La technique peut-elle changer la vie ?
Le devil’s hole pupfish mérite-t-il de vivre si nous avons besoin de l’eau de son écosystème ?
On entend souvent des publicités qui annoncent différents moyens de « changer la vie » grâce à l’achat de nouveaux produits. Les progrès de la science également sont annonciateurs d’une amélioration de la vie : vaccins, greffes, prothèses…
La vie semble difficile à définir, mais on peut la comprendre par ce dont elle se distingue : elle résiste à la mort, à l’inerte en ce qu’elle est douée de mouvement. Elle se distingue également du mouvement accidentel qui est reçu de l’extérieur (comme une pierre qui est lancée par exemple) en ce que ce mouvement provient de l’être vivant lui-même. La vie est donc ce qui se trouve doué de mouvement autonome (croîte, se nourrir, se reproduire et dépérir). Pourtant, si la vie a besoin d’être changé ou amélioré c’est parce qu’elle ne semble donc pas parfaitement auto-suffisante. Elle exige la capacité de produire plus qu’elle-même. Nous-mêmes, humains, avons besoin de produire un monde humain (des immeubles, des artefacts, des institutions, des oeuvres d’art...). La vie appelle la technique.
La technique concerne un ensemble étendue d’opérations :
1) techniques individuelles (centrées sur le corps : sport etc.),
2) techniques sociales (qui concernent les relations interpersonnelles : surveiller, punir, enseigner etc.) ;
3) techniques intellectuelles (calcul mental, plan de dissert) ;
4) techniques du réel « qui ont pour objet la modification du monde extérieur immédiat » (production d’électricité, agriculture etc.). Mais la dernière catégorie doit être entendue comme une médiation entre l’homme et le milieu naturel.
On peut tenter une synthèse avec Marcel Mauss en disant que la technique est « un acte traditionnel efficace ». ACTE = un savoir-faire en plus d’un savoir. TRADITIONNEL = transmis, acquis, et qui peut se communiquer à d’autres, et qui généralement reflète une appartenance sociale. EFFICACE = qui doit avoir un impact sur le monde. N’est pas une technique un pur savoir (croyance etc.) ou un produit par soi seul et intransmissible (ou gardé jalousement par qq’un) et qui n’a aucune utilité pratique avéré (une oeuvre d’art). On différencie aussi la technique de la technologie, en fonction de sa plus ou moins grande participation à la science.
Mais ce pouvoir ne risque-t-il pas de modifier l’essence de la vie elle-même ? Plus que la capacité de changer la vie, la question est de savoir si on en a le droit. Car si ces modifications secondaires dégrade les premières fonctions de la vie, il est possible qu’on détruise alors la vie elle-même sous prétexte de la rendre meilleure. Vivre c’est produire donc un certain nombre de technique qui permettent de survivre. Mais il y a un risque aussi que ces techniques nous rendent moins capables de vivre, nous détache de l’effort fondamental de vivre.
N’importe quel émission de télé-réalité d’aventure met en scène ce problème (avec l’appui technique de caméras…) : pourrions-nous encore survivre sans le monde artificiel qui nous entoure ? Ou pour citer un écrivain français un peu déprimé : « Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serai même pas en mesure d’assurer ma propre survie, je ne saurai comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Neandertal. » M. Houellebecq, Les particules élémentaires, Paris, 1998, p. 250
La technique n’est-elle qu’un moyen de mieux vivre ou n’étouffe-t-elle pas l’effort même de vie ?
Prenons un film pour illustrer notre introduction.
Dans le film La Fiancé de Frankenstein de James Whale (1935), le docteur Frankenstein qui fait vivre une créature faite à partir des morts (interprétée par Boris Karloff). Si on peut produire de la vie de ce qui est mort, c’est le sens même de la vie qui est bouleversé, car la vie s’oppose à la mort et non naître à partir d’elle. Mais dans cette variation du mythe de Frankenstein, la fiancée est elle aussi créée par un autre docteur pour que la créature puisse vivre l’amour (comme si l’amour et la femme étaient des artefacts d’une vie masculine qu’on produit en laboratoire). Evidemment, c’est un échec. La créature de Frankenstein découvre qu’elle n’a pas la même vie que les autres. Et même qu’elle n’a pas d’amis, qu’elle est unique. La fiancée elle-même rejette le monstre. Alors le monstre détruit le laboratoire pour enterrer le diabolique docteur Pretorius, et s’adresse au couple des Frankenstein (qui ont été moins inhumains que les villageois ou que le Dr Pretorius) : « vous devez vivre ! vivre ! Nous appartenons aux morts. » Si la technique peut changer la vie, cela suppose qu’il y ait autre chose dans la vie que de la vie : du non-vivant, du matériel, du technique. Mais ici, c’est la créature, issue de la technique du Dr Frankenstein, qui prend la responsabilité de se détruire elle-même pour préserver la vie.
