L'inconscient recèle-t-il nos plus sombres secrets ?

Confrontation du xénomorphe et d'Ellen Ripley lors d'Alien 3 de David Fincher (1992)

    Commençons par une analyse du film Alien, de Ridley Scott de 1979.

    L'espace de l'action est un espace symbolique. Le vaisseau spatial, le Nostromo (c'est un clin d'oeil au roman éponyme de Joseph Conrad, qui raconte l'histoire d'un trésor confié à un marin valeureux qui est rongé par son secret) représente un individu, son corps comme son esprit. Il est doué d'ouvertures vers le monde extérieur (les sas, dont Ellen Ripley refuse l'accès, mais qui est violé par Ash, le mystérieux scientifique de l'équipage) et aussi d'une pièce lumineuse où est disséqué la créature "xénomorphe" (littéralement, "à forme étrange"), qui représente la raison. Le reste du vaisseau est parcouru de tuyaux, de passerelles obscures, que le spectateur découvre en même temps que les personnages. Le reste du vaisseau est inconnu, donc inconscient.

    Alien est l'histoire d'une créature étrange "autre" (c'est le sens du titre) qui entre dans le vaisseau... et finit par entrer dans le corps des cosmonautes. C'est donc l'histoire d'un espace intérieur envahit par une force extérieure. Le spectateur se rend vite compte que l'horreur vient moins de la forme étrange de la créature, que de ce que ces formes rappellent en nous, des formes organiques, sexuelles (c'est ouvertement assumé par H. R. Giger le designer suisse et par le réalisateur Ridley Scott). En effet cet être autre, qui se tapit dans l'obscurité et les conduits du vaisseau, est une partie de nous, mais une partie refoulée, censurée, indicible, indescriptible. La créature résiste à sa propre capture en répandant un sang acide qui menace l'intégrité de la coque du vaisseau.

    Au moment où l'acide se répand dans le vaisseau, une musique étrange est utilisée dans le film. Il s'agit de la musique du film de John Houston, Freud Passions secrètes (1962).

    Observons les différents comportement de l'équipage. Ils dessinent trois rapports différents au secret et à ce qui doit rester caché. 

- Il y a ceux qui acceptent l'exploration du vaisseau alien, puis qui demande que la créature cachée et secrète soit analysée par les scientifiques. Il ne respecte pas le secret qui entoure le xénomorphe, et ils ignorent que le message reçu était en réalité un avertissement et non un appel à l'aide. Ceux-là sont punis dans le déroulement de l'action du film. Ils ont voulu satisfaire leur curiosité et ne peuvent survivre à ce qu'ils découvrent.

- Ensuite, il y a Ellen Ridley, la grande héroïne de la saga, et sans doute la plus grande héroïne de l'histoire d'Hollywood. Elle respecte le secret, elle décèle que la créature mystérieuse n'est pas mystérieuse sans raison. Et surtout elle refuse d'enfreindre les règles de quarantaine. Elle rejette l'alien, et à la fin du film, elle tue la créature en l'évacuant dans l'espace. Elle est une figure ascétique, qui a le courage de se rapprocher au plus près du monstre, mais non sans protection ni sans crainte. Elle ne peut explorer les espaces confinés et obscurs que parce qu'elle reste prudente, toujours soucieuse de protéger les membres d'équipage (y compris le chat).

- Enfin, il y a celui qui comprend que le secret représente un pouvoir, qui joue de ce pouvoir. C'est le médecin Ash dont on apprend plus tard qu'il n'est pas humain et qu'il est un androïde. Il peut affronter le monstre que parce qu'il n'est pas humain. Il est fasciné même par le monstre. Dans les épisodes suivants de la saga, c'est l'inhumanité du robot ou de l'entreprise qui l'a construit qui sera sans doute la chose la plus inquiétante. Le secret est en effet instrumentalisé par Ash pour piéger les cosmonautes, de façon à conserver le xénomorphe à l'intérieur des corps et en faire la propriété de la compagnie qui l'a fabriqué, la Weyland & Yutani Corporation. Ce qui signifie que le secret qui entoure nécessairement nos désirs les plus obscurs sont aussi un puissant ressort de l'organisation sociale. 

