Peut-on espérer vivre heureux un jour ?



Que doit faire Gilgamesh ? Chercher la joie, le bonheur ou accomplir son devoir de roi ?

Toute question présuppose un certain nombre de choses pour pouvoir être posée. Si je demande où est mon chat, je présuppose :

- qu’il existe une catégorie d’objets remarquables qui s’appelle les chats ;

- que ce chat est réel, vivant, qu’il occupe un lieu ;

que ce chat peut être considéré comme ma propriété ;

Chacune de ces présuppositions permettent de poser la question « où est mon chat ? » Mais chacune de ces présuppositions peuvent être remise en question.

Pour parler de ces présuppositions, on peut utiliser d’autres mots : « présupposé », « prémisses », « postulat », « préjugé », « sous-entendu ».


Ici, le présupposé de la question est : 

on n’est pas heureux maintenant, ou c’est au moins difficile d’être heureux ;

on est fondé à parler du bonheur, le bonheur a l’air d’exister ;

Le bonheur est un état ;

On verra que le cours remettra en cause ces présupposés un par un .


Une introduction sert à poser un problème, c’est-à-dire à montrer qu’on a raison d’hésiter entre deux réponses. S’il n’y a pas d’hésitation à avoir, alors il n’y a pas de problèmes. Et quand on philosophe, il y a toujours des problèmes, ou on crée les problèmes (parce qu’on est comme ça, nous les philosophes, un peu drama queens sur les bords).


Le mythe le plus ancien de l'humanité raconte l'histoire de Gilgamesh, le roi d'Uruk. Il est promis à Ishtar, une déesse, mais c'est un mauvais mari et il éconduit la déesse brutalement. Elle invoque tout naturellement une créature surpuissante pour le punir, Enkidu (mi-homme mi-bête). Enkidu va devenir le meilleur ami de Gilgamesh après qu'ils se soient affrontés virilement pendant sept jours et sept nuits... Et avec Enkidu, Gilgamesh ne va pas perdre son ardeur pour le combat. Ensemble ils vont entrer en guerre avec plusieurs dieux, et tuer Houmbaba le dieu du mal et le taureau céleste. Mais lorsqu'Ishtar tue Enkidu, et que Gilgamesh le tient dans ses bras pendant sept jours et sept nuits, et le voit pourrir sous ses yeux, il se rend soudain compte que son bonheur n'est pas éternel. Si le bonheur est la satisfaction durable de ses désirs, il bute naturellement sur la possibilité de la mort. Tout bonheur est donc hanté par son caractère éphémère. 

La deuxième partie de l'épopée de Gilgamesh essaie de répondre à ce problème.  Mais Gilgamesh décide d'abord de faire une chose stupide et très humaine : il refuse la mort, il refuse de reconnaître que les bons moments où il tuait les dieux avec son ami sont derrière lui... Et il part à la conquête d'un élixir d'immortalité. Cette deuxième partie est une catabase, car Gilgamesh doit descendre aux enfers retrouver le premier homme, Ut-Napishtim, témoin du déluge (comme dans la Bible, mais avant la Bible), et seul homme immortel jamais connu. Sur le chemin, on prévient Gilgamesh qu'un tel bonheur n'est pas humain, et qu'il devrait abandonner un projet insensé. C'est la tavernière des dieux, Siduri, qui lui parle : « Où cours-tu, Gilgamesh ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Quand les dieux ont créé l’humanité, c’est la mort qu’ils lui ont réservée ! L’immortalité, ils l’ont gardée pour eux. Toi, Gilgamesh, que ton ventre soit repu ! Jour et nuit, réjouis-toi ! Chaque jour, fais la fête ! Danse et amuse-toi ! Que tes vêtements soient immaculés, ta tête bien lavée, baigne-toi à grandes eaux ! Contemple l’enfant qui te tient par la main. Que ta bien-aimée se réjouisse dans tes bras ! Telle est l’occupation des hommes ». Elle lui conseille de profiter du temps qu'il lui reste. En termes plus philosophiques, elle lui conseille de connaître la joie, c'est-à-dire d'adopter un état d'esprit qui consiste à accepter le monde tel qu'il est. Mais cela ne satisfait pas Gilgamesh. Il rencontre Ut-Napisthim, n'écoute aucun de ses bons conseils, cueille la plante d'immortalité au fond d'un puits, et se fait voler finalement l'herbe magique par un serpent, et pleure. Il renonce au bonheur des dieux. Et les derniers vers de l'épopée le présente sur le rempart d'Uruk, dédié à son devoir de roi. Le roi a renoncé à l'espoir d'être heureux individuellement. La leçon du mythe ne saurait être plus claire : celui qui refuse le caractère passager des plaisirs va se faire punir de toutes les façons possibles par le destin. Il faut accepter que rien ne dure et se méfier de son propre espoir.

Faut-il se lancer nous aussi dans la recherche tumultueuse d'un bonheur infini à la façon du premier Gilgamesh, ou bien devons renoncer, voire nous en méfier pour lui préférer la joie ou le devoir ? D'un côté, il semble bien que le bonheur soit le fruit d'un effort, voire d'une conquête, et que l'espoir du bonheur soit le motif des actions les plus grandioses. Mais de l'autre, il semble clair qu'être heureux contient aussi une certaine illusion, puisque l'espoir est une croyance au sujet du futur, que par définition on ne connaît pas. Il faudrait donc abandonner cet espoir pour agir réellement et efficacement.

Mais nous pourrions considérer une troisième option. Nous avons admis que le bonheur était un état de satisfaction maximale, mais pourrait être plutôt un devenir, un progrès vers une perfection plus grande. Dans ce cas, le bonheur supposerait de suivre un idéal de perfection pour donner un sens à sa vie. On peut imaginer Gilgamesh heureux, même quand il ne fait que s'occuper de ses concitoyens. lI ne faudrait donc pas perdre espoir car l'espoir est ce qui permet de guider une vie. Et le bonheur est justement le fait de se rapprocher de cet idéal.