Autrement dit, la question est aussi de savoir qui contrôle vraiment la technique et prend la responsabilité de la limiter. La discussion dans Jurassic Park pose très directement le problème. Lors d’un déjeuner, le fondateur du parc pour dinosaures explique comment il va tirer profit du clonage des créatures disparues. Mais l’un des scientifiques (Ian Malcom, joué par Jeff Goldblum) le coupe : « vos scientifiques étaient si occupés de savoir s’ils savaient le faire ou non qu’ils ont oublié de se poser la question de savoir s’ils devaient le faire. » La thèse est que celui qui créé ce parc ne prend aucune responsabilité parce qu’il n’a pas lui-même la capacité de le faire. N’ayant aucune connaissance ni aucune discipline associée à cette connaissance, celui qui va exploiter ces techniques ne saura jamais les restreindre lui-même, ni en mesurer le danger.
I. On va d’abord voir en quoi la technique peut améliorer la vie.
II. Puis comment cette amélioration superficielle est en réalité un changement de perspective radical sur la vie.
III. Enfin, on va tenter de jauger les implications morales d’un choix de vie qui accepte la technique.
I. UNE AMELIORATION DES CONDITIONS DE VIE.
1. Vivre : générer des techniques.
Vivre, c’est s’inscrire dans un milieu, un biotope. Platon décrivait dans Protagoras le mythe de Prométhée, où chaque être vivant recevait un don qui lui permettait de vivre en harmonie avec son milieu. Pour Platon, l’acquisition de la technique par l’homme crée un risque de déséquilibre (qui doit être compensé par des vertus politiques).
Aristote critique cette idée, car selon lui, il y a une cosubstantialité de la technique et de la vie. La preuve en est la main, qui génère naturellement des outils. Vivre pour un être intelligent comme l’homme consiste à produire des techniques. La nature humaine n’est pas faite d’une seule couche d’instincts, elle s’ajoute à elle-même une « seconde nature », qui consiste en la manipulation de tous ces artefacts.
Quelle est la thèse du texte ? l’homme qui incarne la vie intelligente par excellence possède le meilleur outil : la main. Aristote a une vision finaliste de la nature (qui s’est avérée fausse anthropologiquement), où la vie est orientée par un but, une fin, une finalité.
Découpage du texte : 1) la main représente tous les outils ; 2) pour mieux comprendre en quoi il s’agit d’un avantage, Aristote présente le fonctionnement des animaux : le défaut des animaux est leur spécialisation ; 3) En quoi cette indétermination de la main est donc vraiment un avantage ? l’homme est avantagé car il peut les adapter à la situation.
La main suscite l’admiration d’Aristote parce qu’elle devient littéralement l’outil. Il faut toujours un premier outil : la main. Ex de la raquette de tennis, de la fourchette… etc. Là, l’homme est comme un animal en recherche d’une efficacité quasi-instinctive. L’utilisation d’un objet technique devient alors une seconde nature = un geste appris qui est aussi spontané qu’un réflexe. Si l’homme peut s’incorporer un objet technique, c’est parce que son corps est en partie mécannique, capable de se fabriquer pour lui-même des techniques.
Nos habitudes sont la preuve que nous pouvons utiliser notre corps comme une mécanique. Bergson décrit la façon dont nous apprenons dans Matière et Mémoire. On décompose puis recompose un geste, étape par étape comme on déferait et referait un objet pour en apprendre la composition. Nous montons donc en nous-mêmes comme des « mécanismes », que l’on développe puis enveloppe.
3. Paradoxes du progrès technique.
Si la technique peut changer la vie, c’est donc parce qu’elle peut faire plus que produire les objets suffisants pour vivre. Elle peut accumuler les objets techniques. Fabriquer un monde. L’homme est un fabricateur d’outils, un homo faber. Ce qui reste d’abord de notre monde, dit Bergson, sont les outils plutôt que nos pensées… les objets sont de la pensée matérialisée.
« Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge »
Que se passe-t-il si les archéologues du futur découvre un portable ? Ils ne pourraient pas comprendre ce qu’il est. Car le portable seul n’indique rien. Il faut comprendre qu’il sert à communiquer par transmission d’ondes. Il manque tout le système technique qui entoure le portable. Derrière chaque objet, il y a une forêt d’autres.
Il est très difficile de parler de progrès, car ce que nous voyons évoluer ce n’est pas seulement un objet mais des systèmes techniques entiers, avec leurs multiples ramifications, et également les exploitations et destructions de ressources nécessaires. Or souvent, nous n’apercevons qu’une partie du système technique. Il manque à notre connaissance le fonctionnement des les satellites, des autres portables, de tous les appareils de récupérations ou de synchronisation avec lequel il marche. Il manque le chargeur, l’électricité, les antennes relais… etc.
Un outil ne peut pas fonctionner sans autres outils. Tous ces outils ne prennent de sens que les uns en relation avec les autres, dans un système technique. Or le système technique ne se laisse pas connaître facilement. Par conséquent, les effets mêmes du système restent souvent cachés.
On ne peut dissocier la voiture de la pollution qu’elle transporte. D’autant que les pollutions sont aussi dissociées de leurs lieu d’usage : les vraies pollutions sont celles de leur lieu de production.
Ex : Cas emblématique de l’électricité. Quand Edison éclaire Pearl Street à Manhattan en brûlant 5 tonnes de déchets par jour pour ses générateurs, on déversent 43m3 d’eau sale dans l’Hudson, qui polluent directement les quartiers populaires et provoque le prermier mouvement écologique. Il y a camouflage des conditions de production et de la pollution engendrée…
Ex : la production de portable suppose la recherche de minerais très rares qu’on ne peut chercher que dans des mines très rudimentaires et polluantes, en payant très peu les ouvriers africains.
Dernier argument pour minimiser l’impression de progrès technique : il n’y pas de vraie parenté entre les inventions techniques. Pour évaluer progrès technique, il faut établir une continuité, et donc un lignage entre les différentes inventions techniques. On suggère par exemple que le téléphone portable descendrait du téléphone, mais ce dernier relève plutôt du GPS ou de l’ordinateur… ou on suggère que la voiture descendrait de la voiture tiré par les chevaux. Mais elle vient davantage de la machine à vapeur… etc.
Mais surtout, dans le fond, nous restons aussi inquiets… selon Freud, un progrès apporte toujours son lot de nouveaux problèmes…
« Les hommes n'ont pas le sentiment d'être pour cela devenus plus heureux »
« Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n'eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu'y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n'aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n'élevons pas plus d'enfants qu'à l'époque où l'hygiène n'existait pas, alors que d'autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l'action bienfaisante de la sélection naturelle ? Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ? »
Comment se fait-il qu’on puisse vouloir changer les conditions de vie, tout en restant fondamentalement inquiet et insatisfait ? N’y a-t-il pas un lien entre technique et inquiétude… ?
II. TECHNIQUE ET DETACHEMENT DE LA VIE
1. Un détachement de la nature.
Fabriquer des outils est naturel pour l’humain. Mais le pouvoir que la technique lui confère paraît illimité. La vie au contraire est limitée : on vit dans un milieu, pour un temps donnée, avec des normes de vie données. Un humain ne peut pas vivre dans l’espace. N’y a-t-il pas un danger dans cet excès ?
Le rapport à la nature est bouleversé : l’homme s’imagine détenteur d’un pouvoir qui lui permet de contrôler la nature. Descartes le premier rêve d’une nature qui serait soumise à la science et à la technique humaine. Il ne s’agit pas seulement de modifier la nature extérieure, mais aussi de changer ce qu’est l’humain lui-même, grâce à la médecine, notamment. Ce rêve eugéniste (de faire naître des humains sans défauts) n’est pas nouveau. Mais la science offre des ressources technologiques inédites. Par exemple, il est désormais possible d’éditer son propre enfant en supprimant les gènes indésirables, grâce à la technologie CRISPR (cas extrême et probablement raté : un scientifique chinois aurait fait naître des jumeaux, Lulu et Nana, dont le génome aurait été modifié pour les immuniser contre le VIH-1).
la technique provoque la nature, en inversant le rapport traditionnel. L’homme est au centre du monde, et la nature doit lui obéir. Auparavant, l’homme produisait, main dans la main avec la nature. Le paysan se sait une partie de la nature. Or le rapport moderne à la nature est dénaturé, car forcé. Ce qui influe sur la philosophie même de la nature : on n’est plus attentif au dévoilement de l’être.
