Texte : La science peut-elle nous débarrasser de nos croyances ?
Dali, La Persistance de la mémoire, 1931.
Prenons par exemple cet objet, là-bas, sur le mur. Pour vous et pour moi, c’est une horloge et pourtant aucun de nous n’a vu le mécanisme caché qui fait que c’est bien une horloge. Nous acceptons cette idée comme vraie, sans rien faire pour la vérifier. Si la vérité est essentiellement un processus de vérification, ne devrions-nous pas regarder comme nées avant terme des vérités non vérifiées comme celle-ci ? Non, car elles forment l’écrasante majorité des vérités qui nous font vivre. Tout « passe », tout compte également, en fait de vérification, qu’elle soit directe ou qu’elle ne soit qu’indirecte. Que le témoignage des circonstances soit suffisant, et nous marchons sans avoir besoin du témoignage de nos yeux. Quoique n’ayant jamais vu le Japon, nous admettons tous qu’il existe, parce que cela nous réussit d’y croire, tout ce que nous savons se mettant d’accord avec cette croyance, sans que rien se jette à la traverse ; de même, nous admettons que l’objet en question est une horloge. Nous nous en servons comme d’une horloge, puisque nous réglons sur lui la durée de cette leçon. Dire que notre croyance est vérifiée, c’est dire, ici, qu’elle ne nous conduit à aucune déception, à rien qui nous donne un démenti. Que l’existence des rouages, des poids et du pendule soit vérifiable, c’est comme si elle était vérifiée. Pour un cas où le processus de la vérité va jusqu’au bout, il y en a un million dans notre vie où ce processus ne fonctionne qu’ainsi, à l’état naissant. Il nous oriente vers ce qui serait une vérification ; nous mène dans ce qui est l’entourage de l’objet ; alors, si tout concorde parfaitement, nous sommes tellement certains de pouvoir vérifier que nous nous en dispensons ; et les événements, d’ordinaire, nous donnent complètement raison.
En fait, la vérité vit à crédit la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances « passent » comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits – sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique.
JAMES, Le Pragmatisme (1906-1907)
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit.
BACHELARD, La Formation de l'Esprit Scientifique, Chap. I, §. I
Une illusion n'est pas la même, chose qu'une erreur, une illusion n'est pas non plus nécessairement une erreur. L'opinion d'Aristote, d'après laquelle la vermine serait engendrée par l'ordure — opinion qui est encore celle du peuple ignorant —, était une erreur ; de même l'opinion qu'avait une génération antérieure de médecins, et d'après laquelle le tabès aurait été la conséquence d'excès sexuels. Il serait impropre d'appeler ces erreurs des illusions, alors que c'était une illusion de la part de Christophe Colomb, quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime des Indes. La part de désir que comportait cette erreur est manifeste. On peut qualifier d'illusion l'assertion de certains nationalistes, assertion d'après laquelle les races indo-germaniques seraient les seules races humaines susceptibles de culture, ou bien encore la croyance d'après laquelle l'enfant serait un être dénué de sexualité, croyance détruite pour la première fois par la psychanalyse. Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains ; elle se rapproche par là de l'idée délirante en psychiatrie, mais se sépare aussi de celle-ci, même si l'on J ne tient pas compte de la structure compliquée de l'idée délirante.
FREUD, L’Avenir d’une illusion.
Or, en réfléchissant attentivement à ces choses, j’ai découvert que toutes les sciences qui ont pour but la recherche de l’ordre et de la mesure, se rapportent aux mathématiques, qu’il importe peu que ce soit dans les nombres, les figures, les astres, les sons ou tout autre objet qu’on cherche cette mesure, qu’ainsi il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’on peut trouver sur l’ordre et la mesure, prises indépendamment de toute application à une matière spéciale, et qu’enfin cette science est appelée d’un nom propre, et depuis longtemps consacré par l’usage, savoir les mathématiques, parce qu’elle contient ce pourquoi les autres sciences sont dites faire partie des mathématiques. (…) C’est pourquoi j’ai cultivé jusqu’à ce jour, autant que je l’ai pu, cette science mathématique universelle, de sorte que je crois pouvoir me livrer à l’avenir à des sciences plus élevées, sans craindre que mes efforts soient prématurés.
DESCARTES, Règles de l’esprit.
Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d’autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu’elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme l’expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent.
Mais si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu’à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l’en séparer.