(Une autre intro possible :

La plupart des chansons pop parlent de la difficulté d’être heureux (« il est où le bonheur » du sautillant Christophe Maé, « c’est quand le bonheur » de Cali, « happiness is a butterfly » de la traumatisée et fantastique Lana Del Rey, « happiness is a warm gun » des Beatles, dont la signification des paroles peut être discutée…). Ou si jamais il apparaît on vous prévient de son caractère éphémère : Le bonheur de Léo Ferré « le bonheur, c’est du chagrin qui se repose ». Le bonheur est défini comme un état (qu'on souhaite) durable de plaisirs. Si le bonheur est difficile d’accès, et qu’il faut travailler à être heureux, c’est parce qu’il faut réussir à maintenir cet état coûte que coûte en évitant les malheurs qui viendraient gâcher ce bonheur. Il exige une sagesse. L’espoir d’être heureux est aussi l’espoir de devenir plus sage. 

Il y a aussi ceux qui au contraire ne cessent de chanter que le bonheur est à portée de main, qu’il suffit de se laisser aller, d’arrêter de s’en faire, (« dont worry be happy » de Bobby McFerrin, « happy » de Pharrel Williams, « hakuna matata » qui signifie pas de soucis en swahili)… Dans ce cas, on a l’impression que le bonheur est facile d’accès, et on voit mal pourquoi il faudrait travailler matériellement à construire ce bonheur, voire même s’il a une quelconque valeur. Le bonheur est un état d’esprit qui dépend de nous et qui consiste à accepter le monde tel qu’il est. On parlerait alors plutôt de joie. Selon cette définition du bonheur, l’espoir paraît être un obstacle au bonheur, puisqu’il nous oblige à concevoir un monde possible qui n’existe pas, et il masque alors le seul qui existerait maintenant sous nos yeux. 

Qui doit-on croire ? D’un côté, si on est malheureux, on nous dit qu’on peut espérer être plus heureux un jour. Le bonheur existerait, mais au futur. De l’autre, il semble que le bonheur se limite à un ressenti très éphémère, à la « bonne fortune », au « bon-heur » (bonum augurium en latin), et que l’espoir du bonheur soit même un obstacle à sa réalisation. Il faudrait se débarrasser d’une fausse idée de bonheur pour connaître une joie véritable. 

Cette alternative semble partir du présupposé commun que le bonheur est un état (matériel) auquel on parvient ou un état (spirituel) dans lequel on est déjà sans le savoir. Mais le bonheur pourrait être plutôt un progrès, un devenir. Être heureux ce serait donc avoir la sensation que notre vie se réalise plus parfaitement qu’auparavant. Ainsi, si le bonheur est bien une chose qu’on peut vouloir, c’est aussi une chose qu’on n’a pas immédiatement, mais qu’il est nécessaire de viser pour ne pas gâcher sa vie. Il serait donc crucial de ne pas perdre espoir.)



I. UN ESPOIR RAISONNABLE DE BONHEUR.


1. Malheurs faciles à éviter.

la recherche du bonheur n'est pas un passe-temps pour ultra-riches de l'Antiquité. Les philosophes qui en ont traité avaient tous d'excellentes raisons d'être malheureux. Vous viviez dans un monde assez chaotique et dangereux (si vous étiez un pauvre hilote, les Spartiates vous chassez et vous égorgez juste pour leur passe-temps… et pour sélectionner les meilleurs soldats). Par conséquent, le premier geste de l'homme sage est de savoir éviter le malheurC'est ce qu'on appelle une définition négative : car on ne définit pas la chose par ce qu'elle est mais par ce qu'elle n'est pas.

Il existe plusieurs écoles de sagesse. Ce sont des philosophies à part entière même si leur contenu est dogmatique, ce qui signifie qu'il est systématique, cohérent et pas soumis à une remise en cause. Les 5 écoles ont des fondateurs ou des figures marquantes : 

Diogène le cynique, évite le malheur d’être soumis à des conventions sociales absurdes

Pyrrhon le sceptique, évite le malheur de croire à des choses dont on ne sait pas si elles sont vraies ou fausses

Epictère le stoïcien, évite le malheur d’être soumis à des passions qui nous causent notre perte

Aristippe le cyrénaïque, évite le malheur de souffrir,

Et Epicure…


2. être heureux parce que le monde le permet.

Les quatre remèdes (tetra pharmakon) : 

1. Tu n’as pas à craindre les dieux

2. Tu n’as pas à craindre la mort

3. le bonheur est accessible

4. La douleur est supportable.

La lettre à Ménécée est écrite par Epicure à son disciple, Ménécée. Elle fait partie des quelques lettres qui nous reste d'Epicure. Il vivait caché comme la fameuse maxime le conseille, c'est-à-dire à l'écart de la politique. Il donnait rendez-vous à ses disciples dans un jardin (probablement celui de la femme qui l'accueillait). Mais surtout, il avait des ennemis chez presque toutes les autres écoles de sagesse. Car Epicure ne semblait pas s'inquiéter de rendre sa doctrine compatible avec la religion de l'époque ni la science de l'époque. Il pense que le monde est fait seulement de matière, et que les dieux ne s'intéressent pas aux hommes.

Mais le problème est que les hommes ruinent eux-mêmes leurs chances d'être heureux. Ils ont peur. En d'autres termes ils sont troublés. Et c'est précisément l'absence de trouble qui définit l'état d'esprit qu'est le bonheur. On le nomme "ataraxie" ou "tranquillité d'esprit". Attention, si c'est bien un état d'esprit, cela ne signifie pas que cela revienne à s'illusionner soi-même ou se convaincre qu'on est heureux. Car cet état d'esprit est causé par une disposition réelle du corps. Epicure sait de quoi il parle puisqu'il souffre lui-même de coliques néphrétiques, de violentes douleurs à l'abdomen.

Lire le texte.

Les dieux nous font peur, mais ils ne devraient pas. Si les dieux sont vraiment parfaits, alors ils sont indifférents, donc on est seuls dans le cosmos. Le problème est que la foule a une fausse idée des dieux. Mais Epicure croient aux dieux. 

La mort nous fait peur, mais elle ne devrait pas. L'argument d'Epicure prend la forme d'un syllogisme. Un syllogisme comporte une majeure (une proposition générale), une mineure (un cas particulier de cette affirmation générale) et une conclusion (les qualités de l'ensemble défini par la majeure sont communiquées au cas particulier). Exemple : tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme donc Socrate est mortel. 