Il y a alors dans l’humanisme un oubli de ce qu’Heidegger appelle l’être. L’homme s’est placé au centre du monde, mais oublie qu’il n’en est qu’une partie.
3. Une destruction de la subjectivité.
Comment regarde-t-on alors l’humain ? Michel Henry imagine qu’on ne voit plus dans le vivant que ses qualités objectives, matérielles, et qu’on omet les qualités subjectives (l’effet que lui fait le monde qui l’entoure). On regarde alors les individus comme de simples configuration d’atomes, et non des points de vue sur le monde, c’est-à-dire de sujets qui possèdent une conscience unique. Depuis le 17ème siècle, et à la suite de Descartes, on ne prête plus attention à ce qu’est une expérience subjective car elle serait inacessible et trop susceptible de fausseté, mais seulement à sa quantification à travers des procédés rationnels. « Le baiser que s’échangent les amants n’est plus qu’un bombardement de particules micro-physiques. »
Si on devait prolonger cette réflexion, nous verrions aujourd’hui comment le « self-knowledge through numbers » (la connaissance de soi à travers les chiffres) remplace l’introspection et la connaissance de soi à travers la littérature ou la philosophie… les montres connectés, les mesures de nos préférences sur les réseaux sociaux etc offriraient un reflet plus fidèle de qui nous sommes vraiment. Un philosophe comme Pierre Cassou Noguès parle du « syndrôme du thermomètre ». Le thermomètre indique la température extérieure de façon objective, mais il ne dit pas ce que nous ressentons. Depuis un certain temps pourtant, à force de progrès, nous pouvons donner aussi la température ressentie. Ce que nous permet de savoir non seulement qu’« il fait chaud » mais que « nous avons chaud ». Autrement dit la technologie se substitue à notre subjectivité pour nous dicter ce que nous devrions ressentir. Notre montre connectée nous dit si nous sommes fatigués, si nous devons dormir, si nous sommes déprimés…
3. L’utilité n’est pas une valeur.
Cf le texte d’Hannah Ardent
La fin justifie les moyens. C’est la rationalité technique par excellence. Une intelligence technique est celle qui sait faire correspondre les bons moyens à la bonne fin. Mais tant qu’on se limite à cela, il n’y a aucune limite morale, ou autre. Car c’est une pure rationalité. L’utilité est ce rapport le plus adéquat possible entre fin et moyens. Tout autre considération pourrait l’entraver.
Mais de quoi s’aperçoit-on ? On pense l’utilité comme un critère objectif. Il faut « être pragmatique » comme disent les hommes politiques.
Mais justement un bon philosophe pragmatiste lui aurait dit tout de suite : il n’y a aucune norme objective de l’utilité ! L’utilité ne peut pas être un mot d’ordre. Autrement dit, une chose est utile, non dans l’absolu, mais toujours relativement à quelque chose d’autre. Une utilité est toujours relative donc elle ne saurait être une norme.
Derrière chaque décision pragmatique, il y a donc toujours un but, une valeur. On dit qu’il est utile d’avoir par exemple un aéroport, ou un centre commercial. Mais pour qui ? L’histoire d’un petit poisson, le devil’s hole pupfish est intéressante.
Extrait d’un article de Catherine Larrère, Ethiques de l’environnement.
« Edwin P. Pister, un biologiste, a passé une bonne partie de sa vie à tenter de sauver de l’extinction différentes espèces de poissons vivant dans de petits îlots aquatiques au milieu du désert, tout particulièrement le Devil’s Hole pupfish. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il dépensait toute cette énergie pour un misérable poisson, dont il était bien obligé de reconnaître qu’il n’avait aucune utilité particulière, Pister savait que, s’il se battait, c’était pour le Devil’s Hole pupfish lui-même, pour sa valeur intrinsèque. Mais que répondre à ceux qui lui demandaient : « A quoi est-il bon ? » Las de se lancer dans des justifications morales qui mettaient ses auditeurs dans l’embarras, Pister finit par retourner la question à ses interlocuteurs : « et vous, en quoi êtes-vous bon ? » leur demandait-il, les invitant ainsi à se demander si, ce qui était pour eux évident (un homme vaut par lui-même, quelle que soit son utilité, c’est en cela que consiste la dignité humaine), ne pouvait pas être étendu à d’autres composantes de la nature. Les êtres vivants n’ont-ils pas aussi une dignité qui leur est propre, quelle que soit leur utilité pour nous ?
