Textes : Le travail peut-il justifier les inégalités ?
I. UNE EGALITE FACE A LA NATURE.
Mais il est bien évident que, de ce point de vue, c'est une condition de l'égalité arithmétique, de ne pas recevoir une part plus petite ou plus grande que celle qu'il revient, selon l'égalité de la règle, à ceux qui sont semblables ; quant à l'égalité géométrique, elle se trouve réalisée lorsque les parts sont proportionnelles aux mérites.
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, V, 3.
Il en sera de même de l'égalité, si l'on examine les personnes et les choses. Le rapport qui existe entre les objets se retrouvera entre les personnes. Si les personnes ne sont pas égales, elles n'obtiendront pas dans la façon dont elles seront traitées, l'égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d'inégalité, ont et obtiennent un traitement égal. Ajoutons que la chose est claire si l'on envisage l'ordre du mérite des parties prenantes. En ce qui concerne les partages, tout le monde est d'avis qu'ils doivent se faire selon le mérite de chacun ; toutefois, on ne s'accorde pas communément sur la nature de ce mérite, les démocrates le plaçant dans la liberté, les oligarques dans la richesse ou la naissance, les aristocrates dans la vertu.
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Livre V, 3.
Bien que les parties de l'âme soient présentes en tous ces êtres, elles y sont cependant présentes d'une, manière différente : l'esclave est totalement privé de la partie délibérative ; la femelle la possède mais démunie d'autorité ; quant à l'enfant, il la possède bien, mais elle n'est pas développée. Nous devons donc nécessairement supposer qu'il en est de même en ce qui concerne les vertus morales : tous doivent y avoir part, mais non de la même manière, chacun la possède seulement dans la mesure exigée pour remplir la tâche qui lui est personnellement assignée.
ARISTOTE, La Politique, I, 13.
Celui qui se nourrit des glands qu'il a ramassés sous un chêne, ou des pommes qu'il a cueillies aux arbres d'un bois, se les est certainement appropriés. Personne ne peut nier que ces aliments soient à lui. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses commencent à être à lui ? Lorsqu'il les a digérées, ou lorsqu'il les a mangées, ou lorsqu'il les a fait bouillir, ou lorsqu'il les a rapportées chez lui, ou lorsqu'il les a ramassées ? Il est clair que si le fait, qui vient le premier, de les avoir cueillies ne les a pas rendues siennes, rien d'autre ne le pourrait. Ce travail a établi une distinction entre ces choses et ce qui est commun; il leur a ajouté quelque chose de plus que ce que la nature, la mère commune de tous, y a mis ; et, par là, ils sont devenus sa propriété privée.
Quelqu'un dira-t-il qu'il n'avait aucun droit sur ces glands et sur ces pommes qu'il s'est appropriés de la sorte, parce qu'il n'avait pas le consentement de toute l'humanité pour les faire siens? était-ce un vol, de prendre ainsi pour soi ce qui appartenait à tous en commun ? si un consentement de ce genre avait été nécessaire, les hommes seraient morts de faim en dépit de l'abondance des choses [...]. Nous voyons que sur les terres communes, qui le demeurent par convention, c'est le fait de prendre une partie de ce qui est commun et de l'arracher à l'état où la laisse la nature qui est au commencement de la propriété, sans laquelle ces terres communes ne servent à rien. Et le fait qu'on se saisisse de ceci ou de cela ne dépend pas du consentement explicite de tous. Ainsi, l'herbe que mon cheval a mangée, la tourbe qu'a coupée mon serviteur et le minerai que j'ai déterré, dans tous les lieux où j'y ai un droit en commun avec d'autres, deviennent ma propriété, sans que soit nécessaire la cession ou le consentement de qui que ce soit. Le travail, qui était le mien, d'arracher ces choses de l'état de possessions communes où elles étaient, y a fixé ma propriété.
LOCKE, Second Traité du Gouvernement Civil, 1690.
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle de puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu'il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêtons pas à cet état primordial du travail où il n'a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté.
MARX, Le Capital, livre I, IIIe section, chapitre VIII, 1867.
En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni ; l'égalité consiste ici dans l'emploi du travail comme unité de mesure commune.
Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé ; par exemple, dans le cas présent, qu'on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l'on fait abstraction de tout le reste. D'autre part: un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et, par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal. (…)
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
Marx, Critique du programme du Gotha, 1875.
