Textes : Les jeux vidéo sont-ils de l'art ?



Shadows of colossus, Fumito Ueda et Kow Otani, 2005.

 Les jeux vidéo ne pourront jamais être de l’art.

    Ayant déjà produit ce jugement autrefois, j’ai décliné toutes occasions de l’augmenter d’autres arguments ou de le défendre. Cela semblait être peine perdue, surtout compte tenu de tous les messages que j’ai reçu me pressant de jouer à tel jeu ou à tel autre ou de désavouer mes positions. Néanmoins, je reste convaincu qu’en principe, les jeux vidéo ne peuvent pas être de l’art. Peut-être que c’est idiot de ma part de dire « jamais », parce que « jamais », comme nous en informe Rick Wakeman, c’est très très long. Mais disons juste qu’aucun amateur de jeu vidéo vivant de nos jours survivra assez longtemps pour éprouver le médium « jeu vidéo » comme une forme d’art.

    Qu’est-ce qui me force à revenir sur le sujet ? J’ai été poussé par un lecteur, Mark Johns, à voir une vidéo d’une conférence du TED (tenders electronic daily) où intervenait Kellee Santiago, une designer et productrice de jeu vidéo. Je l’ai fait. J’ai tout de suite adoré Santiago. Elle est intelligente, confiante, persuasive. Mais elle a tort.

Roger Ebert, Chicago Sun-Times, 16 avril 2010.

Ok les enfants, vous pouvez jouer sur ma pelouse !

    Mon erreur, dès le départ, a été de penser que je pourrais produire un argument convaincant sur une base purement théorique. Qui étais-je pour dire que les jeux vidéo ne pourraient en principe être de l’Art ? C’était une position stupide, particulièrement parce qu’elle s’appliquait au futur entier et non encore connu des jeux vidéo. On me l’a peut-être reproché une centaine de fois. Comment pouvais-je ne pas être d’accord ? Il se peut fort bien qu’un jeu vidéo un jour devienne de l’art.

Ils m’ont bien eu. Car je ne veux pas jouer à un jeu vidéo. Je savais que si j’allais détester ça, une réponse toute prête m’attendrait : que j’étais trop vieux, et trop dépassé pour « piger ». C’était devenu un mantra. « Ebert ne pige pas ». Mais je n’étais pas d’accord avec eux à propos de l’âge, chose sur laquelle je sais finalement plus qu’eux, et pourtant j’avais quelque sympathie pour le concept de « ne pas piger ». Il y a beaucoup beaucoup de choses que beaucoup de membres de notre société ne pigent pas, mais je ne crois pas qu’ils soient trop vieux ou trop jeunes pour les « piger », ils ont simplement évolué différemment.

    Une chose que j’ai retenue de cette expérience était que je manquais d’une définition de l’Art. C’est ce que j’ai commencé à penser depuis quelques mois. Il y a d’innombrables théories de l’Art, et beaucoup sont offertes aux lecteurs en filigrane. La définition la plus courante du dictionnaire est celle-ci : « expression ou utilisation des aptitudes humaines de création et d’imagination, particulièrement sous la forme d’image ou de sculpture, de façon à produire des objets destinés à être appréciés prioritairement pour leur beauté ou leur impact émotionnel. » Elle pourrait exclure les jeux vidéo sur la base de leurs technicité (sont-ils des œuvres destinées à être appréciées prioritairement pour leur beauté ?), mais ça ne marche pas. Car j’ai besoin d’une définition qui exclut les jeux vidéo en principe (pour ceux qui en tout cas échappent à l’argument de la technicité).

    J’ai pensé à ces œuvres d’art qui m’ont émues profondément. Et j’ai trouvé que la plupart d’entre elles avaient une chose en commun : à travers elles, j’étais capable d’apprendre quelques expériences, pensées ou sentiments d’autres personnes. Mon empathie était engagée. Je pouvais me servir  telles leçons pour me les appliquer à moi-même ou à mes relations avec les autres. Elles pouvaient m’instruire de la vie, de l’amour, de la maladie et de la mort, des principes de la moralité, de l’humour et de la tragédie. Elles pouvaient rendre ma vie plus profonde, pleine et enrichissante.