Voici le syllogisme : seules les sensations peuvent apporter du plaisir ou de la douleur et contribuer au bonheur. Or la mort est néant de sensation. Ainsi "la mort n'est rien pour nous" en ce qui concerne le bonheur. Il faut accepter que notre vie est finie, et c'est plutôt une bonne nouvelle puisque ça confère de la valeur à ce que nous sentons. La recherche du bonheur pourrait déboucher sur ce que nous avons appelé la joie. Mais il y a aussi plus que cet état d'esprit qu'on nomme "carpe diem" (cueille le jour). L'objectif n'est pas d'accepter la finitude ou la mortalité de l'être humain. L'objectif est de trouver une vie qui assure le plus de plaisir. 


2. Bonheurs faciles à cueillir.

L'hédonisme définit le bonheur par le plaisir. Epicure est hédoniste, mais il est prudent. L'attitude qui consisterait à accueillir le monde comme il est n'est le dernier mot d'Epicure. Il invite à deux choses pour obtenir cette vie de plaisirs : 1) bien sélectionner ses plaisirs. 2) calculer le ration peine-plaisirs pour éviter les troubles inutiles.

Pour bien penser, il faut adapter les idées qu'on a à la réalité dans laquelle on vit. La métaphore de Platon à ce sujet est de dire qu'un philosophe doit faire comme un boucher qui découpe sa viande, c'est-à-dire en repérer les articulations. La méthode  pour produire un concept adapté à la réalité est de produire plusieurs distinctions successives, afin d'être précis. On appelle cette méthode un arbre de Porphyre, du nom du philosophe qui l'invente, mais on l'appelle aussi aujourd'hui carte heuristique ou carte mentale. 

Les désirs peuvent être naturels ou vains. Les désirs naturels peuvent être nécessaires ou non nécessaires. Les désirs naturels et nécessaires peuvent servir le bonheur lui-même (ils apportent du plaisir), éviter les troubles (ils calment les douleurs), d'autres simplement à vivre. La triade des plaisirs selon Epicure : "du pain, de l'ombre, des amis."

Le désir est manque. Il faut trouver ce qui comble réellement ce manque. La réponse d'Epicure est qu'on se trompe souvent sur ce qui nous manque. Pour cette raison, on part à la conquête de choses inutiles (de nouvelles fringues, des amis sur instagram, des bubble tea…). Les désirs vains sont à la fois difficiles à obtenir, créent du trouble parce qu’ils sont des désirs sociaux.

Les désirs naturels étant naturels trouvent leur solution dans la nature, qui pourvoit à tout. Epicure rappelle combien les plaisirs naturels sont plus faciles à obtenir, comme si la nature avait voulu que nous soyons heureux.

L'autosuffisance ou autarcie est la vertu cardinale. En l'utilisant on prévoit de considérer que la pénurie est la norme de la vie, et on profite de tout le reste. A l'inverse en fixant une norme de jouissance, on vit le reste de sa vie de façon négative.

Même les stoïciens donnent raison à Epicure sur ce point. Par exemple Sénèque écrit (lettre IV des Lettres à Lucilius) : 

"Mais pour terminer ma lettre, écoute la maxime qui m'a plu aujourd'hui (encore une fleur dérobée aux jardins d'autrui) : « C'est une grande fortune que la pauvreté réglée sur la loi de la nature. » Or cette loi, sais-tu à quoi elle borne nos besoins? à ne point pâtir de la faim, de la soif, du froid. Pour chasser la faim et la soif, il n'est pas nécessaire d'assiéger un seuil orgueilleux, ni d'endurer un écrasant dédain, ou une politesse insultante, il n'est pas nécessaire de s'aventurer sur les mers ni de suivre les camps. Aisément on se procure ce que la nature réclame : la chose est à notre portée; c’est pour le superflu que l'on sue, c'est le superflu qui nous use sous la toge, qui nous condamne à vieillir sous la tente, qui nous envoie échouer aux côtes étrangères. Et l'on a sous la main ce qui suffît ! Qui s'accommode de sa pauvreté est riche."


TRANSITION : atteindre l'auto-suffisance fait de nous des dieux. Epicure n'espère-t-il pas trop des philosophes ? 



II. LIMITER L'ESPOIR DU BONHEUR.


1. Le bonheur est un « idéal de l’imagination », c’est-à-dire une contradiction dans les termes.

DECOUPER LE TEXTE de Kant en trois parties. Trouver d’abord la thèse (à ne pas confondre avec le thème, qui n’est qu’un mot, alors que la thèse est une phrase) et saisir les arguments à travers un découpage du texte.

LA THESE (La thèse est une affirmation qui contient l'idée centrale) du texte : le bonheur est un concept indéterminé, il est contradictoire. Car être heureux c'est vouloir rendre infini ce qui est fini, absolu ce qui est relatif, objectif ce qui est subjectif.

LE PLAN : Kant commence par définir analytiquement l’idée de bonheur. 

Ensuite, il utilise plusieurs exemples, et précisément des d’expériences de pensée où il nous demande d’envisager à quoi mènerait vraiment le bonheur s’il se réalisait. C’est un raisonnement par l’absurde : on invalide une proposition en en montrant les conséquences intenables. En effet, pour être heureux, il faudrait être omniscient (avoir toutes les connaissances). Le bonheur est ni cohérent donc, ni applicable. Chaque recette du bonheur qu'on rendrait absolue deviendrait une catastrophe. 

Après cela, Kant montre comment on doit comprendre le bonheur. Il ne reste du bonheur que des conseils, mais pas des commandements. Les conseils sont particuliers (ils s’appliquent à quelques cas), les commandements sont universels (ils s’appliquent à tous les cas).

Enfin, Kant note une conséquence plus générale : le bonheur est moins fort que le devoir. Autrement dit, recueillir les petits conseils du bonheur ne sert à rien. Il vaut mieux écouter la voix du devoir, et être moral.

Attention. Quand Kant parle d’« idéal de l’imagination » il ne dit pas quelque chose de positif au sujet du bonheur, comme si les idéaux était une belle façon d’envisager l’avenir, et qu’il fallait les cultiver. Au contraire, un idéal n’a de sens que s’il est rationnel, un idéal est un absolu que seule la raison a le droit de produire. Si l’imagination s’en mêle, elle va produire des idéaux tordus, stupides, impossibles à réaliser. Par conséquent, aussi mignonnes que soit les scènes des films hollywoodiens où on autorise à chacun de poursuivre son rêve, Kant jugerait très sévèrement une telle aspiration. Ce dont nous sommes responsables c’est de bien utiliser nos facultés. On ne produit pas d’idéaux avec l’imagination, car l’imagination relève de la sensibilité, elle ne peut pas saisir ce qui est universel à toutes les sensations, elle ne produit pas de règles. Elle est trop particulière. Chez Kant, l’imagination sert à reconnaître des formes, à les reproduire et à les combiner : elle produit des images (même si dans le détail, c’est plus compliqué).


