence » ne peut pas être prise pour une essence au sens propre, mais Sartre parle des actes qui sont la seule chose qu’on peut estimer nous définir. Par conséquent, même si nous sommes condamnés à être libres sans savoir davantage ce que nous devrions faire, il y a tout de même une obligation ici : assumer clairement sa liberté. 

La mauvaise foi consiste à se mentir soi-même. Le terme est devenu célèbre sous la plume de Sartre car il signifie qu’on peut se mentir à soi-même aussi concernant sa propre liberté. Une conscience libre peut tenter de se voiler la face au sujet de sa propre liberté. Sartre présente deux possibilités : soit nous sommes des salauds, et nous excusons nos actes au nom d’une cause supérieure, qui nous aurait appelé à agir ou ordonné d’agir (tuer des personnes au nom de Dieu par exemple). Soit nous sommes des lâches et nous essayons de nous dédouaner de nos actes en renvoyant à un déterminisme (être nul en maths parce que ce ne serait pas dans mon caractère).

Autrement dit, nous ne nous pouvons nous échapper à nous-mêmes. Mais ce que nous sommes n’a aucune valeur si nous ne pouvons nous rapporter à une situation. La situation n’est pas seulement définie par des conditions matérielles, mais aussi par les liens que je construis avec autrui, à ma façon d’affronter une incompréhension mutuelle fondamentale avec autrui. 


4. L’être-pour-autrui

Si les conditions matérielles de mon existence (ma facticité) ne peuvent pas réellement déterminer le sens que je lui donne, il en va autrement d'autrui, c'est-à-dire des autres consciences qui peuvent me juger. Sartre hérite d'une thèse posée par Hegel selon laquelle autrui participe à la constitution d'une conscience de soi. Chez Hegel, d'après la célèbre dialectique de la maîtrise et de la servitude (qu'il ne faut pas prendre pour la description d'une situation réelle), la conscience humaine se projette d'abord dans le monde, avant de chercher une preuve plus convaincante de son existence que la satisfaction de ses désirs. Qui d'autre peut savoir que je suis un être conscient si ce n'est un autre être doué de conscience ? Personne. La confrontation avec autrui est donc nécessaire. Là s'engage la lutte à mort des consciences, une lutte pour la reconnaissance du sujet en tant que sujet libre. On parle de lutte à mort car il ne s'agit pas de serrer la main de son camarade et de lui souhaiter une bonne journée en déclarant qu'il est un sujet libre. 

    La liberté suppose une preuve, et même une épreuve car elle doit m'impliquer personnellement en tant que sujet conscient de soi. L'épreuve en question appelle une mise en question (métaphorique si ce n'est réelle) de ma simple vie biologique. Car être libre, c'est être plus qu'un être respirant, marchant, se nourrissant et vaquant à n'importe quelle occupation sans but comme un personnage de GTA. Si on veut prouver qu'on existe, c'est-à-dire prouver qu'il existe une forme supérieure d'existence que la vie biologique, il faut risquer cette vie biologique. Alors dans la confrontation, celui recule en premier et cherche à conserver sa vie simple sera celui qui accordera le moins de valeur à la liberté, il sera esclave, et celui qui pourrait tout perdre au nom de la liberté sera maître (ce qui est particulièrement éloigné de la vie réelle, où les esclaves vivent dans la crainte perpétuelle de leur propre mort tandis que le maître se tient éloigné et sécurisé, loin de toute conscience de sa propre mort). Ainsi, dans la description qu'Hegel fait de cette épreuve de la liberté, il existe au moins un terme à l'affrontement, même si ce terme n'est pas nécessairement le terme ultime de la dialectique des rapports sociaux, ni un terme satisfaisant pour les plus démocrates d'entre nous.

Mais ce scénario semble déjà trop angélique pour Sartre. En effet, dans cette lutte au moins une conscience sort victorieuse, et marque ainsi la possibilité d'être reconnue libre. Or, chez Sartre, cette reconnaissance est radicalement impossible, pour tout le monde. Il n'y a aucun dépassement possible pour être reconnu individuellement comme libre par autrui. La seule liberté possible est celle d'une production collective d'un projet. 