    Si ce qui est caché nous fascine et nous terrifie n'est-ce pas parce que cela révèle quelque chose de nous, de notre propre ambiguïté, de notre propre obscurité à nous-mêmes ? Ou bien ne sommes-nous supposés traiter ce qui est caché de façon scientifique et trahir le secret pour le démystifier, pour l'affronter en plein jour – et dès lors, l'inconscient ne ferait plus peur, il serait seulement un mécanisme psychique à étudier ?

    Mais il se peut également que notre propre tentative de dévoiler les secrets de l'inconscients – même si cela n'avait pour but que d'en neutraliser les secrets et la peur qui les entoure – dévoile aussi notre propre volonté de contrôle de la psyché humaine. Ce contrôle pourrait être vertueux (soigner les traumatismes, etc.) ou au contraire, ce dévoilement de l'inconscient pourrait être motivé par des projets politiques eux-mêmes dangereux et secrets, qui visent à contrôler la représentation du monde par les humains et la représentation que les humains ont d'eux-mêmes. Alors rendre conscient ce qui était inconscient n'est plus un projet neutre, mais au contraire c'est un danger encore plus grand – et un désir encore plus sombre – auquel nous expose ce désir de ne plus reconnaître à quiconque la possibilité de cultiver sa propre part d'ombre.

    Nous présenterons d’abord l’inconscient tel qu’il apparaît du point de vue de la raison qui essaie de le maîtriser. Il est désordre et multiplicité. Dépouillé des fantasmes qu’il suscite l’inconscient ne nous apparaîtra ensuite que comme ce qui permet le fonctionnement normal de l’appareil psychique. Il n’est pas l’expression de notre ignorance radicale face à l’inconnu, mais plutôt l’ignorance consubstantielle à toute pensée qui doit ignorer ou se masquer à elle-même sa véritable origine pour pouvoir se déployer. L’hypothèse scientifique de l’inconscient est développée par Freud et sera l’objet d’une analyse du film Freud, Passions secrètes, de John Houston (1962), dont le scénario est écrit initialement par Sartre. Enfin, nous devrons tenir compte du projet politique qui accompagnait la psychanalyse, et la façon dont elle a été instrumentalisée notamment aux Etats-Unis par les descendants de Freud. Si nous pouvons déterminer le fonctionnement réel de notre esprit, et rendre conscient ce qui était caché à la conscience, nous pouvons aussi bien critiquer la civilisation et dénoncer les hypocrites moraux (comme Freud lui-même l’a fait) que de proposer un projet une typographie des esprits et leurs sensibilités à certaines stimulations et incitations. Bref, nous pouvons produire un sujet contrôlable et manipulable, et fabriquer un consentement politique.


I. Une multiplicité désordonnée.


1. Manifestation de l’inconscient dans le rêve.

    Le rêve n’est pas le même selon ses actions dans la journée, ou plus précisément selon le degré de satisfaction de ses propres désirs. Si nous nous couchons repus, nous serons assaillis d’images provenant de la partie non raisonnable de notre âme. A l’inverse si nous savons maîtriser nos désirs et nous priver de leur satisfaction, nous sommes au contact de la vérité car « l’âme entre dans un rapport plus intime avec la vérité, et les visions des songes n’ont rien de criminel. » 

        Le sommeil révèle donc la véritable nature de notre âme, il révèle si nous savons ou non nous maîtriser nous contenir. L’inconscient ici n’est donc pas ce qui est parfaitement inconnu. Car nous savons que le rêve est le signe de notre fonctionnement psychique plus général, voire de notre niveau de moralité.

    Néanmoins, les images de la partie « féroce » de notre esprit sont terrifiantes, à la fois parce qu’elles sont absolument contraires aux normes morales (sont évoqués l’inceste, le meurtre, la grandiloquence d’un homme qui se prend pour dieu) mais aussi contraires à toute distinction en générale. Une partie de notre âme semble donc excessive, incapable de comprendre et de respecter les limites. La terreur est légitime puisque ce sont les fondements de toute raison qui sont ébranlés ici. Nous cachons en nous le germe de tout Mal absolu, c’est-à-dire un désordre absolu. Plus qu’une simple ignorance, ce qui est inconscient est aussi destruction, résistance, annihilation de la connaissance (de la vérité et du bien).


2. Créature polycéphale

    Pour représenter les parties de l’âme, Platon recourt à une image. Il ne faut pas oublier que les trois parties de l’âme correspondent également aux parties de la population d’une cité. La justice étant harmonie, elle est aussi bien sentie en nous (c’est la santé) que sentie spontanément dans la cite (c’est la justice). 