2. Le devoir est plus important que la recherche du bonheur.

Chercher son bonheur ne peut pas être une vraie règle morale. Car en matière de bonheur, il n'y a aucun commandement absolu (du type « tu ne tueras point » ou « il faut toujours dire la vérité »). Au contraire, on sait ce qu’il faut faire pour ne tuer personne ou ne pas mentir. Il suffit de ne pas le vouloir. Ces commandements moraux sont sans ambiguïté. Ce sont des « devoirs parfaits ». Kant attaque durement la tradition philosophique qui commande la recherche du bonheur. Il suppose qu’on a perdu du temps à essayer de déterminer absolument des commandements pour un objet qui n’avait rien d’absolu. Une morale véritable, qui peut distinguer clairement entre ce qui est bon et mauvais, est une morale du devoir.

Dès qu'on essaie de préciser comment atteindre le bonheur, on entre dans un calcul, qui dépend des circonstances. Il est un « impératif hypothétique », conditionnel, dépendant des circonstances. Kant parle d’ « impératifs hypothétiques » lorsque le commandement ou l’obligation est seulement relative à la finalité, la fin, le but qu’on s’est choisi. Par exemple, si je veux être beau, je devrais sans doute envisager des opérations esthétiques, ou porter une cagoule si mon budget ne me le permet pas. Evidemment, ce n’est pas une action bonne en soi que de faire des opérations chirurgicales.

Une morale qui admet des exceptions ne peut rien commander absolument. Ce n'est pas une morale pure. La vraie morale doit proposer des « impératifs catégoriques » qui commandent absolument, intrinsèquement, en eux-mêmes, quelles que soient les circonstances. Le devoir moral est donc plus puissant car plus simple, inconditionnel, et universel. Là où le bonheur nous plonge dans des calculs si compliqués qu'on s'y perd aussitôt. A l'image de ce dilemme : on reçoit une boîte et on peut appuyer sur un bouton en échange d'un million de dollars et tuer quelqu'un qu'on ne connaît pas. 

Cf le film de Richard Kelly The box, de 2009. 

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18929466&cfilm=129820.html

Ce film est inspiré de la nouvelle de Richard Matheson, Button, Button (Le jeu du bouton). 

Mais quoi qu'on fasse, on sait qu'on choisit une chose pour soi, égoïstement, ou au contraire qu'on le choisit de façon rationnel et désintéressé (notamment lorsque par exemple je dis la vérité alors que ça n'est pas mon intérêt). L’acte peut paraître être le même, comme lorsque la boulangère rend la monnaie à celui qui a donné un surplus. C’est une action conforme au devoir, mais non pas réalisée par devoir. Car l’intention qui préside à cet acte n’est pas de même nature. Si nous gardons l’argent par cupidité, nous suivons nos instincts, notre sensibilité. Si je rends la monnaie car je sais que ce n’est pas moral de garder l’argent et que tout le monde ferait comme moi dans la même situation, alors je suis une volonté pure, une loi morale. 

Lorsqu'on agit moralement, soutient Kant, on suit une loi, universelle et rationnelle qui vaut pour tous les êtres raisonnables. La loi morale est donc la suivante : "Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée par ta volonté en loi universelle". On parle de loi parce que c’est la raison (qui prononce des règles universelles) qui parle alors en nous. Kant dit également qu’il s’agit de notre « moi raisonnable ».

La raison détermine donc la volonté par des commandements absolus, mais elle ne peut détermine que la volonté. La raison ne peut pas servir à contrôler entièrement mes actions. La raison échoue à maîtriser entièrement les effets de nos actions. Ces actions par lesquelles seraient supposées se réaliser le bonheur sont déterminés par beaucoup de facteurs, de forces, sur lesquels je n’ai pas le contrôle. Nous ne sommes responsables que de nos intentions, pas de leurs effets. Donc aucun bonheur n'est vraiment garanti. La raison ne se propose que comme guide.


3. Une espérance légitime, ou un bonheur trop abstrait ?

La formule de Kant qui résume son idée sur le bonheur est qu’il faut « se rendre digne d’être heureux. » Agir moralement revient à préserver son moi raisonnable, c’est-à-dire la seule chose qui assure la dignité de l’être humain. Mais cela ne garantit pas, ni ne contribue au bonheur. Autrement dit... on n'agit pas en vue du bonheur, mais par espérance, qui est un espoir légitime à l'égard d'un objet transcendant.

Voici le texte : 


La morale n'est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes.

Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu'il la possède est en harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir facilement que tout ce qui nous donne la dignité dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain bien la condition du reste (& ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là qu'on ne doit jamais traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur, c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait comment devenir heureux, car elle n'a exclusivement affaire qu'à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l'obtenir. Mais quand elle a été exposée complètement (elle qui impose simplement des devoirs et ne donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s'est éveillé le désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui n'a pu auparavant naître dans une âme intéressée, quand, pour venir en aide à ce désir, le premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée aussi doctrine du bonheur, parce que l'espoir d'obtenir ce bonheur ne commence qu'avec la religion".

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788), trad. F. Picavet, Éd. PUF, coll. Quadrige, 5ème éd, 1997, p. 139.

Après avoir critique l’idée de bonheur, Kant en fait-il l’éloge ? Cela lui a été reproché. Mais il faut comprendre de quel domaine relève le bonheur. Il est l’objet de la religion. Il est rationnel de croire en l’idée de Dieu, non pas parce qu’on aurait des preuves de son existence, mais parce qu’on ne peut pas agir sans espoir d’être récompensé de ses actions. Kant n’envisage pas que le monde soit nécessairement favorable avec nous, et qu’on reçoive naturellement ce qu’on mérite. On n’aura jamais la vie qu’on mérite sur terre, quoi qu’en disent les influenceurs sur les réseaux. En revanche, il n’est pas rationnel de désespéré, car cela produirait un état d’esprit propre à ne plus agir moralement. Malgré la conception du monde qu’a Kant, il assure donc qu’il est raisonnable de croire en une récompense méritée… après la mort. Ce qui implique aussi de croire rationnellement à la survie de l’âme, et aussi de croire rationnellement en une entité omnisciente et omnipotente qui puisse nous récompenser, c’est-à-dire un Dieu. Dieu est donc un « idéal régulateur » de la raison pratique (la raison qui s’applique au domaine des actions), ou encore un « postulat de la raison pratique ». Dans le domaine théorique, rien ne prouve l’existence de Dieu, Kant est formel. Mais pour agir, donc « en pratique », nous avons besoin de ce « comme si », de cette fiction proposée par la raison.

