Le langage peut-il rapprocher les hommes ?
Le langage sert à exprimer une pensée… mais surtout à exprimer cette pensée à travers un ensemble de signes partagés (peut-être contrairement à l’art, où les modes d’expression sont réputés singuliers). Le langage est l’outil par excellence qui permettrait de rapprocher les humains, puisque chaque pensée exprimée l’est sur le fond de quelque chose de commun. Il existe par exemple une langue (un ensemble de signes, de mots, une grammaire) qui est commune, et qui permet d’exprimer quelque chose d’individuel, une parole. Cet outil est d’autant plus puissant qu’il ne se limite pas à exprimer la réalité, mais toutes les représentations possibles. Par conséquent, même si les hommes individuellement, un par un, ne peuvent être connus, un humain peut néanmoins désigner ce qui leur est commun, l’humanité. Le langage est donc général (ce qui a déjà été abordé au moment de la justice), mais il permet aussi de désigner une chose en son absence, au-delà de la stricte réalité. L’exemple de Mallarmé est admirablement formulé : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » Ce qui signifie qu’il y a une chose commune sur laquelle les échanges peuvent reposer. Et cette chose commune est plus que la fleur même, l’idée même de fleur.
Il y a donc un danger si on se met à parler mal, c’est-à-dire ne plus parler la langue commune de la façon dont on devrait la parler, puisque ce serait perdre le contact avec ce qui est commun. Ce danger est ancien. L’épisode biblique de la Tour de Babel explique comment Dieu punit les humains qui ont par orgueil construit une tour si grande qu’elle pouvait toucher le ciel. Il les divise en divisant la langue commune en plusieurs langues si bien qu’ils ne parviennent plus à se comprendre. Ironie : le nom Babel vient de l’hébreu BLBL, « babil », qui veut dire confondre, bredouiller… mais ce nom peut aussi venir de l’akkadéen qui veut dire « porte de dieu ». Babel désignerait alors une véritable ziggurat de sept étages construite à Babylone (l’ironie est que cet bâtiment imposant aurait réellement existé, alors que la Bible le présente comme un mythe expliquant la défaillance humaine ; le malentendu illustré donc par ce mythe serait à la source même de ce mythe). Les langues ne sont pas seulement diverses, mais elles contiennent chacune des façons différentes de nommer. Il y a encore un écart entre la dénotation et la connotation. La dénotation est le sens littéral du mot (il est objectif et fini) tandis que la connotation est le sens second du mot (il est subjectif, propre à une culture, potentiellement infini). Il y a également un écart entre le sens et la référence. Ex de Frege : « étoile du matin » et « étoile du soir » dénote la même chose : Vénus, mais a deux sens différent, selon qu’on regarde Vénus le matin ou le soir (comme bagnole et voiture). On peut encore noter une distinction entre dire et impliquer. Si par exemple je demande « vas-tu à la fête ce soir ? » et que l’autre me répond « je travaille » je peux comprendre que « je travaille » implique une réponse négative, même si à proprement parler, il n’y a pas de réponse négative. Toutes ces distinctions possibles brouillent la communication. Pourquoi les hommes ne sont-ils pas comme les anges de Dante, capables de dénoyeler leurs esprits et transmettre leur pensée sans médiation ? Doit-on écouter le conseil de l’écrivain Céline qui disait qu’« il faut se méfier des mots » ? Mais alors cela signifie que ce qui est justement éprouvé dans le langage est la confiance qu'on peut avoir en celui qui parle, qui utilise ou non ses ambiguïtés.
Le langage permet-il de se faire comprendre et de produire un sens commun, ou bien n'est-il au fond qu'un obstacle face auquel nous devons tous faire face, quitte à multiplier les malentendus ?