    Pas une mauvaise définition, pensais-je. Mais j’étais incapable de dire comment la musique ou l’art abstrait pouvait remplir ces fonctions, tout en restant pourtant de l’Art. Même l’art narratif ne semblait pas suffisant, parce que je ne regardais presque jamais les peintures pour leurs messages. Ce n’est pas à propos de quoi l’œuvre est qui compte, c’est comment elle est à propos de quelque chose qui compte. Comme l’écrivait Archibald MacLeish : un poème ne doit pas dire quelque chose, mais être (a poem should not mean, but be). 

    J’ai conclu sans une définition qui me satisfaisait. Je devais me préparer à accepter que les gamers pouvaient avoir une expérience qui pour eux était de l’Art. Je ne sais pas ce qu’ils apprennent de la nature humaine à ce sujet, quoi qu’ils apprennent. Mais peut-être le peuvent-ils. Que puis-je dire ? J’ai peut-être tort. Mais tant que je refuse de jouer à un jeu vidéo pour le savoir, c’est en tout cas ce que je dois dire. J’ai des livres à lire et des films à voir. J’ai été stupide de parler de jeux vidéo en premier lieu. 

Roger EBERT, Chicago Sun-Times, 1er juillet 2010.



Le Chevalier aux fleurs, George-Antoine Rochegrosse, 1894.


L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient bride, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment.

De plus, l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif.

Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ses forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi. 

Mais on a l’habitude, aujourd’hui, de commencer l’art par la fin ; on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des œuvres d’art est le principal et que c’est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes ! Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l’art nous convie ?

NIETZSCHE, Humain trop humain, (1878)



Elden RingHidetaka Miyazaki, 2022


     [Zeuxis] eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis. 

PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, Livre XXXV, XXXV.


 Socrate – Il y a donc trois espèces de lit ; l’une qui est dans la nature, et dont nous pouvons dire, ce me semble, que Dieu est l’auteur ; auquel autre, en effet, pourrait-on l’attribuer ?

Glaucon – A nul autre

Socrate – Le lit du menuisier en est une aussi

Glaucon – Oui

Socrate – Et celui du peintre en est encore une autre, n’est-ce pas ?

Glaucon – Oui

Socrate – Ainsi le peintre, le menuisier, Dieu, sont les trois ouvriers qui président à la façon de ces trois espèces de lit. […]

Donnerons-nous à Dieu le titre de producteur de lit, ou quelqu’autre semblable ? Qu’en penses-tu ?

Glaucon – Le titre lui appartient, d’autant plus qu’il a fait de lui-même et l’essence du lit, et celle de toutes les autres choses.

Socrate – Et le menuisier, comment l’appellerons-nous ? L’ouvrier du lit, sans doute ?

Glaucon – Oui

Socrate – A l’égard du peintre, dirons-nous aussi qu’il en est l’ouvrier ou le producteur ? 

Glaucon – Nullement

Socrate – Qu’est-il donc par rapport au lit ?

Glaucon – Le seul nom qu’on puisse lui donner avec le plus de raison, est celui d’imitateur de la chose dont ceux-là sont ouvriers.

PLATON, La République, Livre X.


Quel but l'homme poursuit-il en imitant la nature ? Celui de s'éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d'avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. [...] Mais cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et mécontentement, et cela d'autant plus vite et plus facilement que l'imitation reproduit plus fidèlement le modèle naturel. Il y a des portraits dont on dit assez spirituellement qu'ils sont ressemblants jusqu'à la nausée. D'une façon générale, la joie que procure une imitation réussie ne peut être qu'une joie très relative, car dans l'imitation de la nature, le contenu, la matière sont des données qu'on n'a que la peine d'utiliser. L'homme devrait éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier et dont il puisse dire qu'il est sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer plus de joie, parce que c'est sa propre oeuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d'avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, et non imitées. L'homme montre mieux son habileté dans des productions surgissant de l'esprit qu'en imitant la nature. Il peut toutefois entrer en lutte avec la nature. C'est à cela qu'on pense quand on dit que les productions de la nature sont supérieures à celles de l'esprit. On dit en effet que ce sont des oeuvres divines. Mais Dieu est Esprit, et se laisse mieux reconnaître dans l'Esprit que dans la Nature. En entrant en rivalité avec la Nature, on se livre à un artifice sans valeur. Un homme s'étant vanté de pouvoir lancer des lentilles à travers un petit orifice, Alexandre, devant lequel il exécuta son tour de force, lui fit offrir quelques boisseaux de lentilles ; et avec raison, car cet homme avait acquis une adresse non seulement inutile, mais dépourvue de toute signification. On peut en dire autant de toute adresse dont on fait preuve dans l'imitation de la nature. C'est ainsi que Zeuxis peignait des raisins qui avaient une apparence tellement naturelle que les pigeons s'y trompaient et venaient les picorer, et Praxeas peignit un rideau qui trompa un homme, le peintre lui-même. On connaît plus d'une de ces histoires d'illusions créées par l'art. [...]
      On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant a dit à ce propos que, dès que nous nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une oeuvre d'art. Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression de sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici c'est l'imitation de l'humain par la nature.