La chose à laquelle on doit aspirer rationnellement est donc le souverain bien, ce que Kant précise par « nous procurer le royaume de Dieu ». Kant est conscient de parler de religion, mais pour lui, ce n’est pas vraiment défendre les dogmes piétistes de son enfance, ce sont mêmes des idées hétérodoxes, aussi rationnelles soient-elles. Kant défend plutôt une version presque laïc et rationnel de la religion. En bref, le bonheur est secondaire par rapport à la morale du devoir, mais il n’est absent de cette morale.


TRANSITION : une question reste : comment les sages de l'antiquité ont-ils pu faire une philosophie entière basée sur la recherche du bonheur, alors qu’ils devaient être encore plus conscients de la fragilité de l’existence humaine ? Selon Kant, ils n'étaient pas conscients de la limite des hommes. Ils traitent l'homme « comme une divinité consciente de l'excellence de sa personne », « exposé mais non soumis aux maux de la vie ». Kant propose une solution qui tient compte de l’extrême précarité des vies humaines. Mais n’y a-t-il pas aussi une omission de sa part. Il peut y avoir un plaisir à agir correctement, même si on sait qu’on n’a pas atteint le royaume de Dieu. Autrement dit, Kant définit le bonheur de façon si absolue qu’il n’est envisageable qu’à travers la religion, là où les philosophes de l’Antiquité ont l’air de trouver les solutions médianes déjà satisfaisantes, car elles ouvrent la voie d’un perfectionnement possible, à défaut d’une perfection. 


III. UN BONHEUR EN DEVENIR.

1. Les différents biens.

Aristote observe la vie. Naissons-nous parfaits ? Non. 

Devenons-nous n'importe quoi ? Non plus. 

La vie semble tendre vers un but, vers une finalité, une forme qu'on va devenir. La vie a un sens (une orientation, mais également, on va le voir, une signification). 

Les actions humaines ne sont pas séparées les unes des autres, elles forment un tout. Certaines actions sont des moyens en vue d'une fin. 

Définitions du bien chez Aristote : Soit c'est une chose désirable en vue d'autre chose. Soit c'est une chose désirable en soi et en vue d'autre chose. Soit c'est une chose désirable en soi absolument.

Seul ce qui est désirable en soi est parfait, car le désirable en soi ne nécessite rien de plus et se suffit à lui-même.

Si on regarde les différents modes de vie : plaisirs, honneurs et argent... tous ces modes de vie ne proposent pas des biens qui se suffisent à eux-mêmes. Par exemple l'argent sert à acheter autre chose. Ce sont donc des faux biens.

Ce qui compte est de pouvoir s'orienter vers ce qui est le plus parfait, vers ce qui est un vrai bien, et ne pas se perdre dans d'autres faux biens. Qu’est-ce qui est le plus parfait ? Ce qui est le plus auto-suffisant, car il ne dépend de rien d’autre que de soi-même. Or dans les fonctions de la vie humaine, nous éprouvons souvent des manques : nous manquons de nourriture, nous devons nous déplacer et sentir le monde pour aller chercher cette nourriture. Et lorsque nous saisissons ces objets et que nous les consommons, ils disparaissent. Y a-t-il une fonction qui assure notre auto-suffisance, notre autarcie et notre perfection ?


2. L’organisation de l’âme.  

Pour répondre à la question, il faut encore s'observer. 

Aristote observe le vivant et distingue les végétaux, les animaux et les hommes.

Ce sont trois façons différentes de vivre et de s'orienter vers des biens. On ne peut pas vivre sans s'orienter vers une fin. Il faut donc qu’il y ait en nous à la fois quelque chose qui assure une mobilité et un point immobile vers lequel tendre. « Deviens ce que tu es » disait Pindare. Ce type de mouvement définit le vivant.

Nous ne sommes pas maintenus dans un état de sidération devant un monde en mouvement constant, chaotique qui serait dépourvu de sens, comme Héraclite le pensait. Héraclite est le philosophe qui expliquait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Nous ne sommes pas non plus dans un monde immobile, où seul ce qui est identique et parfait existerait, comme Parménide le pensait. Nous connaissons des états de transition, une croissance, une naissance et une mort. Être vivant c’est être soumis à cet ordre.

Voilà comment expliquer le mouvement du vivant humain :

L'âme végétative assure la nutrition et la croissance. 

L'âme sensitive assure le déplacement vers la nourriture, et la mémoire.

L'âme intellective assure la pensée.

Aristote propose un raisonnement : pour être heureux il faut remplir les fonctions qui nous sont propres, mais la fonction la plus parfaitement humaine est la pensée, donc être heureux consiste à penser.

C'est en effet la fonction aussi la plus auto-suffisante, autarcique et absolue, celle qui ne dépend d'aucun autre objet que ceux que je choisis de penser. Dans les pensées qui me traversent, il y a évidemment des choses triviales et singulières. Mais notre pensée nous permet aussi de nous élever vers des objets qui sont eux-mêmes parfaits, universels et objectifs : les vérités qu’on peut contempler. Ces vérités sont l’objet de la science, mais d’une science qui s’élève au-delà des apparences, qu’on peut appeler « métaphysiques » (historiquement cet adjectif servait à qualifier les leçons d’Aristote qui devaient être lues après ses leçons sur la nature, aujourd’hui « métaphysique » qualifie le domaine de ce qui est au-delà de ce qui peut être connu par nos sens, donc très abstrait et objet de spéculations). 

Nous vivons dans un monde mitoyen entre l’être pur et le devenir pur. Nous reconnaissons des formes qui deviennent parfaites et disparaissent. Par exemple lorsque nous sommes saisis par la beauté d’une fleur, nous la voyons sous son état le plus parfait. Recueillir ces vérités est donc l’activité la plus heureuse, la meilleure et la plus belle. 