Mais on pourrait suivre une autre piste. Baudelaire supposait ainsi que « Le monde ne marche que par le malentendu. C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder. » Nous sacrifions sans doute une compréhension parfaite pour un accord qui reste à construire. Derrière le jeu de mots, Baudelaire nous fait comprendre que le malentendu est une épreuve éthique qui survient justement grâce aux lacunes du langage. Nous pourrions mentir, mais pour cette raison, nous devons montrer que nous préférons la vérité. De la même façon, nous pourrions laisser la langue commune déterminer notre pensée mais nous devons montrer que nous pouvons produire une identité. Nous avons l’occasion alors de devenir nous-mêmes, de devenir des individus à travers le langage. Si le langage ne pouvait être utilisé que d’une seule façon, il serait parfaitement déterministe. Le langage ne serait utile que pour exprimer une seule pensée, et une seule réalité. S’il produit de l’erreur, c’est aussi parce qu’il est ouvert pour laisser une possibilité d’exprimer autre chose.
https://www.youtube.com/watch?v=G7g4BjQ5LI8
https://www.youtube.com/watch?v=uLNSpLuZgZM
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Dans ces trois extraits de Ghost Dog, de Jim Jarmush, les personnages ne parlent pas la même langue. Mais ils se comprennent. D’une part parce que le contexte est assez clair : ils partagent une glace, ils montrent un livre, un costume, un bateau etc. Mais surtout ils semblent penser la même chose à force de se fréquenter, et parce qu’ils sont amis. Forest Whitaker/Ghost Dog est un samouraï au service d’un petit malfrat qui lui a sauvé la vie il y a longtemps. Mais comme le marchand de glaces haïtien joué par Isaach de Bankolé, il semble partager cette philosophie où seul le moment présent compte. Les passages en voix du film citent un texte japonais du XVIIIe siècle, le Hagakure (« caché dans le feuillage ») qui rappelle le code de conduite du samouraï. Ce film repose sur l’idée que par delà les différences culturelles ou linguistiques, seul compte une philosophie commune à l’existence, au devoir et à la mort.
I. Un outil imparfait mais efficace.
1. La force du général.
Un mot ne désigne pas par nature une réalité singulière. Même les noms propres peuvent être donnés à plusieurs personnes différentes. Cela signifie que tout mot est bien un genre, c’est-à-dire un ensemble d’objets qui peuvent être désigné par lui, une extension. Bergson reproche au langage de fonctionner comme une étiquette : simplificatrice, recouvrant le réel et finissant par le remplacer. Dire « je t’aime » ce n’est finalement rien dire d’intime et de singulier. Selon Bergson toujours, cette « simplification pratique » est utile à l’action. Et tout être vivant est obligé d’agir. De ce point de vue, les mots, aussi grossiers apparaissent-ils au poète est en réalité une véritable réussite. Avec 32 phonèmes en moyenne, une langue peut désigner tout plusieurs ensembles de choses.
Cette généralité a un effet plus profond sur la vie. Le langage produit en effet une certaine conception du monde où le réel ne parvient pas à la hauteur de l’idée que véhiculent les mots. Le langage humain tend vers le concept, l’idée. Si je dis feuille, ou oiseau, j’imagine un certain archétype de feuille ou d’oiseau, en comparaison desquels la feuille paraîtra mal peinte, mal découpée, et l’oiseau monstrueux ou déplumée (surtout s’il s’agit d’un kiwi ou de bec-en-sabot). Spontanément donc le langage fait de nous des adeptes de la philosophie de Platon, qui préférons l’idée (une, identique et éternelle) au réel (multiple, changeant et singulier), et qui déprécions le réel. Tel est le prix à payer pour avoir un moyen de communication.
Plus grave encore, nous utilisons le langage pour définir la vérité. Or le langage est une invention humaine. Attendre du vrai qu’il soit une adéquation entre l’idée/mot et le réel n’a de sens que si l’idée/mot était un reflet du réel. Le vrai pour Nietzsche revient donc à mentir avec les autres. Nos mots sont en réalité « des armées mobiles de métaphores », c’est-à-dire des inventions pures, des oeuvres d’art apparues gratuitement. Pourquoi « serpent » pour dire l’animal qu’on nomme « serpent », parce qu’il siffle, parce qu’il s’enroule. En japonais, le mot peut être transcrit par « hebi » – les Japonais manquent-ils de sens de l’observation ? Mais comme notre langage est utilisée depuis longtemps, son usage a fait oublier son origine et a fait oublier notre propre créativité initiale. On confond bon usage d’un langage avec la vérité, on confond ce qui est convenable de dire selon les règles d’usage de ce langage avec ce qui est vrai.
« Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont » – on remarquera que Nietzsche dans cette phrase prétend savoir ce qui existe derrière le langage (puisque les bons usages du langage, les « vérités » sont des « illusions »), il se réfère donc encore à une forme de vérité. Mais il s’agit de la vérité au sujet de l’idée de « vérité », c’est-à-dire une vérité obtenue par une intuition plus profonde sur la vie, qui est une création continue de signes pour lui donner du sens. La seule alternative est dès lors de savoir si on reconnaît que le langage est artificiel, et si on accepte sa nature artistique, ou si l’on prend au sérieux le langage et l’on essaye de se maintenir dans l’illusion d’un monde de signes qu’on prend pour le monde réel.
2. Arbitraire mais précis. Saussure
Nietzsche semble être déçu par le fait que le langage n’ait pas d’ancrage naturel avec le monde, qu’il soit arbitraire. Mais cet arbitraire n’est pas une réelle difficulté et ne condamne pas à l’irrationnalité, ou à croire que les langues sont de pures créations libres. Les linguistes notent au contraire des similitudes, et des traductions sont possibles, bien qu’imparfaites. Ce qui est similaire, c'est la structure. Une structure est un arrangement de plusieurs éléments, qui permet de produire des variations reconnaissables, des différences. Une structure est un système de différences.
Si le terme de structure est essentiel c'est parce qu'il vient débloquer une difficulté pour expliquer comment les humains pouvaient donner un sens aux mots. Il semblait que le mot devait entretenir une ressemblance avec la chose – et les mythes ont été créé pour faire passer le nom de tel ou tel île étoile ou autre chose par une ressemblance secrète. Cette étymologie permettait de faire dire à Platon qu'il y avait bien un langage naturel, bien que caché, qui permettrait au fond de justifier et fonder le sens des mots. Cette ressemblance entre les deux éléments (mot et chose) reste mystérieuse tant que nous n'avons pas le troisième élément médiant qui permet de faire le lien entre le mot et la chose, c'est-à-dire l'idée. La résolution de ce problème est le fait d'un linguiste français du 20ème siècle, Ferdinant de Saussure.
Les structures produites par notre esprit organisent aussi l'ordonnancement des choses que celui des phonèmes de la langue. Il y a donc une analogie, une image, une structure commune entre les mots et les choses, qui est produite par notre esprit. Par conséquent, les structures linguistiques ont beau être artificielles, elles renvoient systématiquement à un ordre dans le réel, car elles sont originées dans un ordre sémantique qui organise l'une et l'autre. Si je distingue un arbre d'un arbitre, ce n'est pas parce que les sons des mots individuellement renvoient à une chose ou à une autre. C'est parce que la différence phonétique correspond à une différence sémantique, qui permet ensuite d'être effectué dans le réel en ne confondant pas un arbre avec un arbitre. Ce qui caractérise les mots sont leurs différences phonétiques, ce sont leurs coordonnées spécifiques sur la carte sémantiques si l'on veut.
Si dans une langue deux sons ne sont pas distingués (par exemple en japonais, le son "r" est confondu avec le son "l") alors les différences phonétiques ne seront pas pertinentes pour saisir des différences phonétiques. A l'inverse, si l'on ne marque pas des différences phonétiques (des accents en anglais, ou dans la langue nluu qui comporte 45 claquements de langue différents pour 112 phonèmes au total), alors nous ne pouvons pas précisément renvoyer à une différence sémantique, et donc le sens de notre phrase sera perdu. La langue schtroumpf qui ne peut dire que schtroumpf pour désigner tous les mots n'est virtuellement pas utilisable, puisqu'elle n'offre aucune différence. D'où la proposition de Saussure au sujet des phonèmes : « ce qui les caractérise, ce n’est pas, comme on pourrait le croire, leur qualité propre et positive, mais simplement le fait qu’ils ne se confondent pas entre eux. Les phonèmes sont avant tout des entités oppositionnelles, relatives et négatives. »
II. Une épreuve éthique.
1. Faire l'effort de dire sa pensée.
Pour Hegel, le mot ne peut pas se limiter pas à exprimer une pensée. Dans ce cas, un mot comme « tableau » pourrait dire dans mon esprit « oiseau ». Je suis content, mais personne ne me comprend. Cette théorie d'un langage privé, qui ne se réfère qu'à une pensée unique et singulière en elle-même est une impasse.
Comme souvent chez Hegel, un mouvement dialectique s'amorce. La pensée singulière doit faire l'effort de sortir d'elle-même pour se confronter à ce qui est autre, à la négation de sa singularité, c'est-à-dire qu'elle doit faire l'épreuve du général, de la langue.