C’est donc au moins une question qui exige encore un examen plus approfondi et que l’on ne saurait résoudre du premier coup d’œil, que celle de savoir s’il y a une connaissance de ce genre, indépendante de l’expérience et même de toutes les impressions des sens. De telles connaissances sont appelées a priori et on les distingue des empiriques qui ont leur source a posteriori, à savoir dans l’expérience.
KANT, Critique de la raison pure (1787), Introduction, seconde édition.
Le premier qui démontra le triangle isocèle (qu'il s'appelât Thalès ou comme l'on voudra) eut une révélation ; car il trouva qu'il ne devait pas suivre pas à pas ce qu'il voyait dans la figure, ni s'attacher au simple concept de cette figure comme si cela devait lui en apprendre les propriétés, mais qu'il lui fallait réaliser (ou construire) cette figure, au moyen de ce qu'il y pensait et s'y représentait lui-même a priori par concepts (c'est-à-dire par construction), et que, pour savoir sûrement quoi que ce soit a priori, il ne devait attribuer aux choses que ce qui résulterait nécessairement de ce que lui-même y avait mis, conformément à son concept.
La Physique arriva bien plus lentement à trouver la grande voie de la science ; il n'y a guère plus d'un siècle et demi en effet que l'essai magistral de l'ingénieux Bacon de Verulam en partie provoqua et en partie, car on était déjà sur sa trace, ne fit que stimuler cette découverte qui, tout comme la précédente, ne peut s'expliquer que par une révolution subite dans la manière de penser. Je ne veux considérer ici la Physique qu'en tant qu'elle est fondée sur des principes empiriques.
Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.
Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.
KANT, Critique de la Raison Pure.
La science galiléenne ne produit pas seulement un bouleversement sur le plan théorique, elle va façonner notre monde, délimitant une nouvelle époque de l’histoire, la modernité. A la différence des autres civilisations (…) la modernité résulte d’une décision intellectuelle clairement formulée et dont le contenu est parfaitement intelligible. C’est la décision de comprendre, à la lumière de la connaissance géométrico-mathématique, un univers réduit désormais à un ensemble objectif de phénomènes matériels (…) le présupposé galiléen <est> l’a priori de la modernité. Dès lors il devient possible de déduire les traits essentiels de celle-ci. Et le premier d’entre eux notamment, cette divergence inconcevable du savoir et de la culture. Il suffit pour cela de prendre la mesure de la réduction galiléenne. Ecarter de la réalité des objets leurs qualités sensibles, c’est éliminer du même coup notre sensibilité, l’ensemble de nos impressions, de nos émotions, de nos désirs et de nos passions, de nos pensées, bref notre subjectivité toute entière qui fait la substance de notre vie. C’est donc (…) cette vie qui fait de nous des vivants, qui se trouve dépouillée de toute réalité véritable, réduite à une apparence. Le baiser qu’échange les amants n’est qu’un bombardement de particules microphysiques.
Michel HENRY, La Barbarie.
Partout où l'occasion m'en a été donnée, j'ai eu soin d'écarter les préjugés qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il reste encore beaucoup de préjugés qui pouvaient et peuvent empêcher encore - et même au plus haut point - les hommes de saisir l'enchaînement des choses comme je l'ai expliqué, j'ai pensé qu'il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l'examen de la raison. D'ailleurs, tous les préjugés que j'entreprends de signaler ici dépendent d'un seul : les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et bien plus, ils considèrent comme certain que Dieu lui-même dispose tout en vue d'une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue de l'homme, mais il a fait l'homme pour en recevoir un culte.
C'est donc ce seul préjugé que je considérerai d'abord, en cherchant en premier lieu pourquoi la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé et pourquoi ils sont tous naturellement enclins à l'adopter ; j'en montrerai ensuite la fausseté, et enfin je montrerai comment en sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et au blâme, à l'ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et aux autres choses de même genre.
Ce n'est cependant pas le moment de déduire ces choses de la nature de l'esprit humain. Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D'où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu'ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer (appetere) et à vouloir, parce qu'ils les ignorent. Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, c'est-à-dire en vue de l'utile qu'ils désirent ; d'où il résulte qu'ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales des choses une fois achevées, et que, dès qu'ils en ont connaissance, ils trouvent le repos, car alors ils n'ont plus aucune raison de douter.
S'ils ne peuvent avoir connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu'à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins qui les déterminent d'habitude à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement, d'après leur naturel propre, celui d'autrui. En outre, ils trouvent en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s'alimenter, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc par considérer toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu'il y a quelqu'un d'autre qui a agencé ces moyens à leur usage.
Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu'ils ont l'habitude d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux. D'où il résulta que chacun d'eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu l'aimât plus que tous les autres et mît la Nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité.
Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire qui ne soit à l'usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela nous conduit ! Parmi tant d'avantages qu'offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d'inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine l'irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l'expérience s'inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d'infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n'ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l'usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d'ignorance, que de ruiner toute cette construction et d'en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffi pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s'occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité.
SPINOZA, Ethique, livre I, Appendice.
Aussi nous est-il nécessaire de poser une question avant de pouvoir espérer que l'observation ou l'expérimentation puisse nous aider en quelque façon à fournir une réponse. Ou, pour exprimer cela dans les termes de la méthode des essais et erreurs, l'essai doit venir avant l'erreur ; et (…) la théorie ou hypothèse, qui est toujours avancée à titre de tentative, fait partie de l'essai, tandis que l'observation ou l'expérimentation nous aident à éliminer les théories en montrant en quoi elles sont erronées. Je ne crois pas, en conséquence, à la « méthode de généralisation », c’est-à-dire à la conception selon laquelle la science commence par des observations, d'où elle ferait dériver ses théories par quelque processus de généralisation ou d'induction. Je crois plutôt que la fonction de l'observation et de l'expérimentation est, plus modestement, de nous aider à tester nos théories et à éliminer celles qui ne résistent pas aux tests; et cela, bien qu'on doive même admettre que ce processus d'élimination ne met pas seulement la spéculation théorique en échec, mais aussi la stimule à essayer encore - et souvent à se fourvoyer encore, et à être réfutée encore, par des observations et des expérimentations nouvelles. » (…)
Le résultat des tests est la sélection des hypothèses qui ont résisté aux épreuves, au moyen de l'élimination de celles qui ne l'ont pas fait, et qui ont en conséquence été rejetées. Il est important de se rendre compte des conséquences de cette conception. Ce sont celles-ci : tous les tests peuvent être interprétés comme des tentatives d'élimination des théories fausses - des essais pour découvrir les points faibles d'une théorie, afin de la rejeter si elle est falsifiée. On estime parfois que cette conception est paradoxale; notre but, dit-on, est d'établir des théories, non pas d'éliminer celles qui sont fausses. Mais précisément parce que notre but est d'établir des théories du mieux que nous le pouvons, nous devons les tester aussi sévèrement que nous le pouvons; c'est-à-dire que nous devons essayer de les mettre en défaut, de les réfuter. Ce n'est que si nous ne pouvons pas les réfuter, en dépit des plus grands efforts, que nous pouvons dire qu'elles ont résisté aux tests les plus sévères. C'est la raison pour laquelle la découverte d'exemples qui confirment une théorie a très peu de signification, si nous n'avons pas essayé, sans succès, de découvrir des réfutations. Car si nous ne prenons pas une attitude critique, nous trouverons toujours ce que nous désirons: nous rechercherons, et nous trouverons, des confirmations; nous éviterons, et nous ne verrons pas, tout ce qui pourrait être dangereux pour nos théories favorites. De cette façon, il n'est que trop aisé d'obtenir ce qui semble une preuve irrésistible en faveur d'une théorie qui, si on l'avait approchée d'une façon critique, aurait été réfutée. Afin de faire fonctionner la méthode de sélection par élimination, et de garantir que seules les théories les plus convenables survivent, leur lutte pour la vie doit être rendue sévère.
Popper, Misère de l’historicisme, 1945.
Léon Lhermitte, La Leçon de Claude Bernard.
Mais l’homme ne se borne pas à voir ; il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l’observation lui a révélé l’existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu’il en tire, les contrôle les uns par les autres. C’est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, l’expérience, et c’est le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous. Dans le sens philosophique, l’observation montre et l’expérience instruit. (…)
Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1°) il constate un fait ; 2°) à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3°) en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4°) de cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.
Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la Médecine expérimentale. (1865), La leçon de Claude Bernard, Léon Augustin Lhermite (1889).
Une expérience peut-elle seule décider entre deux théories concurrentes ? En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l'expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d'hypothèses; lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée. (...)