HEGEL, Esthétique, Introduction : Chap. I, Section II, §. 1, tr. fr. S. Jankélévitch, éd. Champs Flammarion, pp. 35-37




Paul Klee, Chameau dans un paysage rythmé par les arbres, 1922.


Cette orientation dans les choses de la nature et de la vie, cet ordre avec ses embranchements et ses ramifications, je voudrais les comparer aux racines de l’arbre. De cette région afflue vers l’artiste la sève qui le pénètre et qui pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans la situation du tronc. […] Et comme tout le monde peut voir la ramure d’un arbre s’épanouir simultanément dans toutes les directions, de même en est-il de l’œuvre. Il ne vient à l’idée de personne d’exiger d’un arbre qu’il forme ses branches sur le modèle de ses racines. Chacun convient que le haut ne peut être un simple reflet du bas. […] Et c’est à l’artiste qu’on veut interdire de s’écarter de son modèle, alors que les nécessités plastiques l’y obligent déjà. Ses détracteurs dans leur empressement, sont allés jusqu’à le taxer d’impuissance et de falsification intentionnelle de la vérité, alors qu’il ne fait rien, à la place qui lui a été assignée dans le tronc, que recueillir ce qui monte des profondeurs et le transmettre plus loin. […] L’artiste occupe ainsi une place bien modeste. Il ne revendique pas la beauté de la ramure, elle a seulement passé par lui.

Paul KLEE, Théorie de l’art moderne, 1912-1922.


    Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fût-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. 

 Vivre consiste à agir. Vivre c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute l’homme est déjà très supérieur à l’animal sur ce point. Il est peu probable que l’œil du loup fasse une différence entre le chevreau et l’agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chèvre d’une chèvre, un mouton d’un mouton ? L’individualité des choses nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matériellement utile de l’apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité même que notre œil saisit, c’est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique. 

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent à lire les étiquettes collées sur elles. 

BERGSON, Le Rire, (1940). 



 Ainsi, la poussée vitale ignore la mort. Que l’intelligence jaillisse sous sa pression, l’idée de l’inévitabilité de la mort apparaît : pour rendre à la vie son élan, une représentation antagoniste se dressera ; et de la sortiront les croyances primitives au sujet de la mort. Mais si la mort est l’accident par excellence, à combien d’autres accidents la vie humaine n’est-elle pas exposée ! L’application même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque ? L’animal est sûr de lui-même. Entre l’acte et le but, rien de chez lui ne s’interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S’il est à l’affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l’acte s’accomplissant. […] Mais il est de l’essence de l’intelligence de combiner des moyens en vue d’une fin lointaine, et d’entreprendre ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu’elle fait et le résultat qu’elle veut obtenir, il y a le plus souvent, et dans l’espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu.