Réaliser sa nature (et donc remplir ces fonctions, les rendre actuelles, faire qu’elles soient en acte) consiste à actualiser les compétences en puissance qui étaient contenues dans notre âme (passer de la puissance à l'acte). Aristote parle dans ce cas d'entéléchie (réalisation de sa nature). Si on devait résumer, on dirait alors qu’être heureux consiste à suivre sa nature. C’est-à-dire aussi connaître sa nature. 


CONCLUSION : Il y a déjà du bonheur de se disposer au bonheur. (Première partie) On a vu d’abord que le bonheur appelait une certaine prudence pour ne pas se perdre dans des plaisirs qui apporteraient en réalité du trouble. (Transition) Mais un tel objectif n’est pas garanti, et notre espoir d’être heureux serait en réalité une illusion. (Deuxième partie) On a donc reconnu ensuite que le bonheur comportait un risque, du fait même qu’on soit porté à croire à une idée qui est au fond contradictoire. Il faudrait se concentrer davantage sur nos devoirs, quitte à faire du bonheur une hypothétique récompense par delà la mort. (Transition) Toutefois, l’effort pour se perfectionner est déjà une perfection en soi. Nous comprenons que vous avons trop rapidement défini le bonheur comme un état, sans tenir compte de l’effort vers cet état qui pouvait aussi constituer un bonheur. (Troisième partie) Nous pouvons enfin conclure que le bonheur est dans un mouvement général vers le bien plutôt qu’une perfection qu’on ne pourrait pas nécessairement atteindre. L’espoir est donc fondamental pour ne pas perdre le cap vers ce bien supérieur.


ANTI-PREMIER CHAPITRE


Nous avons tous des réponses différentes face à des questions similaires. Pourquoi ? Parce que nous ne prenons pas forcément pour acquis les mêmes concepts de base.

La réflexion précédente s'appuyait sur la notion de Nature (« désirs naturels » chez Epicure, finalité naturelle définie par une nature humaine chez Aristote, et raison naturellement partagée entre tous les humains chez Kant). 

La nature d'une chose définit ce qu'elle est. C'est son essence. Par opposition à ce qui n’est pas son essence, et qu’on appellerait les accidents (qui peuvent qualifier une chose sans la définir, par exemple avoir les cheveux longs ou courts dans le cas des humains…)

Mais que se passe-t-il si on retire la nature de notre raisonnement ? Si l’humain n’a pas de place attitré dans le monde, si la nature ne l’accueille pas spontanément, alors le point de départ du raisonnement sera plus… tragique. 



I. UNE CONDITION TRAGIQUE QUI POUSSE AU DESESPOIR.


1. Un homme qui n’accepte pas ni ne connaît ses limites.

La sagesse antique ne se limite pas à celle des philosophes. Il y a des mythes qui reviennent souvent, et qui portent en eux aussi une certaine leçon morale. Nietzsche aimait particulièrement l’un de ces mythes, l’histoire du roi Midas qui essaie de capturer le Silène pour lui arracher son secret du bonheur. C’est un mythe qui mêle humour et tragédie. 

Le roi Midas représente l’idiotie, mais il est habité comme tout le monde par le désir d’être heureux. Il sait que le Silène est une créature proche du satyr qui possède tous les attributs du bonheur : il fait de la musique, il boit toute la journée et saute sur tout ce qui bouge. Il décide de capturer le Silène en versant du vin à la source où il va se désaltérer. Le Silène est saoul et Midas peut désormais le questionner. Lorsqu’il lui demande quel est le secret du bonheur, Silène lui répond qu’il aurait mieux valu qu’il ne naisse jamais pour être heureux. Et lorsque Midas lui demande ce qu’il devrait faire pour être heureux, maintenant qu’il est né… le Silène lui répond que le mieux qui puisse lui arriver est de mourir aussitôt l’avoir quitté. 

Ce n’est pas une apologie du suicide. Mais c’est une façon de se moquer des humains qui paraissent bien trop fragiles en comparaison des dieux pour être heureux. Une vie de sexe, de drogues et de rock’n’roll ne vous mène pas bien plus loin que le fameux âge de 27 ans… 

La difficulté des humains est qu’ils ignorent ce qu’ils sont et ne savent pas se contenter de ce qu’ils ont. Leurs espoirs sont donc disproportionnés et l’objet de moquerie pour les dieux.

Peut-être que la philosophie et la science pourraient nous éclairer sur ce que nous sommes et nous guérir des faux espoirs ?…

2. Un temps qu’on n’arrive pas à habiter

…A moins que notre réflexion au sujet du bonheur ne fasse qu’aggraver notre malheur.

« Nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » Pascal note plusieurs contradictions temporelles dans la recherche du bonheur. 

Dans une première partie, l'humain est coincé entre deux temps, deux non-être : le passé (qui n'est déjà plus) et le futur (qui n'est pas encore). Il semble donc que rien n’existe… 

Pascal en déduit logiquement que le bonheur ne peut être que dans le présent. Le présent blesse, sans doute parce qu’il disparaît trop vite. Il faut donc se préparer au présent, et par conséquent, on est condamné à rater la sensation elle-même qu'on a préparé. Plus nous cherchons à être heureux dans le futur, plus nous échappons au temps présent.

Être heureux suppose d'avoir conscience d'être heureux mais cette conscience gâche le bonheur. C'est pourtant la seule forme de bonheur que peut connaître l'homme. Un bonheur contrarié, déchiré entre insouciance et inquiétude.

La condition de l’homme est donc misérable, selon le philosophe. Car il est à la fois malheureux mais inconscient de l’être. 

De la même façon, on ne cesse d'essayer de se cacher sa propre finitude par un divertissement. Ce divertissement est crucial (le roi sans divertissement est plus malheureux que ses sujets qui se divertissent) mais il échoue tout de même à faire disparaître la conscience de notre finitude. On ne peut connaître qu'un entre-deux, une déchirure irrémédiable, aucune sensation parfaite de bonheur.

Une solution radicale est donnée plus tard par Nietzsche : il faut savoir oublier. Mais l'oubli conduit au paradoxe qu'à force d'être "dans le présent"(comme on dirait aujourd'hui) on n'arrive plus à en sortir pour seulement se réjouir de son bonheur :


Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.


Être heureux supposerait alors d'oublier qu'on est heureux et donc de ne pas savoir si on l'est. Le bonheur est une sensation négative.