De subjective, la pensée devient alors objective. Mais là encore, si un mot ne se dit que dans des phrases stéréotypées (Hegel ne développe pas ce point dans le texte), alors la parole singulière disparaît pour devenir une logorrhée de lieux communs sans intérêt. On « peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose » dit Hegel. Mais cette parole vague est la faute à une pensée vague.
Si dans le mot « l'externe et l'interne sont si intimement unis » c'est parce que nous devons aussi faire l'effort de savoir si ce que nous disons est ce que nous voulions dire. Alors, le stade ultime du langage est atteint : le langage suit véritablement la nature des choses, parce que la pensée a su elle-même dépasser le stade de sa propre ineffabilité, de sa propre obscurité, et a su saisir la nature des choses qu'il y avait à dire.
« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement », disait Boileau. Cela pourrait être une façon de formuler la thèse de Hegel. Mais le mouvement est simultané, ce n'est pas la pensée qui pense d'abord puis les mots qui arrivent ensuite, seulement pour l'envelopper. L'épreuve du langage est formatrice de la pensée elle-même, puisque le langage implique une première extériorisation et plus important un refus du mystère romantique qui entoure les énoncés ineffables, qui se complaisent dans l'idée qu'on ne peut pas tout dire.
2. Résister au mensonge.
Tout langage permet de dire quelque chose sans que cette chose soit. Mentir n'a pas nécessairement une grande utilité. Mais dans le monde politique, cela offre toujours la possibilité de maîtriser ce que les autres perçoivent. Or, la politique est largement fondée sur l'interprétation des intentions du prince, pas réellement sur ses actes concrets, ni sur ses résultats. On estime d'abord la confiance porté dans les hommes politiques. Pour cette raison « Il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole ». Ce qui ne signifie pas qu'on doive réellement tenir sa parole, mais qu'il faut donner cette impression.
Pour cette raison, le prince peut toujours, selon Machiavel utiliser le connaître « par la vue » et échapper au connaître « par le toucher ». Ce n'est pas une malice de la part du prince, mais un simple constat : « les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant tant à portée de voir, et peu de toucher. » Une occasion est donc toujours donnée d'utiliser la vue. Il n'est pas possible de se faire connaître réellement, en toute transparence par le toucher.
Bien sûr, on se rappelle que Kant interdit le mensonge, puisqu'une telle intention n'est pas universalisable sans engendre l'effondrement des rapports intersubjectifs. Mais si la vérité est d'abord un devoir envers soi-même, l'homme politique a aussi le devoir de conquérir le pouvoir et le garder. Et le prince, justement, n'est que très rarement confronté à ses citoyens les uns après les autres. Il produit une image publique qui lui offre à la fois la possibilité d'échapper à cette responsabilité et qui lui permette de poursuivre son action politique.
Chaque conversation nous donne l’occasion de transmettre des informations mais surtout de tester l’honnêteté de l’interlocuteur, de mettre à l’épreuve son éthique. Un philosophe comme Jürgen Habermas pense ainsi que chaque conversation nécessite d’adhérer à un quatre règles fondamentales : « s’exprimer de façon intelligible, donner quelque chose à entendre, se faire comprendre, et s’entendre l’un l’autre. »
3. Résister aux déterminismes linguistiques.
Le langage nécessite une grammaire. Nietzsche est le premier à supposer que ces règles de la langue sont aussi des règles qui contraignent la pensée, au point que la croyance en Dieu serait consubstantielle au langage : « J'ai bien peur que nous ne nous débarrassions pas de Dieu parce que nous croyons encore à la grammaire... »
Il faut commencer par l'existence d'un sujet. Selon Nietzsche, le langage « croit au ”moi” ». Dans une phrase comme « Nietzsche écrit un livre », on suppose que la cause du livre est une volonté une et identique, celle de Nietzsche (comme si Nietzsche lui-même n’avait pas changé ou comme s’il n’était pas un « édifice d’âmes multiples » selon ses propres termes). Cette intuition première est un grossier « fétichisme », un héritage d'une psychologie primitive, qui ignore la possibilité d'être inconscient, multiple, différent, changeant.