BERGSON, Les Deux sources de la morale et de la religion, chapitre II


Panem et circenses s’entr’appartiennent vraiment ; tous deux sont nécessaires à la vie, à sa conservation et à sa régénération, et tous deux sont dissipés au cours du processus vital – c’est dire que tous deux doivent être constamment produits à nouveau, et présentés à nouveau, faute de quoi le procès s’éteint complètement. Les critères d’après lesquels on les devrait tous deux juger sont la fraîcheur et la nouveauté ; et l’extension de notre utilisation de ces critères aujourd’hui, pour juger également les objets d’art et les objets culturels, choses qui sont supposées rester dans le monde après que nous l’avons quitté, indique clairement l’étendue de la menace que le besoin de loisirs a commencé à faire peser sur le monde culturel. […] La vérité est que nous nous trouvons tous engagés dans le besoin de loisirs et de divertissement sous une forme ou une autre, parce que nous sommes tous assujettis au grand cycle de la vie ; et c’est pure hypocrisie ou snobisme social que de nier pour nous le pouvoir de divertissement et d’amusement des choses, exactement les mêmes, qui font le divertissement et le loisir de nos compagnons humains. Pour autant que la survie de la culture est en question, elle est certainement moins menacée par ceux qui remplissent leur temps vide au moyen des loisirs que par ceux par le remplissent avec quelques gadgets éducatifs au bonheur la chance, en vue d’améliorer leur position sociale. Et pour autant que la productivité artistique est en question, il ne devrait pas être plus difficile de résister aux massives tentations de la culture de masse, ou d’éviter d’être détraqué par le bruit et le charlatanisme de la société de masse, qu’il n’y avait de difficulté à éviter les tentations plus sophistiquées et les bruits plus insidieux des snobs cultivés dans la société raffinée.

Malheureusement, la question n’est pas si simple. L’industrie des loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer.

La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets cultu­rels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira. Je ne fais pas allusion, bien sûr, à la diffusion de masse. Quand livres ou reproductions sont jetés sur le marché à bas prix, et sont vendus en nombre considérable, cela n’atteint pas la nature des objets en question. Mais leur nature est atteinte quand ces objets eux-mêmes sont modifiés — réécrits, condensés, digérés, réduits à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en images. Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. Le résultat n’est pas une désintégration, mais une pourriture, et ses actifs promoteurs ne sont pas les compositeurs de Tin Pan Alley [musique populaire américaine], mais une sorte particulière d’intellectuels, souvent bien lus et bien informés, dont la fonction exclusive est d’organiser, diffuser, et modifier des objets culturels en vue de persuader les masses que Hamlet peut être aussi divertissant que My Fair Lady [comédie musicale américaine créée en 1956], et, pourquoi pas, tout aussi éducatif. Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire.

La culture concerne les objets et est un phénomène du monde ; le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et usure. Le grand utilisateur et consommateur des objets est la vie elle-même, la vie de l’individu et la vie de la société comme tout. La vie est indifférente à la choséité d’un objet ; elle exige que chaque chose soit fonctionnelle, et satisfasse certains besoins. La culture se trouve menacée quand tous les objets et choses de ce monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin.

Hannah ARENDT, La Crise de la culture, Folio Essais-Gallimard, 1972, p. 265-6.





II semble bien que le terme d'industrie culturelle ait été employé pour la première fois dans le livre Dialektik der Aufklârung que Horkheimer et moi avons publié en 1947 à Amsterdam. Dans nos ébauches il était question de culture de masse. Nous avons abandonné cette dernière expression pour la remplacer par « industrie culturelle », afin d'exclure de prime abord l'interprétation qui plaît aux avocats de la chose ; ceux-ci prétendent en effet qu'il s'agit de quelque chose comme une culture jaillissant spontanément des masses mêmes, en somme de la forme actuelle de l'art populaire. Or, de cet art, l'industrie culturelle se distingue par principe. Dans toutes ses branches on confectionne, plus ou moins selon un plan, des produits qui sont étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes, dans une large mesure, cette consommation. Les diverses branches se ressemblent de par leur structure ou du moins s'emboîtent les unes dans les autres. Elles s'additionnent presque sans lacune pour constituer un système. Cela grâce aussi bien, aux moyens actuels de la technique qu'à la concentration économique et administrative. L'industrie culturelle, c'est l'intégration délibérée, d'en haut, de ses consommateurs. Elle intègre de force même les domaines séparés depuis des millénaires de l'art supérieur et de l'art inférieur. Au préjudice des deux. L'art supérieur se voit frustré de son sérieux par la spéculation sur l'effet ; à l'art inférieur, on fait perdre par sa domestication civilisatrice l'élément de nature résistante et rude, qui lui était inhérent aussi longtemps que l'inférieur n'était pas entièrement contrôlé par le supérieur. L'industrie culturelle, il est vrai, tient sans conteste compte de l'état de conscience et d'inconscience des millions de personnes auxquelles elle s'adresse, mais les masses ne sont pas alors le facteur premier, mais un élément secondaire, un élément de calcul ; accessoire de la machinerie. Le consommateur n'est pas roi, comme l'industrie culturelle le voudrait, il n'est pas le sujet de celle-ci, mais son objet. Le terme de mass media, qui s'est imposé pour l’industrie culturelle, ne fait que minimiser le phénomène. Cependant il ne s'agit pas des masses en premier lieu, ni des techniques de communication comme telles, mais de l'esprit qui leur est insufflé, à savoir la voix de leur maître. L'industrie culturelle abuse de prévenances à l'égard des masses pour affermir et corroborer leur attitude qu'elle prend a priori pour une donnée immuable. Est exclu tout ce par quoi cette attitude pourrait être transformée. Les masses ne sont pas la mesure, mais l'idéologie de l'industrie culturelle, encore que cette dernière ne puisse exister sans s'adapter. 