3. Un désir qui nous déborde. 

Cette thèse tragique est aussi celle de Schopenhauer, un des philosophes que Nietzsche a beaucoup lu. Schopenhauer reprend un élément de la sagesse antique d’Epicure, à savoir que le bonheur est l’absence de troubles. Les troubles ne se limitent pas à une souffrance ressentie. Ils sont aussi le fait de désirs vains comme chez Epicure. Mais Schopenhauer ne prétend pas dire quels désirs naturels seraient à même de rendre parfaitement heureux. Au contraire, les besoins n’existent pas réellement, car l’humain est tout entier désir. Là où le besoin a un objet et donc une limite, le désir au contraire est sans objet, et donc sans limites. Vous savez lorsque vous avez soif qu’il faut boire, vous savez lorsque vous avez faim qu’il faut manger. Néanmoins, il faut déterminer ce qui doit être bu, quelle sera la meilleure boisson ou quel sera le meilleur plat. Le trouble se prolonge donc au-delà de la simple satisfaction des besoins. Même lorsque j’ai faim, je peux imaginer que j’ai le désire de continuer à manger, bien au-delà de mes seuls besoins. 

Schopenhauer envisage alors les différentes conséquences possibles du désir. Soit nous sommes frustrés et troublés. Soit nous sommes satisfaits, tandis que notre désir ne s’arrête pas. Souvenez-vous s’il est sans objet, il ne s’arrête jamais de pointer des nouveaux manques. Jusqu’au point de l’ennui et du dégoût, c’est-à-dire au point où nous nous sentons simplement poussés par un désir dont n’arrive plus à donner un objet.

La seule solution est de ne plus désirer. Ce qui met le désir en suspens est de deux ordres : la connaissance, qui s’applique à connaître des choses qui peuvent ne solliciter en nous aucun désir, la contemplation de la Lune par exemple, et ces paysages, qui prévient Schopenhauer n’ont aucun attrait pour les humains. Soit nous nous abandonnons à la contemplation du Beau, c’est-à-dire aimer regarder des formes qui ne sont pas le signe d’un désir nouveau. Il ne faut donc surtout pas confondre le Beau, on peut trouver beau des figures abstraites, notamment en musique, avec le joli, qui est littéralement un « excitant ». 

Dans tous les cas, il faut renoncer au plaisir qui constitue le bonheur, ou plutôt il faut limiter le plaisir à une dose très minime, de façon à se maintenir entre satisfaction et frustration.

TRANSITION : nous sommes condamnés au malheur parce que nous ne savons pas ni contrôler le monde, ni nous connaître parfaitement, ni réaliser tous nos désirs. Mais il faut sans doute raisonner à une autre échelle. Si autrui, si la société fait cause commune dans la recherche du bonheur alors on peut espérer que le contrôle, la connaissance et les opportunités de réaliser nos désirs se multiplient. 


II. LE SOUTIEN D'AUTRUI POUR ESPERER ÊTRE HEUREUX ENSEMBLE.


1. « trouvez votre bonheur dans le bonheur d'autrui » Jérémy Bentham.

La définition du bonheur chez Bentham ressemble à celle d'Epicure mais... ici il n'y a pas de vertu autre que celle qui maximise le plaisir. L'égoïsme n'est donc pas interdit, au contraire. Mais l'égoïsme est accompagné de bienveillance. C’est ce qu’on appelle parfois l’égoïsme bien compris, ou l’égoïsme rationnel

Bentham est un philosophe des Lumières assez étonnant. Il défend plusieurs positions philosophiques minoritaires : la défense des animaux, de l’homosexualité et est en faveur d’une émancipation presque totale des femmes. Il s’intéresse aussi à la proportion des crimes et des peines dans le domaine juridique. Et c’est là qu’il formule le principe de son utilitarisme. En réalité, il est comme d’autres philosophes très intéressé par une compréhension scientifique de la société à partir de la notion d’utilité (qui sert à mesurer le bien-être et la satisfaction).

L’économie toute entière est construite sur cette idée qu’il n’est pas mauvais de chercher des plaisirs a priori inutiles ou frivoles tant qu’il paraissent devenir utiles pour la société entière. L’expression de « main invisible » (qui n’apparaît que trois fois dans toute l’oeuvre de Smith et aucune dans la Richesse des Nations) provient de ce passage dans la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, qui explique que la richesse ne sert à rien pour soi, mais qu’elle est profitable à la société en ce qu’elle motive chacun à produire :


« Cependant, si l'on examine pourquoi le spectateur accorde tant d'admiration à la condition des riches et des grands, nous trouverons que ce n'est pas tant à cause des plaisirs vifs et recherchés dont on suppose qu'ils jouissent, qu'à cause des moyens nombreux et artificiels qu'ils ont de se procurer ces plaisirs. On ne les croit pas plus heureux que d'autres, mais on croit qu'ils ont plus de moyens de l'être ; et on admire principalement leur situation, parce qu'elle est la réunion élégante et ingénieuse de ces moyens ; mais, dans les langueurs de la maladie et de la vieillesse, les plaisirs et de la vanité et des frivoles distractions s'évanouissent ; celui qui est atteint de ces langueurs mortelles, ne trouve plus la grandeur et la richesse dignes des pénibles poursuites dans lesquelles il s'est engagé. Il maudit l'ambition, il regrette en vain l'heureuse insouciance de la jeunesse, et les faciles plaisirs qui ont fui pour toujours, et qu'il a follement sacrifiés à des biens dont la possession ne donne aucune véritable jouissance. Tel est le déplorable aspect sous lequel la grandeur paraît à l'infortuné que l'âge ou la douleur forcent à examiner sa situation avec attention, et à observer ce qui manque réellement à son bonheur. Le pouvoir et les richesses lui paraissent être alors, ce qu'ils sont en effet, d'énormes et fatigantes machines, destinées à procurer quelques commodités frivoles, et composées de ressorts si fragiles et si délicats, que l'attention la plus inquiète peut à peine en conserver l'ordre, et qui, malgré tous nos soins, sont à chaque instant prêts à être mis en pièces et à écraser dans leur chute leur infortuné possesseur (…) Il est heureux que la nature même nous en impose, pour ainsi dire, à cet égard ; l'illusion qu'elle nous donne excite l'industrieuse activité des hommes, et les  dans un mouvement continuel. (…) Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à la vie qui aurait eu lieu si la terre eût donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; et ainsi, sans en avoir l'intention, sans même le savoir, le riche sert l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine. » Théorie des sentiments moraux, partie IV, chapitre 1.


