STMG : Tout le monde peut-il apprécier l’art ? (Bonus)

La faute de goût dans Le Diable s’habille en Prada. 


1. Les jeux vidéo sont un art populaire, incapables d’être l’objet d’un vrai jugement de goût.

Si les jeux vidéo sont un art, pourquoi ne sont-il pas reconnus comme tels ? Parce que c’est un art populaire…

- Un art populaire est un art facile et frivole. 

Il autorise le détournement parodique car il ne reconnaît pas l’autorité de l’artiste. C’est un art qui est produit par une personne (du peuple ou non), qui n’est pas nécessairement à destination d’un grand public (elle n’est pas mainstream), mais qui se fait récupérer par le grand public. C’est une oeuvre victime du « braconnage textuel ». Plusieurs jeux vidéo sont par exemple modifiées (« mods ») de façon à ce que son personnage adopte les traits d’un autre personnage fictionnel ou réel (très récemment, dans Elden Ring, vous pouvez jouer un personnage qui ressemble à JL Mélenchon… et qui crie « la république c’est moi » lorsqu’il tue un boss). 

- Un art populaire est limité car il n’est aimé que par une partie spécifique de la population. Il n’est pas en droit universel.

Par exemple, des fans aiment une oeuvre. Mais en l’aimant, ils ne la comprennent peut-être pas pleinement. Car ils ne perçoivent cette oeuvre qu’à travers leur intérêt particulier. Comprendre une oeuvre ou l’interpréter suppose de faire des comparaisons pour savoir comment se situe ce qu’on aime au sein d’un ensemble ou d’une histoire plus large. Il faut donc intégrer des points de vue et des oeuvres différents des siens. On ne peut pas se contenter de n’aimer, même fanatiquement, qu’une seule oeuvre. Tout art appelle une connaissance plus large d’oeuvres qui ne sont pas issues du même univers, qui permet de saisir des codes, des lieux communs, des évolutions. 

Pour comprendre One Piece, il faudrait s’intéresser aux mangas de tous horizons. Pour comprendre Sabrina Carpenter, il faudrait comprendre les chansons pop depuis Quincy Jones et Abba… et surtout Denniz Pop (Martin Karl Sandberg), le producteur suédois qui est à l’origine de la plupart des tubes (mort à 35 ans en 2003). Etc. 

Dans ce cas, l’art populaire n’est-il pas contraire à l’idée même de l’art ? Si une oeuvre ne concerne qu’une catégorie de la population, ou nécessite une ferveur particulière, alors elle n’est pas capable d’être universelle. Kant a raison distingue le beau, qui est « universel en droit » et l’agréable, qui n’est agréable que pour une personne particulière, pour un goût singulier. Le bon goût est bon car il s’est affranchi des singularités du goût particulier et agréable. Il nécessite d’être distancié, désintéressé, objectif. Dans ce cas, l’art populaire n’est que l’agréable.

Interview de Pierre Bourdieu sur le goût : 
« nos jugements nous jugent et nos classent nous classent. »


2. Le bon goût et le mauvais goût sont une construction sociale.

Mais qui dit ce qui est de bon goût ?

Pour Pierre Bourdieu, le bon goût est le résultat d’une pratique sociale. Le bon goût est en réalité ce que les personnes qui possèdent une place prépondérante dans la société (parce qu’elles possèdent un riche capital économique et culturelle) font passer pour du bon goût. Le bon goût est une construction sociale plutôt qu’un jugement objectif. Préférer un film d’Abbas Kiarostami, bien critiqué par Télérama, ou regarder Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa dans un ciné-club, et refuser de regarder le dernier Transformers trahit une certaine appartenance sociale bourgeoise (ou au moins avec beaucoup de capital culturel). 

Que faut-il pour avoir bon goût ? Il faut du capital culturel. Tout comme le capital économique définit les ressources économiques qui peuvent être transmises, le capital culturel désigne les ressources culturelles qui peuvent être transmises. Il s’agit d’objets (livres, collections d’objets d’art, etc.), de titres (diplômes, réputation, etc.) mais surtout il s’agit d’habitus culturel. C’est une façon de goûter, une façon de juger qui est incorporée, intériorisée. Par exemple, l’habitude de dire « j’aime, j’aime pas » ou au contraire d’exprimer un avis plus prudent, nuancé et argumenté. L’habitude de demander la définition des mots à ses parents ou l’habitude de se dire qu’il y a des activités culturelles qui ne sont pas pour nous. Ces habitus sont des capacités, des « dispositions » qui permettent de s’adapter à un milieu, de s’y sentir intégré ou au contraire étranger. Alors que ces habitudes sont apprises, acquises, elles semblent naturels et aller de soi. Elles permettent de faire passer pour naturel quelque chose qui est artificiel. On peut par exemple détester « spontanément » le goût de tel aliment exotique, alors qu’il est évident que d’autres l’aiment « naturellement » parce qu’ils l’ont mangé quand ils étaient plus jeunes, et ont appris à l’apprécier. 