    Trois parties composent l’âme : la raison, le coeur et l'appétit. Elles sont représentées par trois personnages qui sont à l'intérieur d'un "sac de peau" de forme humaine : un humain, un lion et une créature polycéphale, qui a des têtes d'animaux dangereux et d'animaux paisibles. Comment produire un équilibre entre les différentes parties ? Celui qui néglige la raison laisse en lui les deux principes contraires s'affronter : le lion et la créature polycéphale. La seule solution est que la raison puisse domestiquer le lion pour maîtriser ensuite la chimère. Ce faisant, il est possible de maîtriser la multiplicité des désirs en ne nourrissant que les animaux domestiques utiles et en affamant les animaux dangereux. 

    D'un point de vue politique, cela signifie que le roi-philosophe connaît l'harmonie dont a besoin la cité. En s'aidant des gardiens de la république, il peut maîtriser les forces désirantes de la cité : commerçants, paysans, artisans, femmes, enfants...

    Le projet de Platon n’est pas de connaître entièrement cette créature polycéphale, mais plutôt de la domestiquer, de la contrôler (la seule connaissance utile consiste à distinguer les instincts vitaux des instincts destructeurs). Les pulsions menaçantes doivent être réduites. Cette privation produit la tempérance. Mais la tempérance (et le courage) doivent servir la véritable finalité de la cité qui est la justice. 


3. La destination d'un désir conscient de sa véritable nature.

    L’amour chez Platon part bien de la chair. Mais ces désirs concrets n’ont pas d’objets stables. Ils sont multiples et désordonnés. Néanmoins, de la même façon qu’une multiplicité travaille secrètement en nous, nos désirs ne sont pas désordonnés au point de ne pas indiquer leur participation à une unité plus grande, une unité du bien. 

Celui qui veut s’y prendre comme il convient, doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. D’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’en aimer qu’un seul, et là concevoir et enfanter de beaux discours. Ensuite il doit reconnaître que la beauté qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres. Et s’il est juste de rechercher ce qui est beau en général, notre homme serait bien peu sensé de ne point envisager la beauté de tous les corps comme une seule et même chose. Une fois pénétré de cette pensée, il doit faire profession d’aimer tous les beaux corps, et dépouiller toute passion exclusive, qu’il doit dédaigner et regarder comme une petitesse. Après cela, il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, d’ailleurs accompagnée de peu d’agréments extérieurs, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu’il se plaise à y enfanter les discours qui sont le plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l’esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme ou de telle action particulière, lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau dont il me reste à parler.

PLATON, Le Banquet 

    Bien comprise, cette multiplicité peut être ramenée à une finalité commune, une tension vers un bien supérieur. Être inconscient c'est ignorer que les images que sont les corps, la beauté, les actes justes font tous signe vers un Bien unique. Tous les désirs concourent à notre perfectionnement, à condition de connaître la véritable nature du monde. Le mal – et la terreur que nous devrions ressentir devant cette créature polycéphale – vient moins des pulsions mêmes que de notre aveuglement au perfectionnement auxquelles elles participent. Nous pouvons regarder la créature polycéphale dans les yeux dès lors que nous savons à quoi nous devons aspirer, à quelle harmonie nous avons le droit de tendre.

Une leçon clinique à la Salpêtrière, d'André Bouillet (1887)


II. Connaître l’inconscient.


1. L’hypothèse naturaliste.

Schopenhauer est un grand lecteur de Platon. Mais alors que Platon suppose une destination perpétuelle de perfectionnement de soi inhérente à tout désir, Schopenhauer voit plutôt dans cette perfection la trajectoire exceptionnelle de quelques humains capables de s’élever au-dessus de leur véritable nature. La finalité en effet vers laquelle tendent nos propres pulsions semble pour le moins désespérante. En découvrant toutes ces histoires d’amour et les conflits qu’elles font naître à tous les niveaux de la société, l’observateur pessimiste doit conclure à une vaine agitation et non à un appel à la perfection. Il reconnaît le motif d’une volonté de vivre qui ne veut rien, c'est-à-dire qui ne veut rien d’autre qu’elle-même. 

Examinons justement le cas de l’amour, qui indiquait si parfaitement selon Platon notre dimension spirituelle.