Cette volonté est ensuite exportée vers les objets sous le concept de chose, parce que l’être humain anthropomorphise son environnement sans vergogne. « La bille roule » cette phrase laisse croire que la bille veut rouler, qu'elle est douée elle aussi d'une volonté, d'une unité, d'une identité. Plusieurs fois pourtant ces catégories sont en contradiction avec la réalité. Le langage force alors à parier sur les catégories de la raison qu'il nécessite contre la réalité. Pour cette raison, croire à la grammaire, c'est-à-dire miser sur des règles en dépit de l'absence de règles dans la réalité, revient à miser sur Dieu.
Si notre langue impose une grille de lecture sur le monde, alors il semble difficile d’y échapper et de penser sans elle. Cette hypothèse du déterminisme linguistique a été poussé aux extrêmes par Nietzsche, mais elle a aussi une réalité linguistique fréquemment invoquée.
Par exemple, en Chichewa, on rapporte qu’il existe une façon de dire le passé objectif des faits et une autre de dire le passé subjectif de la mémoire. D’autres langues conçoivent la cause différemment. Ou encore, ce qui est choquant pour nous, Européens, beaucoup de langues tonales en Chine ne nécessitent pas de conjugaisons pour indiquer le sujet de l’action. Cette hypothèse du déterminisme linguistique est appelée hypothèse Sapir-Whorf.
"En Chichewa, langue apparentée au Zoulou, parlée par une tribu de Noirs illettrés de l'Est africain, il y a deux temps pour le passé, l'un pour les événements passés ayant une influence sur le présent, l'autre pour ceux n'ayant aucun prolongement actuel. Un événement passé qui se traduit sur le plan objectif, extérieur, se distingue d'un événement enregistré seulement par la mémoire ou le psychisme. Une nouvelle vision du TEMPS nous est ainsi offerte. Représentons la première forme par l'indice 1, la seconde par l'indice 2 puis réfléchissons aux nuances du Chichewa : […] « j'ai mangé1 » signifie que je n'ai pas faim ; « j'ai mangé2 » signifie que j'ai faim. Si on vous offre à manger et que vous dites : « Non, j'ai mangé1 », c'est normal, mais si vous utilisez la deuxième forme, c'est une insulte. […]
Prenons d'autre part le dialecte « Cœur d'Alène » parlé par une petite tribu indienne du même nom, dans l'Idaho. À la place de notre simple concept de « cause » (basé sur la relation élémentaire « ceci lui fait faire cela »), la grammaire Cœur d'Alène exige la discrimination (que ces indiens font bien entendu automatiquement) entre trois processus causatifs qui se traduisent par trois formes verbales :
1. croissance ou maturation d'une cause inhérente ;
2. addition ou accroissement de l'extérieur ;
3.. addition secondaire d'un élément affecté par le processus 2.
Pour dire par exemple « rendre sucré », ils utilisent la forme 1 pour une prune adoucie par le mûrissement, la forme 2 pour une tasse de café où l'on a fait dissoudre du sucre, et la forme 3 pour des gâteaux sucrés à l'aide d'un sirop obtenu par dissolution de sucre."
Benjamin Lee Whorf, "Langage, esprit et réalité", 1941, in Linguistique et anthropologie, tr. fr. Claude Carme, Denoël-Gonthier, 1971, p. 216-217.
Est-elle convaincante ? La réponse d’un autre linguiste et psychologue nuance fortement cette idée. Il s’agit de Steven Pinker :
"[…] selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut- être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)
Or tout cela est faux, totalement faux. L'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d'une langue à l'autre ?"
Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 55-56.
La pensée ne se laisse pas entièrement déterminée par les structures de la langue, grammaticales ou sémantiques. Nous savons qu’il y a toujours un écart possible entre ce que nous voulons dire et ce que nous disons. Mais cela offre aussi certainement une liberté pour le locuteur, une possibilité de parler en son nom propre, mais cela veut aussi dire que la langue elle-même est susceptible d’évolution et de changement.
III. Créer des identités.
1. Des histoires communes. McIntyre
Les histoires sont portées par des langues. Et ces histoires fondamentales, ces mythes, sont ce qui nous permettent de grandir. Car au lieu d’enseigner des vertus abstraites, les mythes enseignent des vertus en situation. Par conséquent, selon Alasdair McIntyre, la question la plus importante pour un individu n’est pas « que dois-je faire ? » mais « de quelle histoire fais-je partie ? » Pour cette raison, si nous comprenons ce qu’est la justice à travers les histoires, on peut dire en parodiant la formule d’Aristote que « l’homme est un animal conteur d’histoires » car c’est comme ça qu’il devient un animal politique.