Deux hypothèses sont en présence touchant la nature de la lumière; pour Newton, pour Laplace, pour Biot, la lumière consiste en projectiles lancés avec une extrême vitesse; pour Huygens, pour Young, pour Fresnel, la lumière consiste en vibrations dont les ondes se propagent au sein d'un éther; ces deux hypothèses sont les seules dont on entrevoie la possibilité; (...) Suivons la première hypothèse; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'eau que dans l'air; suivons la seconde; elle nous annonce que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau. Montons l'appareil de Foucault; mettons en mouvement le miroir tournant; sous nos yeux, deux taches lumineuses vont se former, l'une incolore, l'autre verdâtre. La bande verdâtre est-elle à gauche de la bande incolore ? C'est que la lumière marche plus vite dans l'eau que dans l'air, c'est que l'hypothèse des ondulations est fausse. La bande verdâtre, au contraire, est-elle à droite de la bande incolore ? C'est que la lumière marche plus vite dans l'air que dans l'eau, c'est que l'hypothèse de l'émission est condamnée. Nous plaçons l'oeil derrière la loupe qui sert à examiner les deux taches lumineuses, nous constatons que la tache verdâtre est à droite de la tache incolore; le débat est jugé; la lumière n'est pas un corps; c'est un mouvement vibratoire propagé par l'éther; l'hypothèse de l'émission a vécu; l'hypothèse des ondulations ne peut être remise en doute; l'expérience cruciale en a fait un nouvel article du Credo scientifique.
(...) On se tromperait en attribuant à l'expérience de Foucault une signification aussi simple et une portée aussi décisive; ce n'est pas entre deux hypothèses, l'hypothèse de l'émission et l'hypothèse des ondulations, que tranche l'expérience de Foucault; c'est entre deux ensembles théoriques dont chacun doit être pris en bloc, entre deux systèmes complets, l'Optique de Newton et l'Optique d'Huygens. (...)
La contradiction expérimentale n'a pas, comme la réduction à l'absurde employée par les géomètres, le pouvoir de transformer une hypothèse physique en une vérité incontestable; pour le lui conférer, il faudrait énumérer complètement les diverses hypothèses auxquelles un groupe déterminé de phénomènes peut donner lieu; or le physicien n'est jamais sûr d'avoir épuisé toutes les suppositions imaginables; la vérité d'une théorie physique ne se décide pas à croix ou pile.
DUHEM, La Théorie physique.
« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme l'existence de l'espace, du temps, des mouvements, des nombres, est aussi ferme qu'aucune connaissance donnée par nos raisonnements. Et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. (…) (Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi inutile et ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. »
PASCAL, Pensées, pensée n° 282, éd. Brunschvicg
Dans son essai The End of Theory, Chris Anderson, le rédacteur en chef de Wired, affirme que des quantités inconcevables de données rendront la théorie totalement inutile : « Des entreprises comme Google, qui ont grand dans une ère de gigantesque masse de données, n'ont pas aujourd'hui à trancher en faveur de modèles erronés. Elles n'ont même plus à se décider en faveur de quelque modèle que ce soit'. » La psychologie ou la sociologie propulsées par les données ouvrent selon lui la possibilité de prédire et de piloter avec précision le comportement humain. Les théories seront, selon lui, remplacées par des comparaisons de données directes : « C'en est fini de toute théorie du comportement humain, de la linguistique à la sociologie. Oubliez la taxonomie, l'ontologie, mais aussi la psychologie. Qui peut bien dire pourquoi les gens font ce qu'ils font? Ils le font, tout simplement, et nous pouvons le suivre et le mesurer avec une précision sans précédent. Quand il y a suffisamment de données, les nombres parlent d'eux-mêmes ! »
En réalité, Big Data n'explique rien du tout. La seule chose que l'on puisse tirer de Big Data, ce sont des corrélations entre les choses. Or les corrélations sont la forme la plus primitive du savoir. Avec elle, on ne comprend rien. Big Data n'est pas capable d'expliquer pourquoi les choses se comportent ainsi les unes par rapport aux autres. On ne produit ni relations causales ni relations conceptuelles. Le Pourquoi cela ? est totalement remplacé par le C'est comme ça ! aconceptuel.
La théorie comme récit dessine un ordre des choses qui met celles-ci en relation et explique, de la sorte, pourquoi elles se comportent ainsi les unes avec les autres. Elle développe des liens conceptuels qui rendent les choses compréhensibles. Contrairement au Big Data, elle nous offre la forme suprême du savoir, c'est-à-dire la compréhension. Elle représente une forme conclusive, qui conçoit les choses en soi et les rend de ce fait même compréhensibles. Big Data, en revanche, est totalement ouvert. La théorie, comme forme conclusive, intègre les choses dans un cadre conceptuel et les rend ainsi préhensibles. La fin de la théorie signifie au bout du compte les adieux au concept comme esprit. L'intelligence artificielle n'a aucun besoin de concept. L'intelligence n'est pas l'esprit. Seul l'esprit est capable de produire un nouvel ordre des choses, de produire un nouveau récit. L'intelligence calcule et compte. Mais l'esprit raconte. Les sciences humaines propulsées par des données ne sont pas des sciences de l'esprit, mais des sciences des données. Les données chassent l'es-prit. La connaissance des données se situe au point zéro de l'esprit. Dans un monde saturé de données et d'informations, la faculté narrative s'atrophie. Ainsi, on forme plus rarement des théories, mieux, on les ose plus rarement.