L’amour se produit entre deux personnes en tant qu’attachement exclusif et spirituel. Ce qui semble le prouver est le fait qu’il ignore les éventuels défauts ou accidents physiques de l’être aimé. L’amour semble nourrir un sentiment d’admiration objective. 

On connaît son caractère passager, l’éventuel erreur qu’il peut précipiter et qu’il aggraver, mais ce n’est pas l’argument de Schopenhauer. Le philosophe pose une autre question : quelle est la finalité de cet amour ? Un platonicien pourrait répondre que l’amour se suffit à lui-même et s’épuise entièrement dans une contemplation réciproque sans contrepartie. Au contraire Schopenhauer souligne la douleur de celui ou celle qui tente de réaliser le seul amour platonicien. Il faut plus. S’admirer ne suffit pas. Que naît-il de l’amour ? Une relation sexuelle et le fruit de cette relation sexuelle : la procréation. La finalité naturelle de l’amour, si l’amour est un sentiment naturel à l’être humain doit donc être expliquée par la fin de l’amour : la procréation. Schopenhauer se lance alors dans une théorie maladroite, il faut le reconnaître. 

L’amour semble se restreindre à un seul objet, une seule personne. Mais cette élection est une ruse de la nature (notion empruntée à Kant). Ce n’est pas parce qu’il aspire à une limitation des désirs que l’amour aspire véritablement, loin de là. Cette élection n’est que l’expression d’une sélection qui a lieu de façon inconsciente par la nature elle-même. On aime l’autre parce qu’on se représente inconsciemment le fruit de notre union comme bénéfique à l’humanité, la rendant plus forte. Cet argument est repris sans imagination par beaucoup de pseudo-scientifiques évolutionnistes, qui tentent de percevoir une sélection inconsciente dans le choix de l’être aimé sur la base d’informations imperceptibles (phéromones, indices de compatibilité de système immunitaire, signes de bonnes santé et de force, etc.). 

Si la sociologie semble bien mieux expliquer les appariements amoureux, il est intéressant de reconnaître chez Schopenhauer la première idée d’une pulsion inconsciente, d’origine essentiellement sexuelle, une pulsion qui n’est pas sans finalité, puisqu’elle est une ruse pour faire accepter à l’humanité les contraintes de la reproduction. Le corps est la clé pour percevoir de l’intérieur la façon dont la vie travaille en nous, et par analogie dans le reste de la nature.

Nous saisissons en effet que la procréation n’est qu’une finalité interne à l’humanité, qui sert à la maintenir en vie en perpétuant l’espèce par delà les individus. Mais la finalité externe, la question du sens de la vie, de sa destination ultime, reste parfaitement inconnaissable. Tout ce qu’on peut connaître est qu’en nous une pulsion concourt à cette survie, mais cette survie elle-même n’a aucune destination claire. De même notre sexualité est un donné de notre existence, mais sa destination ultime n’est pas déterminée par la nature.  


2. la partie la plus médiocre et la plus superficielle.

    Dès lors, ce que rejetait Platon, à savoir le multiple qui menaçait l'unité de la raison et de la conscience, a retrouvé une réalité : cette multiplicité est l'expression de la nature. Ce n'est pas l'unité de la raison qui rend possible le corps, le tempère et l'unifie, c'est l'inverse "Notre corps n'est rien d'autre qu'un édifice d'âmes multiples" (Par delà Bien et Mal, §19). Cette multiplicité construit par elle-même son propre équilibre en faisant s'affronter ces instincts et triompher l'instinct le plus puissant – c'est ce que Nietzsche appelle la "volonté de puissance" (mais qui serait mieux traduit en français par "volonté vers la puissance"). 

    La réalité de la conscience est située au-delà de la conscience, dans ces affrontements entre instincts, dans cette multiplicité inconsciente. Nietzsche ne manque pas une occasion de moquer la prétention de la conscience d'être l'expression la plus parfaite de l'individualité. Car elle n'est qu'une construction sociale, un effet de la socialisation. C'est l'ironie nietzschéenne : les apparences d'une chose s'originent souvent dans ce qui leur est le plus contraire. La conscience et son unité sont donc une mystification aggravée par le langage, qui laisse croire à une unité fixe recouvrant la multiplicité des instincts.

    La véritable personnalité est donc inconsciente, la meilleure partie de nous-mêmes car c'est celle qui échappe à "ce qui appartient [...] à la nature de la communauté et du troupeau".