Theodor ADORNO, Industrie Culturelle, conférence de 1962.



 


Richard Long, A Line in Scotland, 1981.

 

    La littérature esthétique est encombrée de tentatives désespérées pour répondre à la question « qu’est-ce que l’art ? » Cette question, souvent confondue sans espoir avec la question de l’évaluation en art « qu’est-ce que l’art de qualité ? » s’aiguise dans le cas de l’art trouvé – la pierre ramassée sur la route et exposée au musée ; elle s’aggrave encore avec la promotion de l’art dit environnemental ou conceptuel. Le pare-chocs d’une automobile accidentée dans une galerie d’art est-il une œuvre d’art ? 

    Ma réponse : exactement de la même façon qu’un objet peut être un symbole – par exemple, un échantillon –, à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d’art en certains moments et non en d’autres. A vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d’art parce que et pendant qu’il fonctionne d’une certaine façon comme symbole. Tant qu’elle est sur la route, la pierre n’est d’habitude pas une œuvre d’art, mais elle peut en devenir une quand elle est donnée à voir au musée d’art. Sur la route elle n’accomplit en général aucune fonction symbolique. Au musée elle exemplifie certaines de ses propriétés – par exemple, les propriétés de forme, couleur, texture. (…) D’un autre côté, un tableau de Rembrandt cesserait de fonctionner comme œuvre d’art si l’on s’en servait pour boucher une vitre cassée ou pour s’abriter. (…)

Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art. Mais je suggère de dire que ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef.

Nelson GOODMAN, Quand y a-t-il art ? (1977)


          


Brillo Box de Warhol : à partir de quand un objet industriel devient de l'art ?


    Monsieur Andy Warhol, l’artiste Pop, expose des fac-similés de boîtes de Brillo, entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l’entrepôt d’un supermarché. Il arrive qu’ils soient en bois, peints pour ressembler à du carton, et pourquoi pas ? […] En fait les gens de chez Brillo pourraient faire leur boîte en contre-plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art. Aussi pouvons-nous oublier les questions de valeur intrinsèque, et demander pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des oeuvres d’art. [ …] Qu’est-ce qui en fait des œuvres d’art ? […] Il importe peu que la boite de Brillo puisse ne pas être du bon art, encore moins du grand art. La chose impressionnante, c’est qu’elle soit de l’art tout court. Mais si elle l’est pourquoi les boîtes de Brillo habituelles qui sont dans l’entrepôt ne le sont-elles pas ?

C’est qu’un entrepôt n’est pas une galerie d’art. […] En dehors de la galerie ce ne sont que de simples boîtes. L’artiste a échoué à produire simplement un simple objet réel. Il a produit une œuvre d’art, son utilisation des boîtes de Brillo n’étant qu’une extension des ressources dont disposent les artistes, un apport aux matériaux. Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait rentrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est. Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique, aussi bien qu’une bonne partie de l’histoire de la peinture récente. Ce n’aurait pas être de l’art il y a cinquante ans. […] Le monde doit être prêt pour certaines choses, le monde de l’art comme le monde réel. C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours de rendre le monde de l’art et l’art possibles. Je serais enclin à penser qu’il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs. 