Byung-Chal HAN, La crise dans le récit, 2023.
Imaginons alors une humanité primitive et des sociétés rudimentaires. Pour assurer à ces groupements la cohésion voulue, la nature disposerait d'un moyen bien simple : elle n'aurait qu'à doter l'homme d'instincts appropriés. Ainsi fit-elle pour la ruche et pour la fourmilière. Son succès fut d'ailleurs complet : les individus ne vivent ici que pour la communauté. Et son travail fut facile, puisqu'elle n'eut qu'à suivre sa méthode habituelle : l'instinct est en effet coextensif à la vie, et l'instinct social, tel qu'on le trouve chez l'insecte, n'est que l'esprit de subordination et de coordination qui anime les cellules, tissus et organes de tout corps vivant. Mais c'est à un épanouissement de l'intelligence, et non plus à un développement de l'instinct, que tend la poussée vitale dans la série des vertébrés. Quand le terme du mouvement est atteint chez l'homme, l'instinct n'est pas supprimé, mais il est éclipsé; il ne reste de lui qu'une lueur vague autour du noyau, pleinement éclairé on plutôt lumineux, qu'est l'intelligence. Désormais la réflexion permettra à l'individu d'inventer, à la société de progresser. Mais, pour que la société progresse, encore faut-il qu'elle subsiste. Invention signifie initiative, et un appel à l'initiative individuelle risque déjà de compromettre la discipline sociale. Que sera-ce, si l'individu détourne sa réflexion de l'objet pour lequel elle est faite, je veux dire de la tâche à accomplir, à perfectionner, à rénover, pour la diriger sur lui-même, sur la gêne que la vie sociale lui impose, sur le sacrifice qu'il fait à la communauté ? Livré à l'instinct, comme la fourmi ou l'abeille, il fût resté tendu sur la fin extérieure à atteindre ; il eût travaillé pour l'espèce, automatiquement, somnambuliquement. Doté d'intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu'à vivre agréablement. Sans doute un raisonnement en forme lui démontrerait qu'il est de son intérêt de promouvoir le bonheur d'autrui ; mais il faut des siècles de culture pour produire un utilitaire comme Stuart Mill, et Stuart Mill n'a pas convaincu tous les philosophes, encore moins le commun des hommes. La vérité est que l'intelligence conseillera d'abord l'égoïsme. C'est de ce côté que l'être intelligent se précipitera si rien ne l'arrête. Mais la nature veille. Tout à l'heure, devant la barrière ouverte, un gardien avait surgi, qui interdisait l'entrée et repoussait le contrevenant. Ici ce sera un dieu protecteur de la cité, lequel défendra, menacera, réprimera. L'intelligence se règle en effet sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu'on appelle les souvenirs. Puisque l'instinct n'existe plus qu'à l'état de trace ou de virtualité, puisqu'il n'est pas assez fort pour provoquer des actes ou pour les empêcher, il devra susciter une perception illusoire ou tout au moins une contrefaçon de souvenir assez précise, assez frappante, pour que l'intelligence se détermine par elle. Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence.
Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion.
Toutes les fois où nous délibérons pour savoir comment nous devons agir, il y a une voix qui parle en nous et qui nous dit : voilà ton devoir. Et quand nous avons manqué à ce devoir qui nous a été ainsi présenté, la même voix se fait entendre, et proteste contre notre acte. Parce qu'elle nous parle sur le ton du commandement, nous sentons bien qu'elle doit émaner de quelque être supérieur à nous ; mais cet être, nous ne voyons pas clairement qui il est ni ce qu'il est. C'est pourquoi l'imagination des peuples, pour pouvoir s'expliquer cette voix mystérieuse, dont l'accent n'est pas celui avec lequel parle une voix humaine, l'imagination des peuples l'a rapportée à des personnalités transcendantes, supérieures à l'homme, qui sont devenues l'objet du culte, le culte n'étant en définitive que le témoignage extérieur de l'autorité qui leur était reconnue. Il nous appartient, à nous, de dépouiller cette conception des formes mythiques dans lesquelles elle s'est enveloppée au cours de l'histoire, et, sous le symbole, d'atteindre la réalité. Cette réalité, c'est la société. C'est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et l'exprime ; quand notre conscience parle, c'est la société qui parle en nous. Or, le ton dont elle nous parle est la meilleure preuve de l'autorité exceptionnelle dont elle est investie.