    Le récit anthropologique de Nietzsche est pourtant relativement fantaisiste (les humains sont des animaux sociaux dès l'origine, et n'ont pas à devenir sociaux). Mais cette mutation de la conscience, son évolution que Nietzsche saisit avec tant de finesse est aussi une façon d'indiquer que sa nature est trompeuse et équivoque. 

La conscience est son propre témoin mais elle ne garantit pas que nous sachions vraiment qui nous sommes. Nous ne sommes pas ce dont nous avons conscience. Au contraire, la conscience n'est qu'une partie d'un psychisme plus large, qui prétend représenter le tout du psychisme. 

Selon la vieille leçon socratique que Freud va reprendre à son compte : nous ne savons pas que nous ne savons pas. Il faut donc recommencer à se connaître soi-même, en ne prenant pas la conscience pour guide, ni en supposant une harmonie secrète entre les parties de l'âme. Au contraire, il faut repartir d'une connaissance de l'esprit à partir du seul endroit où affleure l'inconscient : à partir des manifestations de maladies psychiques.


3. Freud, passions secrètes.

Documentaire The Century of the self, d'Adam Curtis (2002)




III. Une secrète volonté de savoir.


1. Biopolitique.

    Foucault imagine (après Simone de Beauvoir) que la conscience n'est pas un principe suffisant pour établir une éthique ou une politique. On partait auparavant d'un individu conscient qui était comme tombé du ciel. La notion de personne établie par Kant est au fondement de notre droit et notre philosophie politique libérale. Mais la conscience n'apparaît pas d'elle-même autonome et parfaite, car elle est plutôt l'héritage historique d'une philosophie centré sur le sujet, qui a inventé technique pour se maîtriser et pour apprendre cette autonomie. 

    Les sciences, dont la psychanalyse (et les autres sciences cognitives) font partie, ont eu pour but de connaître l'homme. Et cette connaissance n'est pas neutre, elle sert un "assujettissement", c'est-à-dire à la fois une production de sujet et aussi un projet de contrôle des individus. Avant de permettre à chaque individu de se connaître lui-même voire de se libérer de ses propres pulsions destructrices, la psychiatrie voit le jour dans les asiles où sont regroupés les personnes qu'on juge folles ou marginales. La connaissance de l'humain poursuit donc le geste de séparation entre normal et anormal.  

    Foucault saisit dans l'histoire un moment où la science s'intéresse à l'humain comme force vivante. Le pouvoir se manifestait avant en frappant de mort. Il se manifeste désormais en aidant à vivre. L'humain est à la fois un instrument de reproduction de l'espèce, et un corps qu'il faut parvenir à maîtriser et à développer les capacités. 

    La sexualité est au croisement de ces deux préoccupations et c'est la raison selon Foucault, la sexualité est devenue le grand enjeu du biopouvoir. S'il faut dire sa sexualité, la connaître, c'est d'abord pour maintenir un contrôle sur les corps et la reproduction.

    Chez Foucault pourtant cet assujettissement n'est pas sans équivoque. L'individu est produit par les instances de contrôles que sont l'école, la médecine, l'armée, la police, la prison... où l'on théorise des formes de maîtrise des corps. Mais les pouvoirs intériorisés sont aussi bien des compétences acquises utiles pour la société (par exemple le fait de lire et compter qui rend chacun plus à même d'exercer une profession productive) que des compétences qui peuvent retournées contre cette même société (je peux utiliser ces compétences pour critiquer, connaître et envisager une autre façon de vivre). Par conséquent, l'intériorisation des micro-pouvoirs, la révélation à moi-même de mes capacités me rend aussi bien dépendant des institutions qui me les ont transmises et qui m'ont façonné que capable de m'émanciper. Mais cela signifie aussi qu'il n'y aucun refus absolu des pouvoirs qui nous traversent, aucune rebellion absolue. Toute émancipation est toujours l'expression de ces pouvoirs, simplement c'est un usage inattendu, surprenant, anormal de ces pouvoirs. Mais ces usages déviants de la norme sont également les plus libres.