ARTHUR DANTO, Le Monde de l’art, in Philosophie analytique et esthétique, (1988)

    

    A la reproduction même la plus perfectionnée d'une oeuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve. Sur cette existence unique, exclusivement, s'exerçait son histoire. Nous entendons par là autant les altérations qu'elle peut subir dans sa structure physique, que les conditions toujours changeantes de propriété par lesquelles elle a pu passer. La trace des premières ne saurait être relevée que par des analyses chimiques qu'il est impossible d'opérer sur la reproduction; les secondes sont l'objet d'une tradition dont la reconstitution doit prendre son point de départ au lieu même où se trouve l'original. (…)

    On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'œuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. (…) La technique de reproduction - telle pourrait être la formule générale - détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s'offrir en n'importe quelle situation au spectateur ou à l'auditeur, elle actualise la chose reproduite. (…)

Et si Abel Gance, en 1927, s'écrie avec enthousiasme : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma... Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes... attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent a nos portes pour entrer [1], il convie sans s'en douter à une vaste liquidation. (…) Car la masse revendique que le monde lui soit rendu plus accessible avec autant de passion qu'elle prétend à déprécier l'unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. (…) Sortir de son halo l'objet en détruisant son aura, c'est la marque d'une perception dont le sens du semblable dans le monde se voit intensifié à tel point que, moyennant la reproduction, elle parvient à standardiser l'unique. (…) Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage culturel. Ce phénomène est particulièrement tangible dans les grands films historiques. (…) 

L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont il faisait aisément apparaître le produit comme faux, conservait toute son autorité; or, cette situation privilégiée change en regard de la reproduction mécanisée.
    Le motif en est double. Tout d'abord, la reproduction mécanisée s'affirme avec plus d'indépendance par rapport à l'original que la reproduction manuelle. Elle peut, par exemple en photographie, révéler des aspects de l'original accessibles non à l'œil nu, mais seulement à l'objectif réglable et libre de choisir son champ et qui, à l'aide de certains procédés tels que l'agrandissement, capte des images qui échappent à l'optique naturelle. En second lieu, la reproduction mécanisée assure à l'original l'ubiquité dont il est naturellement privé. Avant tout, elle lui permet de venir s'offrir à la perception soit sous forme de photographie, soit sous forme de disque. La cathédrale quitte son emplacement pour entrer dans le studio d'un amateur ; le chœur exécuté en plein air ou dans une salle d'audition, retentit dans une chambre. (…) 

 Avec les différentes méthodes de reproduction de l'œuvre d'art, son caractère d'exposabilité s'est accru dans de telles proportions que le déplacement quantitatif entre les deux pôles se renverse, comme aux âges préhistoriques, en transformation qualitative de son essence. De même qu'aux âges préhistoriques, l'œuvre d'art, par le poids absolu de sa valeur rituelle, fut en premier lieu un instrument de magie dont on n'admit que plus tard le caractère artistique, de même de nos jours, par le poids absolu de sa valeur d'exposition, elle devient une création à fonctions entièrement nouvelles - parmi lesquelles la fonction pour nous la plus familière, la fonction artistique, se distingue en ce qu'elle sera sans doute reconnue plus tard accessoire. Du moins est-il patent que le film fournit les éléments les plus probants à pareil pronostic. Il est en outre certain que la portée historique de cette transformation des fonctions de l'art, manifestement déjà fort avancée dans le film, permet la confrontation avec la préhistoire de manière non seulement méthodologique mais matérielle.

 Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial, s'oppose la distraction en tant qu'initiation à de nouveaux modes d'attitude sociale. Aussi, les manifestations dadaïstes assurèrent-elles une distraction fort véhémente en faisant de l'œuvre d'art le centre d'un scandale. Il s'agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public.

De tentation pour l'œil ou de séduction pour l'oreille que l'œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. Spectateur ou lecteur, on en était atteint. L'œuvre d'art acquit une qualité traumatique. Elle a ainsi favorisé la demande de films, dont l'élément distrayant est également en première ligne traumatisant, basé qu'il est sur les changements de lieu et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l'on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l'image sur la première se transforme, mais non l'image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s'abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son oeil l'a-t-elle saisi que déjà elle s'est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée. Duhamel, qui déteste le film, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, commente ainsi cette circonstance : Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées. 

BENJAMIN, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, (1935)



La console de salon permet un nouveau rapport à la machine, plus intime, loin des salles de jeux ou de l'atmosphère des premiers jeux sur ordinateur.


