Textes : Introduction

 

 


« Connais-toi toi-même »
 

(mosaïque du Ier siècle EC Provient des excavations de l'église San Gregorio al Celio à Rome).



On me dira peut-être : « Quoi, Socrate ? Ne peux-tu donc nous débarrasser de ta présence et vivre tranquille sans discourir ? » Voilà justement ce qu’il me serait le plus difficile de faire comprendre à quelques-uns d’entre vous. Si je vous dis que ce serait désobéir au dieu et que, par conséquent, je ne peux pas m’abstenir, vous ne me croirez pas, vous penserez que je parle ironiquement. Et si je dis, d’autre part, que c’est peut-être le plus grand des biens pour un homme que de s’entretenir tous les jours soit de la vertu, soit des autres sujets dont vous m’entendez parler, lorsque j’examine les autres et moi-même, et si j’ajoute qu’une vie sans examen ne mérite pas d’être vécue, vous me croirez bien moins encore. Pourtant, juges, c’est la vérité ; seulement, il n’est pas facile de vous la faire admettre.

PLATON, Apologie de Socrate, 37e-38a


L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. […] Pour pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir, bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes » : jusqu’à ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur Polybe, pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est zététique, comme la nommaient quelques Anciens (du grec zétein, « chercher »), c’est-à-dire qu’elle est une méthode de recherche, et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en certains domaines dogmatique, c’est-à-dire décisoire. L’auteur philosophique sur lequel on s’appuie dans l’enseignement ne doit pas non plus être considéré comme le modèle du jugement, mais seulement comme une occasion de juger soi-même sur lui, et la méthode de réfléchir et de raisonner soi-même est ce dont l’étudiant recherche essentiellement la possession.

KANT, Annonce du programme des leçons du le semestre d’hiver 1765-1766, traduction de M. Fichant, Vrin, 1973, pp. 69-70.





« il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe, et fausse. »

Henri Louis Mencken (1880-1956). 


Problème 1

Une batte et une balle coûtent 1,10 dollars.

La batte coûte 1 dollar de plus que la balle.

Combien coûte la balle ?


- Le système 1 fonctionne automatiquement et rapidement avec peu ou pas d’effort et aucune sensation de contrôle délibéré.

- le système 2 accorde de l’attention aux activités mentales contraignantes qui le nécessitent, y compris des calculs complexes. Le fonctionnement du système 2 est souvent associé à l’expérience subjective de l’action, du choix et de la concentration.

Daniel Kahneman, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée (2011)





C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit, « Salut, les garçons. L’eau est bonne ? » Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait, « Tu sais ce que c’est, toi, l’eau? »

Ceci est une exigence classique du discours de remise de diplômes, le déploiement de petites histoires didactiques en forme de paraboles. Il s’avère que l’histoire est une des meilleures conventions du genre, disons une des moins connes... mais si vous craignez que je me présente comme le vieux poisson sage qui explique aux jeunes poissons ce que c’est que l’eau, n’ayez pas peur. 

Je ne suis pas le vieux poisson sage. 

La morale immédiate de cette histoire est tout simplement que les réalités les plus évidentes, les plus omniprésentes et les plus importantes, sont souvent les plus difficiles à voir et à exprimer.

Dit comme ça, ce n’est qu’une banale platitude – mais il n’empêche que, dans les tranchées d’une vie d’adulte, les banales platitudes peuvent revêtir des enjeux de vie ou de mort.

C’est en tout cas ce que je souhaite vous suggérer en ce joli matin sec. Bien sûr, ce type de discours exige de moi que je vous parle de la signification de votre enseignement universitaire pour tenter de vous expliquer en quoi la véritable valeur du diplôme que vous vous apprêtez à recevoir est humaine et pas seulement matérielle.

Parlons donc du cliché le plus répandu dans le genre du discours de remise de diplômes, à savoir qu’un enseignement universitaire ne consiste pas à vous gaver de connaissances mais plutôt à, je cite, « vous apprendre à penser ». Si vous êtes comme moi quand j’étais étudiant, vous n’aimez pas entendre ça et vous vous sentez presque insultés par l’assertion d’après laquelle vous avez besoin qu’on vous apprenne à penser, dans la mesure où votre admission dans un établissement de cette qualité semble prouver que vous savez déjà penser.

Mais je vais postuler que le cliché de l’enseignement universitaire n’est, au fond, pas du tout insultant car, dans un lieu comme celui-ci, nous sommes censés recevoir une éducation à la pensée qui ne s’adresse pas avant tout à la capacité de penser, mais au choix de ce à quoi penser. Si votre complète liberté de choix quant à l’objet de vos pensées vous semble bien trop évidente pour qu’on perde notre temps à en parler, je vous demanderai de penser aux poissons et à l’eau et de mettre quelques petites minutes entre parenthèses votre scepticisme concernant la valeur des évidences.

Voici une nouvelle petite histoire didactique.

C’est l’histoire de deux types assis dans un bar en plein milieu des étendues sauvages d’Alaska. L’un est croyant, l’autre est athée, et ils débattent de l’existence de Dieu avec cette intensité particulière qui s’installe aux environs de la quatrième bière. Et l’athée dit, « Écoute, c’est pas comme si j’avais aucune raison fondée de ne pas croire en Dieu. C’est pas comme si j’avais jamais essayé tous ces trucs de prière et de Dieu. Tiens, le mois dernier, un blizzard atroce m’a éloigné du camp, je voyais rien, j’étais paumé, il faisait moins cinquante, et alors je l’ai fait, j’ai essayé : je me suis mis à genoux dans la neige et j’ai crié, “Mon Dieu, s’il y a un Dieu, je suis perdu dans le blizzard, je vais mourir si vous ne m’aidez pas !” » Et là, dans le bar, le croyant regarde l’athée, perplexe : « Alors tu dois y croire, maintenant, il dit. Après tout t’es là, bien vivant. » L’athée lève les yeux au ciel comme si le croyant était un crétin : « Non mon pote, tout ce qui s’est passé, c’est que deux Eskimos sont passés par là et m’ont indiqué la direction du camp. »

Il est facile de passer cette histoire au filtre d’analyse classique des sciences humaines : une expérience rigoureusement identique peut signifier deux choses totalement différentes pour deux personnes différentes, selon leurs différentes structures de croyances et leurs manières de construire les significations à partir de l’expérience.

Vu que nous sommes attachés à la tolérance et à la diversité des croyances, à aucun moment nous n’affirmerons dans notre analyse de sciences humaines que l’interprétation d’un des types est vraie et que celle de l’autre est fausse ou mauvaise.

Et c’est très bien, sauf que nous ne nous demanderons jamais non plus d’où viennent ces structures de croyances individuelles, c’est-à-dire, d’où elles viennent à l’intérieur de ces deux types.

                David Foster Wallace, C’est de l’eau, Quelques pensées, exprimées en une occasion significative, pour vivre sa vie avec compassion

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé


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