Un extrait du film Manhattan (1979), de et avec Woody Allen. 

Quand Woody Allen se prend une leçon de bon goût par Diane Keaton.


Avoir du capital culturel permet de produire des jugements référencés. Puisqu’on a l’habitude de se retenir de juger spontanément, le bon goût construit par la société valorise une certaine distance avec les oeuvres goûtés. Les oeuvres complexes, difficiles, voire franchement repoussantes sont également privilégiés. Ce bon goût étant rare, il sert surtout à distinguer ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas. Le goût se fonde alors sur le « dégoût du goût des autres ».

Il ne faut pas croire que l’art ne serve qu’à se distinguer. Les personnes ayant le plus de capital culturel se positionnent contre celles qui en ont moins, mais celles qui en ont moins le savent également, et peuvent se positionner contre les personnes qui ont « bon goût ». Nous sommes tous doués de jugement, et nous avons tous conscience d’en produire un spécifique à une certaine catégorie de la population. Nous sommes tous « distingués ». Jul sait qu’il porte des claquettes et des chaussettes et que c’est de mauvais goût. 

Par conséquent, le goût populaire se veut spontané, dénué de complexité, « sans prise de tête », valorisant la dimension pratique (dans la mode, c’est l’émergence du jean, qui est un vêtement de travail, ou du sportswear, réputé plus confortable, etc.).

Le goût des classes moyennes fait intervenir une morale, une nostalgie de la classe d’où elles se sont élevées. Les classes moyennes voient dans l’art le reflet de leur propre aspiration à un monde juste, qui laisse une place au plus démunis. Elles valorisent un art consolant, qui porte « un message ». Elles fustigent l’art pour l’art, l’art trop désengagé politiquement, et qui ne seraient pas accessible à tous. 

Le bon goût n’existe donc pas dans l’absolu. Il est relatif à une société, à une hiérarchie au sein de cette société. Tout jugement de goût ne sert peut-être qu’à dominer socialement et rendre honteux ceux qui ne possèdent pas ce même bon goût des classes aisées. Alors est-ce qu’on peut sentir la beauté d’un objet sans se référer à sa propre position sociale ? Est-ce qu’on peut dire qu’on aime une chose simplement parce qu’elle est belle ? Aimer les valses de Strauss dirigées par André Rieu sans être petit bourgeois ? Aimer le marteau sans maître de Pierre Boulez en étant prolétaire ? 

La sociologie est indifférente à cette possibilité puisqu’elle étudie les corrélations entre l’appartenance sociale et les goûts. Mais si nous partons du principe que tout goût s’éduque et n’est pas inné, nous pouvons reconnaître que les goûts sont toujours le résultat d’une socialisation. Et en même temps, cette socialisation n’est jamais suffisante pour être parfaitement efficace et éliminer les erreurs, les fautes de goûts. Il reste donc possible en théorie que des choses que nous goûtons ne trouvent pas de jugements sociaux préétablis (particulièrement si nous goûtons à des objets en dehors de notre espace culturel). Dans ces de suspension du jugement esthétique, nous retrouvons une certaine naïveté et une certaine liberté.




3. Rendre savant ce qui est populaire.

Et concernant les jeux vidéo ? Y a-t-il également des bons et mauvais goûts dans le champ vidéoludique ?

Les joueurs eux-mêmes utilisent les catégories esthétiques de l’art populaires pour parler de leurs jeux favoris. Ils « aiment » des univers, des genres de jeux « particuliers » et ne se sentent pas l’obligation d’être « désintéressés » et de jouer à tous les jeux ou de « connaître » l’histoire de la franchise qu’ils jouent. Il n’existe pas de faute de goût mais des goûts plus ou moins mainstream ou singuliers. 

Mais certains cultivent une version plus sophistiquée du goût populaire. Car ce qui compte n’est pas l’objet mais comment on goûte. On peut donc goûter un objet populaire avec les catégories de l’art savant (tout comme il existe des critiques gastronomiques qui vont goûter les différents kébabs de Paris pour déterminer lequel est le meilleur). Par exemple, Chilly Gonzales propose une analyse de Going Home de Drake en le comparant à Debussy. On retrouve les marqueurs du goût des classes aisées : emphase sur la dimension formelle de l’oeuvre, comparaisons, référentialité, distanciation, prétention à l’universalité. Etc.

Mais peut-on mêler de la connaissance désintéressée à un jugement de goût subjectif et créatif sans aussitôt refroidir la ferveur initiale ? Une telle réconciliation esthétique permettrait-elle de dépasser les frontières sociales et se retrouver autour d’une même grande oeuvre populaire et savante à la fois ? Il est peu probable qu’une telle chose survienne, car même aimer la même oeuvre ne signifie pas qu’on l’aime de la même façon. Les Beatles pouvaient être aimé pour leurs premières chansons, faciles et sexy (love me do), ou pour leurs chansons plus engagées et pacifistes (love is the message) ou pour leurs chansons expérimentales et mystiques (across the universe).


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