En effet, toute histoire ne peut commencer que parce qu’il existe une quête, c’est-à-dire qu’une finalité (telos) est imposée à celui qui naît, on attend de lui qu’il atteigne un but. Ce but initial ne peut être atteint d’un coup, comme le géologue cherchant le pétrole. A la façon de la tradition arthurienne, c’est en cherchant à réaliser la quête qu’on trouve le véritable sens de celle-ci. Quand Galaad voit le Graal, lors d’un banquet, il ne le reconnaît pas. Car il n’a pas encore acquis les vertus nécessaires à la reconnaissance du Graal à travers la quête. Ces vertus sont celles qu’on se forge en cherchant justement ce trésor, c’est-à-dire que ce sont des vertus politiques en ce qu’elles permettent de fédérer d’autres personnes autour de la recherche des mêmes biens.
Pour cette raison, l’interprétation par McIntyre des mythes ressemble beaucoup à celle de Joseph Campbell (qui a inspiré la forme narrative de Star Wars à George Lucas). Il existe selon Campbell une structure commune à tous les mythes : le monomythe. Il s’agit en effet toujours d’un héros, qui est appelé à l’aventure. Il doit sortir de son village, de son environnement familier, pour glisser vers un monde de symboles. Dans ce monde, il doit se faire aidé par des mentors, des amis, de façon à descendre au fond de la grotte qui cache le trésor. Le défi du héros est d’affronter sa peur et dépasser son propre égoïsme, pour devenir véritablement une force qui fédère tout le monde autour de lui. Alors le trésor peut être partagé par tous les membres de cette nouvelle communauté. C’est l’histoire de Star Wars, Harry Potter, Hunger Games, etc.
Dès lors, comprendre les mythes, leurs structures, revient en réalité à comprendre une culture, à comprendre les autres. Dans Django Unchained de Quentin Tarantino, Schultz raconte à Django le mythe de Siegfried, et il découvre, par l’intérêt que ce mythe suscite chez lui, le courage et la détermination de Django.
https://www.youtube.com/watch?v=G2tTBVSqPAE
2. Une réappropriation de la langue. Sartre
Que se passe-t-il quand nous devons parler une langue qui n’est pas la nôtre ? Les pays colonisés par la France ont parfois perdu leur langue vernaculaire et ont dû s’exprimer dans une langue qui n’a pas co-évoluée avec leur culture propre.
Sartre pose le problème dans la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, par Senghor. Cette préface est écrite en 1948 et s’appelle Orphée Noir.
On y retrouve les éléments de la dialectique de la reconnaissance propre à la philosophie de Sartre.
D’abord, cette poésie est importante parce qu’on y découvre l’image que les autres ont de nous, en l’occurence les Européens, les Français découvrent leur être-pour-autrui blanc. Ils connaissent « le saisissement d’être vus ». Dans le regard des poètes de la négritude, notre blancheur est « vernis blême ».
Le rapport à la langue française est d’abord un rapport de destruction. « il entreprend alors de ruiner systématiquement l'acquis européen. » Ce qui est assez ironique quand on sait le niveau de maîtrise stylistique de l’écrivain et poète Aimé Césaire. Mais c’est une poésie surréaliste, libre, qui ne répète pas les clichés exotisants, ni ne cherche à paraître plus classique que les classiques. Ce moment est qualifié par Sartre (assez loin de nos polémiques actuelles) « raciste antiraciste ». Car dans ce rejet se prépare quelque chose qui permet une rencontre.
Cette destruction sert surtout un projet de retournement de l’insulte. En s’appropriant la langue française, le poète noir prouve son autonomie, sa propre puissance. Il réinterprète le mot insultant qui servait à le désigner dans cette langue. C’est pour cette raison que la poésie noire francophone de cette époque est appelé poésie de la « négritude », car c’est une façon de revendiquer ce mot même, ce mot à la racine latine, et qui a été si longtemps une insulte. « Acculé à l'authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de « nègre » qu'on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. » Ce geste, pour Sartre est aussi celui de Mallarmé, qui s’éloigne de la langue de la foule pour mieux se retrouver en tant que poète.