Si l'on revient à mon face-à-face avec autrui, il ne peut déboucher que sur une issue unique : je suis essentialisé par autrui, c'est-à-dire qu'autrui ne voit en moi qu'une nature, et pas une liberté. Evidemment, il se trompe, mais cette erreur est aussi une révélation. Car j'apparais à autrui comme une chose, ce que je ne suis pas (je suis une liberté) et que je suis à la fois (je pose des actes, j'ai un corps, etc., qui sont les seules choses auxquelles on peut avoir accès me concernant). Cette nature fausse mais nécessaire me renseigne concrètement sur ma place dans le monde, sur ma condition. Autrui dévoile donc mon être-pour-autrui. Je pourrais le contester tant cette révélation est douloureuse, et pour Sartre, elle a consisté à savoir concrètement qu'il était laid. Mais elle est nécessaire, sans quoi le projet que je forme est incapable de donner du sens à cette nouvelle limite. 

A partir de là, je peux vivre authentiquement, c'est-à-dire en tenant compte de mon être-pour-autrui, ou inauthentiquement, c'est-à-dire en faisant mine de croire que les interpellations d'autrui (qui peuvent aller du préjugé favorable au rejet et à la stigmatisation, voire à la destruction) sont  profondément erronées. Sartre a personnellement dû tenir compte de sa laideur. Mais il écrit aussi sur d'autres formes très violentes d'emprise qu'exerce des êtres-pour-autrui racistes, antisémites, homophobes, sexistes. 

Il a d'ailleurs reçu des réponses, notamment concernant l'antisémitisme ou le racisme. Certains proches de Sartre, juifs eux-mêmes, comme Benny Lévy, lui ont contesté la possibilité de parler de l'expérience juive sous l'angle unique de cet être-pour-autrui. On ne se définit pas uniquement contre ou selon les autres, ou comme non-catholiques ou comme victimes de la Shoah. D'autres comme Frantz Fanon, martiniquais d'origine et clinicien, montrent que Sartre ne peut pas non plus faire comme si l'être-pour-autrui se limitait à une condition sociale extérieure à soi-même. Le propre de la colonisation qu'il a dénoncé est d'être aussi une "colonisation des esprits", c'est-à-dire qu'elle est intériorisée par force, de façon à façonner aussi une subjectivité (et là, c'est une limite importante à la philosophie de la liberté de Sartre). Le problème de la colonisation est de produire des colonisés, des sujets à qui on a imposé un sens à leurs existences mêmes. 

Cette question de la subjectivation (ou de l'assujettissement dira Foucault), c'est-à-dire d'une domination qui va jusqu'à contrôler le sens qu'on donne à nos vies est ce qui va intéresser Simone de Beauvoir lorsqu'elle se penchera sur la condition des femmes. Simone de Beauvoir ira donc plus loin que Sartre en imaginant que la liberté est menacée, non seulement par la mauvaise foi ou l'inauthenticité, mais aussi par des formes de pouvoir qui s'immiscent au coeur de notre subjectivité.

Pour revenir donc une dernière fois à Sartre, on peut dire avec lui que la liberté, bien qu'on y soit condamnés, n’est pas un donné suffisant, car le monde social fabrique aussi des individus. Nous sommes déjà faits, c'est-à-dire interpellés selon notre être-pour-autrui. D’où la formule de Sartre dans une interview à propos de Jean Genet : « il faut faire quelque chose de ce qui a été fait de nous ».



CONCLUSION : Il est possible d'être libre tout en vivant dans un monde déterminé, à condition de reconnaître à la conscience une transcendance, c'est-à-dire une capacité à donner un sens au monde sans y être réduit. « Il faut faire quelque chose de ce qui a été fait de nous » pourrait résumer Sartre. Pour défendre cette idées nous avons d'abord considéré l'expérience d'une liberté spontanée comme preuve de l'indépendance de notre esprit à l'égard des contraintes matérielles du monde. Mais nous avons ensuite vu que la science pouvait relativiser largement cette expérience, voire mettre en doute notre libre-arbitre, tout en reconnaissant le rôle que la conscience joue au sein même du vivant. Ce qui est apparu enfin comme essentiel pour notre liberté, c'est notre capacité à se projeter dans le monde, lui donner un sens et composer avec les déterminismes que la science a révélés. 




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