Durkheim, L'éducation morale, 1902-1903.
Le fondement de la critique irréligieuse est : c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.
L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.
MARX, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844).
Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d'espace qualitativement différentes des autres. "N'approche pas d'ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte" (Exode, III, 5). Il y a donc un espace sacré, et par conséquent "fort", significatif, et il y a d'autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphes. Plus encore : pour l'homme religieux, cette non-homogénéité spatiale se traduit par l'expérience d'une opposition entre l'espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l'étendue informe qui l'entoure. (…)
Pas plus que l'espace, le Temps n'est, pour l'homme religieux, homogène ni continu. Il y a les intervalles de Temps sacré, le temps des fêtes (en majorité, des fêtes périodiques) ; il y a, d'autre part, le Temps profane, la durée temporelle ordinaire dans laquelle s'inscrivent les actes dénués de signification religieuse. Entre ces deux espèces de Temps, il existe, bien entendu, une solution de continuité ; mais, par le moyen des rites, l'homme d'abord : le Temps sacré est par sa nature même réversible, dans le sens qu'il est, à proprement parler, un Temps mythique primordial rendu présent. Toute fête religieuse, tout Temps liturgique, consiste dans la réactualisation d'un événement sacré qui a eu lieu dans un passé mythique, au commencement.
Participer religieusement à une fête implique que l'on sort de la durée temporelle "ordinaire" pour réintégrer le Temps mythique réactualisé par la fête même. Le Temps sacré est par suite indéfiniment récupérable, indéfiniment répétable.
Mircéa ELIADE
Le Sacré et le Profane, éd. Gallimard, coll. folio essais, p. 63
L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision.
D'où une nouvelle question : ce processus de désenchantement réalisé au cours des millénaires de la civilisation occidentale et, plus généralement, ce « progrès » auquel participe la science comme élément et comme moteur, ont-ils une signification qui dépasse cette pure pratique et cette pure technique ? Ce problème a été exposé avec la plus grande vigueur dans l'œuvre de Léon Tolstoï. Il y est arrivé par une voie qui lui est propre. L'ensemble de ses méditations se cristallisa de plus en plus autour du thème suivant : la mort est-elle ou non un événement qui a un sens ? Sa réponse est que pour l'homme civilisé [Kulturmensch] elle n'en a pas. Et elle ne peut pas en avoir, parce que la vie individuelle du civilisé est plongée dans le « progrès » et dans l'infini et que, selon son sens immanent, une telle vie ne devrait pas avoir de fin. En effet, il y a toujours possibilité d’un nouveau progrès pour celui qui vit dans le progrès; aucun de ceux qui meurent ne parvient jamais au sommet puisque celui-ci est situé dans l'infini. Abraham ou les paysans d'autrefois sont morts « vieux et comblés par la vie » parce qu'ils étaient installés dans le cycle organique de la vie, parce que celle-ci leur avait apporté au déclin de leurs jours tout le sens qu'elle pouvait leur offrir et parce qu'il ne subsistait aucune énigme qu'ils auraient encore voulu résoudre. Ils pouvaient donc se dire « satisfaits » de la vie. L'homme civilisé au contraire, placé dans le mouvement d'une civilisation qui s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, peut se sentir « las » de la vie et non pas « comblé » par elle. En effet il ne peut jamais saisir qu'une infime partie de tout ce que la vie de l'esprit produit sans cesse de nouveau, il ne peut saisir que du provisoire et jamais du définitif. C'est pourquoi la mort est à ses yeux un événement qui n'a pas de sens. Et parce que la mort n'a pas de sens, la vie du civilisé comme telle n'en a pas non plus, puisque du fait de sa « progressivité » dénuée de signification elle fait également de la vie un événement sans signification. Dans les dernières oeuvres de Tolstoï on trouve partout cette pensée qui donne le ton à son art.
Max Weber, « Le métier et la vocation de savant », Le savant et le politique (1919).