Jusqu'à ce jour, la réalité de l'objet technique a passé au second plan derrière celle du travail humain. L'objet technique a été appréhendé à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, adjuvant, ou produit du travail. Or, il faudrait, en faveur de l'homme même, pouvoir opérer un retournement qui permettrait à ce qu'il y a d'humain dans l'objet technique d'apparaître directement, sans passer à travers la relation de travail. (...) Le travail est ce par quoi l'être humain est médiateur entre la nature et l'humanité comme espèce. (...).
Au contraire, par l'activité technique, l'homme crée des médiations, et ces médiations sont détachables de l'individu qui les produit et les pense ; l'individu s'exprime en elles, mais n'adhère pas à elles; la machine possède une sorte d'impersonnalité qui fait qu'elle peut devenir instrument pour un autre homme ; la réalité humaine qu'elle cristallise en elle est aliénable, précisément parce qu'elle est détachable.
Le travail adhère au travailleur, et réciproquement, par l'intermédiaire du travail, le travailleur adhère à la nature sur laquelle il opère. L'objet technique, pensé et construit par l'homme, ne se borne pas seulement à créer une médiation entre homme et nature; il est un mixte stable d'humain et de naturel, il contient de l'humain et du naturel ; il donne à son contenu humain une structure semblable à celle des objets naturels, et permet l'insertion dans le monde des causes et des effets naturels de cette réalité humaine. La relation de l'homme à la nature, au lieu d'être seulement vécue et pratiquée de manière obscure, prend un statut de stabilité, de consistance, qui fait d'elle une réalité ayant ses lois et sa permanence ordonnée. L'activité technique, en édifiant le monde des objets techniques et en généralisant la médiation objective entre homme et nature, rattache l'homme à la nature selon un lien beaucoup plus riche et mieux défini que celui de la réaction spécifique de travail collectif. Une convertibilité de l'humain en naturel et du naturel en humain s'institue à travers le schématisme technique.
SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, 1958.
James Suzman est un anthropologue qui étudie le travail. Il note un contraste flagrant entre les modes de vie contemporains et ce qu’on sait des chasseurs-cueilleurs du passé. On pensait, sous l’influence des mythes des économistes, que les sociétés primitives étaient vouées à la famine, à la rareté, et à un travail pénible. C’est en réalité l’inverse. Ils n’ont besoin de travailler que 17 heures par semaine pour vivre bien. Ce n’est donc pas la pénurie qui aurait justifié l’entrée dans un monde inégalitaire.
« Ces gens obtiennent un retour direct et immédiat de leur travail, expliqua-t-il. Ils vont à la chasse ou à la cueillette et mangent la nourriture obtenue le jour même ou, plus rarement, les jours suivants. La nourriture n'est ni transformée de manière élaborée, ni stockée. Ils utilisent des outils et des armes relativement simples, portables, utilitaires, faciles à acquérir et à remplacer, fabriqués avec une réelle compétence mais n'impliquant pas beaucoup de travail. »
Woodburn décrit l'économie des Hadzabe comme un « système à retour immédiat », par opposition aux « systèmes à retour différé » des sociétés agricoles et industrielles. Dans les économies à retour différé, l'effort de travail est presque toujours concentré sur le gain de récompenses futures, ce qui différencie les groupes comme les Ju/'hoansi et les Bambuti non seulement des sociétés agricoles et industrialisées, mais aussi des sociétés de chasseurs-cueilleurs complexes et nombreuses comme celles qui vivent le long des eaux riches en saumon du littoral pacifique au nord-ouest de l'Amérique.
Comprendre comment certaines sociétés sont passées d'une économie à retour immédiat à une économie à retour différé, ou comment cette transition peut avoir façonné notre attitude face au travail n'étaient pas des questions qui intéressaient particulièrement Woodburn. En revanche, il était intrigué par le fait qu'aucune des sociétés fondées sur une économie à retour immédiat ne connaissait de hiérarchie ; elles n'ont ni chefs, ni dirigeants ou autres figures d'autorité institutionnelles, et elles ne toléraient aucune différence significative de richesse matérielle entre les individus. Il conclut que l'attitude des chasseurs-cueilleurs à l'égard du travail n'était pas uniquement fonction de leur confiance dans la générosité de leur environnement, mais qu'elle était également sous-tendue par des normes et des coutumes sociales qui garantissaient une répartition équitable de la nourriture et des autres ressources matérielles – en d'autres termes, que personne n'était en mesure de s'imposer au détriment d'autrui. Et parmi ces normes et ces coutumes, l’une des plus importantes était le « partage à la demande » (demand-sharing).