La doctrine utilitariste dépasse l'opposition devoir altruiste / bonheur égoïste.

Pour obtenir mon bonheur, la coopération est nécessaire, et par égoïsme, je devrais coopérer avec autrui. 

Par conséquent le bonheur s'obtient nécessairement en construisant un bonheur collectif. 

Trois principes :

le plus grand bonheur du plus grand nombre.

- seules les conséquences de nos actions doivent être considérées comme morales. Ex du dilemme du tramway.

- l'égale considération de tous les êtres sensibles (animaux compris).

L’utilitarisme commande le plus grand bonheur pour le plus grand nombre possible.

2. Sacrifice d’autrui ?

Il existe des contradictions entre les trois principes des utilitaristes, notamment entre l'idéal de maximisation et l'idéal d'égale considération. 

1. Si je compte le bonheur, je dois le mesurer. Si je dois le mesurer, alors je dois considérer une unité de mesure homogène à travers tous les bonheurs différents des individus. Je dois mélanger les plaisirs de la crevette pistolet qui tue un poisson clown avec le plaisir qu'on a à manger une bonne pizza ou le plaisir qu'on a à lire un dialogue de Platon. Or on oublie la dimension individuelle et unique des plaisirs lorsqu'on les compte. Par ailleurs, cette possibilité de réduction (considérer comme plaisir équivalent des choses différentes) est contesté par Mill : "mieux vaut être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait".

2. la maximisation du bonheur est en soi un problème, selon un philosophe du 20ème siècle, Robert Nozick, car elle ne tient pas compte de la réalité de ce bonheur. Ce philosophe pose une question simple : accepterait-on vraiment d'être branché sur une machine qui simule un bonheur maximale (une matrice comme dans Matrix) ? Selon Nozick, personne de sérieux sacrifierait sa vie réelle pour une simulation car on a conscience que le bonheur ne justifie pas tout.

3. Mais surtout, il faudrait accepter de réaliser le bonheur au détriment des autres. Il est en effet possible de sacrifier une minorité au bonheur général de la majorité. Cas de la fiction du clochard drogué qui insulte tous ceux qui traversent le parc. Il cause un déplaisir à tout le monde. On peut donc l'exclure, le chasser ou l'exiler de la ville.

Mais si on suit ce raisonnement, « on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs », on risque d'accepter des régimes totalitaires qui nous commande au nom de notre propre bonheur.


TRANSITION : l'autre option concernant la fiction du clochard, c'est qu'on pourrait le mettre en cure de désintoxication plutôt que de l'exclure ou l'arrêter. Même si le bonheur est possible, il ne peut pas tout justifier. On ne peut pas accepter de sacrifier une minorité pour la majorité. Comme Mill, il faut accepter que les hommes puissent progresser et chercher librement leur bonheur. Notre bonheur doit donc rencontrer la question politique, et de ce qu’on peut espérer des humains. 


III. LA LIBERTE COMME CONDITION FONDAMENTALE DU BONHEUR.


1. Liberté et progrès avant le bonheur.

Mill est un enfant de l'utilitarisme le plus pur. Mais il ajoute une condition supplémentaire. Ce qui compte est aussi ce qu'on devient en tant qu'homme. 

Le progrès compte plus que le bonheur. Et pour obtenir ce progrès, il ne faut pas donner immédiatement quelque chose qui pourrait être le bonheur, il faut laisser les humains libres de le chercher. 

De cette façon, les humains développent leur jugement, leur fermeté, leur maîtrise de soi, etc. Ici être libre signifie développer pleinement son individualité. On ne peut pas être heureux si l’on n’a pas développé les facultés pour goûter ce bonheur, facultés qui sont développé grâce à l’expérience de la liberté.

La formule qui pourrait résumer la philosophie de Mill est « la plus grande liberté pour le plus grand nombre ». Le principe de l’organisation sociale se résume donc à un principe : ne jamais gêner la liberté de quiconque à moins que cette liberté ne nuise directement à un autre. C’est aussi ce qu’on appelle le principe de non-nuisance. Il est la seule justification à la contrainte de la liberté des individus dans une société moderne.

On n’a pas donc pas le droit d’imposer un bonheur. D'où la fiction d'un bonheur robotisé qui serait un véritable sacrilège. Cf Wall-e "human dystopia"


2. Le droit d'errer.

Le conformisme est courant (le fait de pousser ou contraindre les individus à se régler sur des normes communes). Mais pour chercher le bonheur, il faut chercher dans la diversité des modes de vie (image de l'arbre). La diversité des modes de vie compte plus qu'un bonheur individuel qu'on imposerait comme une recette. Car elle est la condition du bonheur. Mais ces modes de vie ne peuvent pas non plus être sacrifiés entièrement au nom de la liberté individuelle. Comment accorder héritage et liberté ?

Mill répond de façon subtile à la polémique qui gronde entre conservateurs et modernes. Il les renvoie dos à dos : on ne peut pas ignorer les héritages culturels, on ne peut pas sacrifier la liberté individuelle. La seule façon de trancher est de dire que pour maintenir ces héritages, ils doivent être appropriés, sélectionnés, critiqués par les individus vivant aujourd'hui. En réalité, Mill avance même que toute tradition évolue (même si on a tendance à l'oublier) et est elle-même le fruit de l'adaptation à son époque d'une autre tradition antécédente.

Ce droit d'errer n'est pas contradictoire avec l'idée d'un héritage de la culture qui a nous précédé. Car ce qui doit être conservé c'est le geste qui consiste à se demander si telle ou telle coutume améliore la vie humaine. 


CONCLUSION : l'espoir d'être heureux ne doit pas faire oublier qu'il y a plus important que le bonheur. Le bonheur individuel est d'abord compris par notre condition humaine précaire. Tout espoir semble donc perdu. De cette façon nous prenons conscience d'une autre dimension de l'agir humain. Nous avons montré ensuite que pour compenser cette fragilité, une coopération était nécessaire sur le principe de la recherche de l'utilité maximale. Néanmoins cette coopération ne doit pas se réaliser aux dépens de la liberté individuelle. Nous sommes donc en mesure de conclure que le bonheur appelle la liberté comme condition fondamentale. L'espoir que chacun le trouve par lui-même autorise à maintenir un niveau maximal de liberté, sans quoi les sociétés humaines seraient à la fois privées de bonheur et de liberté.

 

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