Notre civilisation a pour caractéristique d'avoir érodé ces certitudes immédiates. Il semble évident qu'elles ne peuvent plus nous apparaître aussi « naïvement » qu'au temps de Jérôme Bosch. Sous une forme atténuée, nous conservons cependant quelque chose d'analogue. Je songe à la façon dont la vie morale et spirituelle tend à se manifester dans certains milieux. Tout en demeurant conscient qu'il existe plusieurs options, il est possible que dans le milieu auquel on appartient, la croyance ou l'incroyance puisse s'imposer comme la plus plausible. Autrement dit, vous savez qu'il existe d'autres options et, si l'une d'entre elles retient votre attention, vous pouvez y réfléchir et lutter pour frayer un chemin jusqu'à elle. Dans un tel cas de figure, vous rompez avec votre communauté de croyance pour devenir athée ou inversement. Reste qu'une option se présente toujours, en quelque sorte, comme l'option par défaut.
De ce point de vue, un changement gigantesque est survenu dans notre civilisation. Nous n'avons pas seulement quitté une condition où la plupart des gens vivaient naïvement selon un schéma en partie chrétien et en partie lié à des esprits d'origine païenne conçu comme simple réalité pour accéder à un état où quasiment personne ne s'en révèle capable, chacun concevant son mode de vie comme une option parmi d'autres possibles. Nous apprenons tous à naviguer entre ces deux points de vue : un point de vue « engagé » qui nous conduit à vivre autant que possible la réalité qu'il dessine er un point de vue « désengagé » qui nous permet de voir que nous nous situons dans une perspective parmi d'autres possibles et avec lesquelles il nous faut coexister.
Nous sommes également passés d'une situation où la croyance était l’option par défaut, non pas seulement pour les naïfs, mais aussi pour ceux qui connaissaient, envisageaient et discutaient l’athéisme, à une situation où, pour de plus en plus de gens, le schéma de non-croyance apparaît de prime abord comme étant le seul plausible. Ils ne peuvent pas accéder, au sens où leurs ancêtres pouvaient être naïvement des croyants à demi païens, à une forme d'athéisme « naïf », mais la plausibilité que possède cette option fait qu'il est difficile d'imaginer que des personnes puissent ne pas la faire leur. À tel point d'ailleurs que l'on peur être tentés de recourir à des théories plutôt frustes pour expliquer la croyance religieuse : les croyants auraient peur de l'incertitude, de l'inconnu, ils sont faibles, perclus de culpabilité, etc.
Charles TAYLOR, L’Âge séculier.
La science est d'origine en conflit avec les récits. A l'aune de ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu'elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu'elle cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C'est alors qu'elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s'est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l'Esprit, l'herméneutique du sens, l'émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d'appeler « moderne » la science qui s'y réfère pour se légitimer. C'est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d'un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s'inscrit dans la perspective d'une unanimité possible des esprits raisonnables : c'était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu'en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l'histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité.
En simplifiant à l'extrême, on tient pour « postmoderne » l'incrédulité à l'égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose. A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l'institution universitaire qui dépendait d'elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d'éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis. Chacun de nous vit aux carrefours de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas des combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables. (…)
Dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d’information. On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n'est pas ainsi traduisible sera délaissé, et que l'orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine. Les « producteurs » de savoir comme ses utilisateurs doivent et devront avoir les moyens de traduire dans ces langages ce qu'ils cherchent les uns à inventer, les autres à apprendre. Les recherches portant sur ces machines interprètes sont déjà avancées. Avec l'hégémonie de l'informatique, c'est une certaine logique qui s'impose, et donc un ensemble de prescriptions portant sur les énoncés acceptés comme « de savoir ».
On peut dès lors s'attendre à une forte mise en extériorité du savoir par rapport au « sachant », à quelque point que celui-ci se trouve dans le procès de connaissance. L'ancien principe que l'acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l'esprit, et même de la personne, tombe et tombera davantage en désuétude. Ce rapport des fournisseurs et des usagers de la connaissance avec celle-ci tend et tendra à revêtir la forme que les producteurs et les consommateurs de marchandises ont avec ces dernières c'est-à- dire la forme valeur. Le savoir est et sera produit pour être vendu, et il est et sera consommé pour être valorisé dans une nouvelle production : dans les deux cas, pour être échangé. Il cesse d'être à propre fin, il perd sa « valeur d'usage ».
Jean François LYOTARD, La Condition postmoderne, 1979.