    Vous êtes face à un jeu vidéo. Vous pressez les bonnes touches, vous déplacez la souris, vous appuyez en cadence sur les boutons du pad. Les images défilent. Vous y répondez. Qu’est-ce qui se produit alors ? Quel est l’effet ? Le jeu engendre une forme d’expérience, non pas « une expérience nue », mais une « expérience instrumentée » qui se déploie dans la relation à l’écran. Le jeu existe comme un état intermédiaire, à mi-chemin entre le joueur et la machine, un état plutôt qu’un objet, un état altéré, un état second. (…) 

    Les jeux relèvent d’une certaine forme d’expérience instrumentée, qui se nourrit de l’ordinateur, de l’écran et de toute une gamme de périphériques pour se mettre en marche. Debout face à la borne d’arcade, assis face à la machine de bureau ou encore affalé sur le canapé manette en main, jouer n’est jamais autre chose que profiter de ces dispositifs pour engendrer de l’expérience, pour se mettre dans un état second.

    Au fond, la situation des jeux vidéo n’a rien d’exceptionnel. Elle nous révèle plutôt ce qui a toujours été la norme. Des expériences instrumentées, le livre et la lecture, le film et la salle de cinéma, ou toutes les autres formes culturelles en produisent déjà. La culture a toujours été une affaire de technologie. Nous utilisons des dispositifs techniques ou des artefacts plus ou moins élaborés, le livre, le film, la salle de cinéma ou de théâtre, le concert, la toile du tableau, etc., pour produire ou plutôt favoriser la production de certaines formes d’expérience. De l’autre côté du dispositif, de ses agencements, de ses possibilités techniques, de ses architectures, il y a ces petits états, livresques, filmiques ou encore ludiques, qu’il s’agit de produire, que nous entretenons avec soin et amour, avec leurs plaisirs propres, avec leur régime d’expérience bien à eux, avec leur sensibilité particulière.

    Bien entendu, la plupart du temps, les dispositifs employés préexistent à leur usage « expérientiel ». Avant de devenir les instruments d’une expérience, ils fonctionnent déjà comme instruments dans le monde social. En règle générale, nous détournons plutôt que nous inventons de manière ad hoc. Les ordinateurs n’ont pas été conçus pour faire des jeux, mais plutôt pour calculer les équations de diffusion de la bombe atomique. Et nous jouons avec. Mais les livres n’ont pas non plus été conçus pour produire de l’état romanesque. Le cinématographe, l’« invention sans avenir des frères Lumière, ignorait tout au point de départ de ce que nous appelons aujourd’hui le film. Et la scène du théâtre tragique provient encore d’un détournement de l’espace de la cérémonie et du culte. 

    Cette dimension technique des actes de culture nous est sans doute dissimulée dans la pratique ordinaire par la familiarité et l’habitude. Que la technicité du jeu vidéo ou du cinéma nous frappe aujourd’hui plus que celle du livre, cela n’est possible que parce que nous avons oublié toutes les contraintes de l’objet livre, toutes les rigueurs de l’écriture ou encore le dressage qu’implique pour la pensée la « raison graphique ». Il faut tout un effort du regard pour faire réémerger la technicité de l’écriture et du livre, celle dont on joue précisément dans la lecture.

Mathieu TRICLOT, Philosophie des jeux vidéos, chapitre 1, p. 16.


Galaxy Quest, de Dean Parisot, 1999. 

Quand les acteurs d'une série de SF ringarde aident les aliens fans de cette série.


    Dans cet essai, je propose une approche alternative aux fandoms, une approche qui comprend les « Trekkers » (ainsi qu’ils préfèrent être appelés) non comme des dupes culturels, des inadaptés sociaux ou des consommateurs abrutis, mais plutôt comme, d’après les termes de De Certeau, des « braconniers » de sens textuels. Derrière les stéréotypes exotiques propagés par les médias se cache un terrain largement inexploré d’activité culturelle, un réseau souterrain de lecteurs et d’écrivains qui recomposent les émissions à leur propre image.  Les fandoms sont un moyen pour des groupes de sous-cultures marginalisées (les femmes, les jeunes, les gays, etc.) d’ouvrir un espace à leurs intérêts culturels à l’intérieur des représentations dominantes ; être un fan est une façon de s’approprier le texte des médias et de le réécrire d’une façon qui sert différents intérêts, une façon de transformer la culture de masse en culture populaire… Pour ces fans, Star Trek n’est pas simplement quelque chose qui peut être réécrit, c’est quelque chose qui peut et doit être réécrit pour le rendre plus réactif à leurs propres intérêts, pour en faire un meilleur producteur de sens et de plaisir personnels.

 Henry JENKINS, Star Trek Rerun, Reread, Rewritten (1988). 

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