Ceux qui étaient ainsi en quête de la valeur intrinsèque, sont revenus avec deux types de justifications, deux éthiques environnementales. La première considère que toute entité vivante, quelle qu’elle soit, déploie, pour se maintenir dans l’existence et pour se reproduire, des stratégies complexes : elle instrumentalise son environnement à son profit, pour elle-même, c’est une fin qui, comme telle, mérite le respect. Comme cette éthique accorde une valeur morale à chaque entité vivante, on la dit biocentrique. La deuxième considère que c’est parce que nous faisons partie de la même communauté d’êtres vivants, ou de la même communauté biotique, que nous avons des devoirs aussi bien à l’égard de ses membres (les entités qui la composent) que de la communauté comme un tout. C’est pourquoi on la dit écocentrique. Cette éthique se réfère directement à la Land ethic, d’Aldo Leopold, dont elle reprend la formule : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à autre chose. » »
Ainsi, il y a dans l’utilité une absence de norme qui se fait passer pour une norme objective. On croit avoir trouver un moyen indubitable de juger des choses, sauf qu’elles renvoient toujours à autre chose. L’utilité ne peut pas être une norme.
III. USAGE RESPONSABLE DE LA TECHNIQUE
La technique n’est donc ni totalement sous notre contrôle, ni totalement hors de contrôle. Mais pour comprendre dans quelle mesure elle peut changer la vie ou, à tout le moins, ne pas la détruire, il faut se défaire de l’illusion qu’elle pourrait nous permettre de résoudre tous les problèmes. Ce qui compte alors est l’usage que nous faisons de la technique, et surtout l’usage qu’elle induit, quitte à bannir ces usages.
1. Pas de neutralité éthique : la technologie est mauvaise.
Si le monde technique est indépendant du nôtre, et devient en lui-même une fin, alors il peut être dangereux pour l’homme.
Une chose est bonne ou non, non par elle-même mais par l’utilisation qu’on en fait. C’est du moins le point de départ de toute morale classique. Le problème spécifique qui se pose avec la technique est qu’elle semble justement faire exception à tout contrôle, et donc à la morale classique.
Ses effets sont ambivalents, car cette technique est toujours à grande échelle. On ne contrôle pas tous les effets.
« Le point qui pose problème est donc le suivant. Ce n’est pas seulement lorsqu’elle est employée dans l’intention de nuire mais quand elle est au service d’intentions bonnes et très légitimes, que la technique a un aspect menaçant, susceptible de prendre le pas sur le côté bénéfique, du moins à long terme. Or, le long terme est partie intégrante de l’agir technique. A cause de cette dynamique interne, la technique se voit privée d’un espace de neutralité éthique où seul compterait le critère de l’efficacité. Le risque du « trop » est omniprésent, car c’est justement la promotion du « bien », c’est-à-dire du bénéfique, qui nourrit et porte à maturation le germe inné du « mal », c’est-à-dire du néfaste. Plutôt que l’échec c’est le succès qui est porteur de risques, un succès qui, pourtant, nous est imposé par les besoins pressants de l’humanité. Une éthique de la technique voulant être à la hauteur de son sujet doit tenir compte de cette ambivalence interne de l’agir technique. »
JONAS, La technique moderne comme sujet de réflexion éthique
En effet, l’argument ici est que la mise en oeuvre de la technologie est inévitable.
On distingue entre un savoir-faire et un faire. Ex : savoir disserter, et disserter. Mais précisément le savoir-faire technique suppose aussitôt un faire. Pour connaître il faut manipuler déjà de plus en plus de machines. Car la science réclame des tests. Ex des OGM : pour les connaître il faut les tester grandeur nature. Idem pour la bombe nucléaire. Donc la capacité ici est aussi proche possible de l’actualité que la respiration l’est de la nécessité de respirer.
Deuxième argument de Jonas : les dimensions globales de l’agir technique dans le temps et l’espace sont sans commune mesure aujourd’hui.
Une action concerne généralement ceux qui y sont liés et ceux qui ont pris part à celle-ci. Une action renvoie alors à une volonté. Mais la technologie (c’est-à-dire quand la technique est associée à la science) encore une fois bouleverse tout. Les actions ont des effets sur le long terme, et sur une échelle de plus en plus importante. Problème : on inclut du coup beaucoup de personnes dans leurs effets sans qu’elles aient pris part à la décision. Et nous impliquons également les générations futures, qui part définition n’ont pas pu vouloir ce qui leur arrive.