C’est ce concept d’objectivité qui est au coeur de la philosophie empiriste de Sandra Harding. Ses travaux représentent la tentative la plus ambitieuse de refondation épistémologique des sciences depuis une perspective féministe. Héritière des premières épistémologies du positionnement ou du point de vue, Harding a élaboré un nouveau concept d’objectivité, qu’elle appelle « l’objectivité forte » (strong objectivity). Ce concept lui permet de répondre à un certain nombre de critiques adressées aux épistémologies du standpoint, leur reprochant leur subjectivisme ou leur relativisme. En effet, l’idée de positionnement pourrait laisser croire que la science n’est autre qu’un ensemble de points de vue fragmentaires et situés sur le réel. Harding reprend quasiment tous les principes développés par Nancy Hartstock : la production d’une théorie à partir du vécu des femmes, le privilège épistémique accordé aux points de vue minoritaires et minorisés, le caractère situé et partiel/partial de la science dominante, l’imbrication entre savoir/pouvoir, l’idée que les productions du monde scientifique ne sont pas hors du monde social, qu’elles sont politiques. Et elle affirme : « nous n’avons pas besoin de descriptions moins objectives, et nous n’avons pas besoin de descriptions subjectives. Le problème est que nous avons eu des descriptions subjectives – ou pourrait-on dire, ethnocentriques. » Cela implique deux choses.
D’une part qu’une véritable objectivité en science implique que les positionnements politique des scientifiques doivent être « conscients et explicites quant à leur caractère historiquement et socialement situés. » (…)
D’autre part, il faut admettre que les positionnements des scientifiques ne sont pas tous également valables, c’est-à-dire également « objectifs ». Seuls qui répondent aux exigences d’une science démocratique le sont. Ainsi, Sandra Harding considère qu’« il est faux de croire que la méthode scientifique requiert l’élimination de toutes les valeurs sociales dans les processus scientifiques. » Autrement dit, Harding fonde l’objectivité scientifique sur une définition de la démocratie (…).
Elsa DORLIN, Sexe, genre et sexualités, 2008.
L’idée qu’un essai clinique « définitif » puisse régler la question de l’efficacité d’un médicament ou qu’une étude épidémiologique « définitive » puisse établir une fois pour toutes le rôle étiologique du sida passe à côté du point le plus important : une étude ne s’impose pas d’elle-même mais est au contraire une issue négociée et qui peut être activement combattue par un certain nombre des participants à la controverse. Qu’une controverse soit close dépend donc fondamentalement de la capacité des acteurs à s’affirmer comme des représentants ou des interprètes crédibles des expériences scientifique afin d’obtenir que leurs propres évaluations soient crues par les autres et que ceux-ci se rangent derrière eux.
(…)
Imaginons un scénario noir des effets en spirale des interventions de type communautaire dans la construction de la croyance dans les médicaments antiviraux – une histoire caricaturale, certes, mais qui combine des éléments souvent observés : le médicament X marche bien lors d’études préliminaires et on cite un responsable de la NIAID (National Institute of Allergy and Infectious Disease) qui déclare que X est un médicament prometteur. Les publications des associations de base des activistes médicaux écrivent que le médicament X est ce qui se fait de mieux : rapidement tout le monde veut avoir accès à X et les activistes demandent que des essais larges et rapides soient mis en oeuvre pour l’étudier. Chacun veut participer à cet essai, parce que tous croient que X peut les aider ; mais les chercheurs, eux, veulent procéder à ces essais afin de déterminer si X a une efficacité quelconque ou non. Ceux qui ne peuvent participer à l’essai demandent à bénéficier d’un accès élargi, tandis que d’autres commencent à importer X dans d’autres pays ou à le fabriquer dans des laboratoires clandestins. Comme X devient de plus en plus courant et émerge comme le traitement standard, les médecins commencent à suggérer à leurs patients qu’il faut qu’ils s’en procurent, peu importe comment. Parallèlement, les participants à l’essai X, qui craignent de recevoir le placebo ou un médicament moins bon, mélangent ou échangent leurs pilules avec les autres participants à l’essai. Puis les chercheurs qui conduisent cet essai font part d’effets potentiellement bénéfiques du traitement et les activistes font alors pression pour que X bénéficie d’une AMM (autorisation de mise sur le marché) accélérée, abandonnant le soin de l’évaluation finale de l’efficacité du traitement à de futures études de pharmacovigilance. Mais qui donc s’engagera dans de telles études alors que tout le monde croit que le médicament marche, puisque, après tout, la FDA lui a délivré une AMM et que chaque médecin le prescrit ?
Steve Epstein, Histoire du sida, La Grande révolte des malades, 1996.