« De Mallarmé aux Surréalistes, le but profond de la poésie française me parait avoir été cette autodestruction du langage. Le poème est une chambre obscure où les mots se cognent en rondes, fous. Collision dans les airs : ils s'allument réciproquement de leurs incendies et tombent en flammes. C'est dans cette perspective qu'il faut situer l'effort des « évangélistes noirs ». A la ruse du colon ils répondent par une ruse inverse et semblable : puisque l'oppresseur est présent jusque dans la langue qu'ils parlent, ils parleront cette langue pour la détruire. »
Sartre retrouve donc dans la poésie de la négritude une continuité avec la poésie française. Il y a une conscience d’une « holocauste des mots », c’est-à-dire que les mots sont arbitraires, variables, réinterprétables.
« Tant que nous pouvons croire qu’une harmonie préétablie régit les rapports du verbe usons des mots sans les voir, avec une confiance aveugle, ce sont des organes sensoriels, des bouches, des mains, des fenêtres ouvertes sur le monde. Au premier échec, ce bavardage tombe hors de nous ; nous voyons le système entier, ce n'est plus qu'une mécanique détraquée, renversée, dont les grands bras s'agitent encore pour indiquer dans le vide ; nous jugeons d'un seul coup la folle entreprise de nommer ; nous comprenons que le langage est prose par essence et la prose, par essence, échec ; l'être se dresse devant nous comme une tour de silence et si nous voulons encore le capter, ce ne peut être que par le silence : « évoquer, dans une ombre exprès, l'objet tu par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal ». Personne n'a mieux dit que la poésie est une tentative incantatoire pour suggérer l'être dans et par la disparition vibratoire du mot : en renchérissant sur son impuissance verbale, en rendant les mots fous, le poète nous fait soupçonner par-delà ce tohu-bohu qui s'annule de lui-même d'énormes densités silencieuses ; puisque nous ne pouvons pas nous taire, il faut faire du silence avec le langage. »
Mais c’est le dernier temps de la dialectique qui est le plus tragique et le plus authentique. Les poètes sont des Orphée noirs parce qu’ils plongent dans la langue en quête d’une identité noire, d’une essence noire : « Je nommerai « orphique » cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton. »
Mais Sartre conclut qu’on ne peut pas trouver une telle essence :
« Cet exil ancestral des corps figure l'autre exil : l'âme noire est une Afrique dont le nègre est exilé au milieu des froids buildings, de la culture et de la technique blanches. La négritude toute présente et dérobée le hante, le frôle, il se frôle à son aile soyeuse, elle palpite, tout éployée à travers lui comme sa profonde mémoire et son exigence lu plus haute, comme son enfance ensevelie, trahie, et l'enfance de sa race et l'appel de la terre, comme le fourmillement des instincts et l'indivisible simplicité de la Nature, comme le pur legs de ses ancêtres et comme la Morale qui devrait unifier sa vie tronquée. Mais qu'il se retourne sur elle pour la regarder en face, elle s'évanouit en fumée, les murailles de la culture blanche se dressent entre eue et lui, leur science, leurs mots, leurs mœurs »
Frantz Fanon plus tard fera remarquer à Sartre qu’il est mauvais arbitre pour savoir si oui ou non ces poètes ont trouvé en eux une identité noire. Néanmoins, la conclusion est logique selon la philosophie de Sartre. Car l’humain ne se détermine pas soi-même selon une essence, mais il éprouve plutôt la liberté et la contingence inhérentes à son existence.
3. Performer : dérouter la conversation. Butler
Le langage ne sert pas qu’à affirmer. Il peut servir à faire, à agir. Le langage peut être performatif. Austin explique qu’il y a certains énoncés courant qui produisent un effet dès lors qu’ils sont prononcés : « je vous déclare mari et femme », ou « vendu » dans une vente aux enchères. Le discours devient alors acte. On dit qu’il s’agit d’un acte locutoire (parle simple fait de dire quelque chose), d’un acte illocutoire (quand les mots sont supposer faire un effet sur l’interlocteur inductible à partir du cadre même de l’énoncé, en lui ordonnant quelque chose, en lui promettant quelque chose, etc.), ou d’un acte perlocutoire (quand les mots ont un effet extérieur à l’énoncé lui même). Par exemple si je dis que la télévision est trop forte, l’autre peut prendre la télécommande et baisser le son (c’est un acte perlocutoire).