2. Désublimation répressive.

    Le pouvoir n'agit pas uniquement par contrainte. Au contraire, si on prend au sérieux l'idée de biopouvoir, le pouvoir agit surtout en rendant plus facile la satisfaction de certains instincts. Ainsi la connaissance des désirs des consommateurs est l'origine de la fameuse pyramide de Maslow (qu'il ne faut pas réellement citer comme une référence dans une copie de philo). Les approches psychanalytiques, mais pas seulement, servent une maximisation de la consommation et du contrôle social (comme le montre le documentaire d'Adam Curtis)

   Marcuse appellent ce processus la désublimation répressive. Les désirs ne sont plus sublimés de la façon dont Freud l'envisageait, c'est-à-dire en les réorientant vers des fins sociales supérieures. La société capitaliste empêche la réalisation complète de l'individu et l'émancipation en fournissant aux consommateurs des satisfactions faciles, qui bloque la pulsion à un stade rudimentaire, et force une forme de régression et de docilité. Il est donc facile en utilisant Marcuse de critiquer la société de consommation et la société du spectacle : la pornographie, des histoires faciles et infantilisantes, des images naïves qui cultivent l'image d'un monde déjà taillés pour accueillir tous nos fantasmes.

    La véritable émancipation appelle donc une maîtrise de soi dans un sens peut-être plus classique, c'est-à-dire accepter une certaine privation pour retrouver le sens originel de la sublimation freudienne.

        

3. Les hypocrites moraux.

    Freud ne souhaitait pas que les forces inconscientes de l'esprit soient libérées, puisque celles-ci restaient potentiellement destructrices, incapables de vouloir la vie dans sa multiplicité, ses accidents et ses imprévus. Eros, pulsion de vie, dégénérait nécessairement en pulsion de mort, répétition, et désensibilisation. Cette conceptualisation de la pulsion de mort amorce un tournant pessimiste dans la pensée de Freud. Attention ce n'est pas à proprement parler un goût pour la mort, le suicide ou le meurtre, mais un désir d'éteindre la vie en soi. C'est le mécanisme dont nous nous servons pour composer avec les traumatismes. Freud observant son petit fils le voit jouer à jeter une bobine de fil loin de lui, puis s'amuser à tirer cette bobine à lui. Freud baptise ce jeu le "fort-da" (loin-ici) et suppose que son petit fils met symboliquement en scène par le jeu le traumatisme du départ de sa mère. En répétant ce geste, l'enfant apprend à faire baisser l'angoisse ressentie. Il apprend également à faire comme s'il pouvait maîtriser ce qui est subi.

    Mais Freud craignait tout autant, outre la déstabilisation de l'édifice psychique, un effondrement de la société par l'infiltration d'hypocrites qui utilisent la façade de la moralité pour mieux exercer leurs véritables pulsions asociales destructrices. Freud a lu Nietzsche, et lorsqu'il lui est demandé d'expliquer la guerre, il voit l'origine de la brutalité de la guerre dans une variante pathogène de la moralité. Celui qui veut la guerre s'imagine plus vertueux et pense défendre un Bien suprême. Cette crispation morale n'est que l'autre face d'une jouissance perverse causée par la satisfaction de punir ceux qui le mériteraient. 

     La véritable barbarie se situe dans cette mixte étrange que représentent ceux qui vivent au-dessus de leurs moyens psychiques. Ces personnes "hypocrites" se voient comme de belles âmes pures, alors qu'elles n'attendent en réalité qu'une occasion pour libérer leurs pulsions destructrices. Freud a en effet été témoin du fascisme. Et il lui semble qu'il ne s'agit pas seulement d'une idéologie politique, mais d'une maladie psychique, une maladie de civilisation.

   Adorno reprendra cette hypothèse en tentant de cerner à la suite d'une longue enquête empirique les traits d'une personnalité autoritaire. Autrement dit, on a tenté de comprendre quelles conditions sociales pouvaient être favorables à l'éclosion de caractères tendanciellement destructeurs et autoritaires, anti-démocratiques. Vous pouvez vous-mêmes réaliser le test ici.

    Les conditions sociales n'expliquent pas entièrement les opinions politiques. Elles forment une personnalité, un caractère, qui devient ensuite indépendant de ces conditions sociologiques initiales. Cette autonomie du caractère peut expliquer comment les individus évoluent ensuite socialement : ils ne changent pas véritablement mais ils s'adaptent et se positionnent socialement de façon à saisir des opportunités de satisfaire leurs pulsions. La personnalité autoritaire est essentiellement le résultat d'un moi faible, dominé par un surmoi écrasant. Ce déséquilibre psychique, plutôt que d'être surmonté dans une confrontation à l'autorité, se venge sur ce que le surmoi désigne comme indigne, malsain, sale, contre-nature, etc.


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