La technologie moderne exige alors un dépassement du point de vue anthropocentrique. La morale concerne généralement que l’homme. Mais les effets sont environnementaux. Il faut donc proposer une morale qui puisse aussi s’appliquer au reste de la création. L’humain est devenu le gardien de la planète Terre, mais ce devoir ne doit plus être motivé par son seul intérêt humain. Il faut défendre une valeur intrinsèque de toute vie. Or seule une morale religieuse, conférant du sacré à la vie le peut.
Conséquence métaphysique : l’usage de la technique, et la destruction potentiel du monde par l’homme suppose qu’on ait trouvé une réponse à la question de savoir si l’homme devrait exister.
La réponse de Jonas est de dire qu’il faut que l’homme préserve les conditions de la vie telle quelle pour ne pas engager de transformations définitives, qui retirerait la liberté aux générations futures de s’auto-déterminer.
2. « L’homme c’est d’abord le monde de l’homme »
Sans entrer dans des considérations presque religieuses, la question de savoir comment la technique change la vie est indissociable d’une question politique. Car produire des objets techniques suppose de savoir organiser la société.
Selon Marx, ce qui caractérise l’humain à l’état de nature, c’est qu’il travaille la matière du monde pour la faire sienne. Il change le monde et se change lui-même, être vivant. Le travail à l’état primitif est défini par cette double modification. Par ce procédé, le travailleur intègre donc les objets technique à sa vie à travers le travail. Il devient le propriétaire de ce qu’il produit, et il fabrique un monde humain habitable.
Mais ce travail est aussi le lieu de l’apprentissage d’une autonomie concrète. L’humain devient capable de se discipliner pour réaliser le but qu’il s’est fixé. Le travail rend donc libre, et vivre consiste à travailler. Ce travail est qualifié de « vivant » par Marx. Cette dimension morale du travail est la raison pour laquelle on dit souvent qu’on cherche à « s’accomplir » dans son travail. Sans elle, le travail semble absurde et devient une torture (comme l’évoque son étymologie, « tripalium » en latin, qui désigne une charrue particulièrement difficile à manoeuvrer).
Ce qui compte n’est donc pas la technique en elle-même, mais la façon dont on la met en oeuvre, mais la façon dont on travaille librement pour se l’approprier.
Le seul problème est que la production de ce monde humain n’est pas l’effort d’un seul humain, mais il suppose une collaboration. Ainsi, les moyens de production vont également déterminer des rapports sociaux. Le « travail vivant » se transforme donc en une autre sorte de travail, lorsque ce qui compte n’est pas la production d’un monde commun, mais la génération du profit par l’intermédiaire du travail et de la production. Le travail n’est pas seulement défini par ce en quoi il m’est utile (la valeur d’usage) mais surtout par son utilité sociale, pour les autres (la valeur d’échange).
Dans le monde du travail « aliéné », le travail est lui-même l’objet d’une mécanisation. Son organisation conçoit la coopération humaine sous la forme d’une grande machine et les humains comme les mécanismes qui la font tourner. L’image de Métropolis, le film de Fritz Lang, présente l’usine comme un Moloch, un monstre de métal qui dévore l’énergie des ouvriers. Les tâches sont divisées, soumises à une cadence qui oblige l’ouvrier à suivre la machine plutôt qu’à la contrôler véritablement. Nul usage du libre arbitre ou de la créativité n’est nécessaire.
Si les moyens de productions sont entre les mains de quelques possédants, et qu’ils achètent la force de travail d’autres, ce sont ces quelques personnes qui décident de la production du monde dans lequel nous vivons, et qui en tire bénéfice. Cette situation est donc politiquement injuste car inégalitaire, mais également anthropologiquement destructice, car les humains se trouvent aliénés, privés de leur liberté concrète. Marx parle de double « dépossession du travail » : les individus y perdent le fruit de leurs efforts et en même temps se perdent eux-mêmes et leur capacité à se déterminer librement.
Jusqu’ici les machines n’ont pas servi à vraiment libérer les humains du travail ou les rendre plus libres. Ce ne sont pas les machines qui sont le problème. Mais la façon dont elles servent une organisation sociale fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.
En conclusion, si la technique peut changer la vie, ce changement n’est que le symptôme de quelque chose de plus profond : d’une part de notre ignorance de la complexité des systèmes techniques dans lesquels ils prennent place, et d’autre part, de la responsabilité morale et politique que ces changements appellent.