Dans ce cas, l’énoncé n’a pas seulement un sens grâce à un contexte (je dis un mot tout en montrant un lapin et on croit deviner que je voulais dire lapin), l’énoncé peut également modifier le contexte. Si je déclare à la naissance d’un enfant « c’est un garçon », je vais donner à partir de cette simple déclaration un nouveau genre de sens aux différents énoncés en apparence innocents. Car j’aurais déclaré un genre.
Judith Butler utilise les apports de la philosophie d’Austin pour ranger le genre du côté du performatif. Le genre n’est seulement pas l’expression de ce que je ressens au fond de moi, il relève de la performativité par le langage : je déclare que je suis homme, femme, non-binaire, etc. ou je suis assigné à ces différents genres. Dans les deux cas, le genre est l’effet du langage, car on ne m’examine pas intimement avant d’utiliser un genre pour me désigner ou s’auto-désigner. Dès lors, le genre en tant que performance ne renvoie pas à une essence, mais il est l’effet d’une chaîne citationnelle. Quand je dis que je suis femme, féminin ou féminine, je fais référence à une féminité qui n’est pas observable en elle-même, et qui pourtant permet de qualifier, une démarche, geste, un mot, un parfum, une musique etc. D’où la proposition de Judith Butler de qualifier le genre d’« imitation sans modèle ». Mais la répétition continuelle de ce même genre laisse croire à l’existence d’un modèle, comme Butler le précise dans un article de 2001, dans Imitation et insubordination du genre :
« [Le] genre est une sorte d’imitation qui ne renvoie à aucun original; de fait, il s’agit d’une imitation qui produit la notion même d’original comme effet et conséquence de cette imitation. En somme, le caractère supposé naturel des genres hétérosexualisés est créé par des stratégies de l’imitation; ce qu’elles imitent est un idéal fantasmatique de l’identité hétérosexuelle, produit même de son imitation. La « réalité » des identités hétérosexuelles se construit performativement à travers une imitation qui s’autoproclame origine et fondement de toutes les imitations. »
Par conséquent, notre identité (de genre et plus) relève d’une négociation sans fin entre ce qui passe pour modèle et ce qui passe pour imitation, sachant que l’imitation a toujours la possibilité de devenir un original à son tour. Ainsi, les codes de la féminité ou de la masculinité peuvent changer (et ils ont changé drastiquement), tout en gardant la même normativité, et opérant la même pression rigide sur la vie des individus. La seule solution selon Butler est de prendre conscience du jeu performatif du genre, de lui redonner sa contingence, et même si dimension parfois franchement parodique, pour déjouer cette normativité vide de substance qu’est celle du genre.
4. Une interprétation infinie. Hall
Regarder les informations à la télévision est une expérience philosophique et linguistique. Puisqu’on y présente les faits réputés les plus importants de la façon la plus neutre et objective possible. Le présentateur des informations croit en la dénotation la plus objective qui soit. Par exemple, les dépêches de l’AFP n’utilisent pas le terme « terroriste » parce qu’il est déjà un terme trop connoté, relevant d’une appréciation politique des intentions.
Or selon Stuart Hall, tout message doit être non seulement transmis, mais décodé. Un message implique qu’on puisse renvoyer un énoncé dans un sytème de référence. Et si le système de référence est le même entre les deux interlocuteurs, on pourra croire à une dénotation parfaite, le message sera compris. Mais si les deux interlocuteurs ont des systèmes de référence différents, alors ce qui est une « attaque » pour l’un sera un acte « terroriste » pour l’autre, etc. ou ce qui est une « charge patronale » pour l’un sera une « cotisation sociale » pour l’autre. Un recodage est donc toujours possible.
Donc si en théorie, une différence entre dénotation et connotation est possible, en pratique elle ne l’est presque jamais. Le sens est donc l’objet d’une lutte permanente pour savoir quelle système de référence doit être préféré pour bien décodé le message.
CONCLUSION : Il ne rapproche pas tous les hommes, mais il interpelle tout le monde. Tout le monde est engagé dans le genre de conversations qui se noue. Le langage rapproche les hommes justement parce qu’il oblige tout le monde à négocier sa signification.