Nombre d'anthropologues qui séjournèrent parmi les groupes survivants de chasseurs-cueilleurs durant la seconde moitié du XXe siècle furent d'abord rassurés par les demandes sans complexes de leurs hôtes qui venaient leur réclamer de la nourriture ou des cadeaux, des outils, des casseroles, des poêles, du savon et des vêtements : ils se sentaient utiles et bienvenus dans un monde auquel ils tentaient de s'adapter, mais qui leur paraissait au départ très étranger. Cependant, ils s'agacèrent vite de voir leurs réserves de nourriture englouties, leurs boîtes de médicaments vidées de leurs pilules, sparadraps, pansements et pommades, ou de constater que des vêtements qui leur avaient appartenu quelques jours plus tôt étaient désormais portés par quelqu'un d'autre.
Ils eurent le sentiment (généralement éphémère) d'être exploités par leurs hôtes, d'autant plus que le flux leur semblait à sens unique - et à leur détriment. Ce sentiment était aiguisé par l'absence de certaines subtilités sociales auxquelles ils étaient habitués. Les chasseurs-cueilleurs, remarquèrent-ils, n'accompagnaient pas leurs demandes de « s'il vous plaît », de « mercis » ou autres gestes d'obligation et de gratitude interpersonnelles qui, dans la plupart des autres régions du monde, font partie intégrante de la demande, du don et de sa réception.
Ceux qui avaient du mal à s'adapter à ce mode de vie n'échappèrent jamais complètement au sentiment qu'on les grugeait. Mais la plupart acquirent une compréhension plus intuitive de la logique qui régissait les flux de nourriture et d'autres biens entre les individus, et ils se coulèrent dans un monde où les règles sociales régissant le don et la réception étaient, à certains égards, diamétralement opposées aux leurs.
Ils virent clairement que personne ne jugeait impoli de demander directement quelque chose à quelqu'un, mais qu'il était considéré comme extrêmement impoli de refuser une demande et que cela entraînait souvent d'amères accusations d'égoïsme, voire de la violence.
Ils comprirent que, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, tout individu possédant quelque chose susceptible d'être partagé était soumis à des demandes similaires, et que la seule raison pour laquelle on leur en adressait autant était que, même dotés de maigres budgets de recherche, ils étaient incommensurablement plus riches que n'importe lequel de leurs hôtes. En d'autres termes, dans ces sociétés, l'obligation de partager était illimitée, et la quantité de choses à donner n'était déterminée que par la quantité de choses que vous possédiez comparativement aux autres. Par conséquent, parmi les chasseurs-cueilleurs, il y avait toujours des individus particulièrement productifs qui contribuaient plus que d'autres, et des individus qu'on aurait souvent qualifiés de « pique-assiette » ou de « profiteurs » – du moins dans le langage des politiciens moralisateurs ou des économistes perplexes.
C’est notre tendance à capter de l’énergie qui a modifié notre organisation sociale.
C'est en décrivant une version de ce dernier phénomène en 1828 que Coriolis introduisit pour la première fois le mot « travail » pour décrire la force qu'il faut appliquer à un objet pour Je déplacer sur une distance particulière. (…) Le terme « travail » est désormais utilisé pour décrire tout transfert d'énergie, qu'il se déroule à l'échelle céleste quand se forment les étoiles et les galaxies, ou au niveau subatomique. La science reconnaît aussi aujourd'hui que la création de notre univers a nécessité des quantités colossales de « travail » ; que ce qui rend la vie si extraordinaire, et ce qui différencie les vivants des choses mortes, ce sont les types très inhabituels de « travail » effectués par les êtres vivants.
Ces derniers ont un certain nombre de caractéristiques que ne possèdent pas les choses inanimées, dont la plus évidente et la plus importante est qu'ils captent activement de l'énergie qu'ils utilisent pour organiser leurs atomes et leurs molécules en cellules, leurs cellules en organes et leurs organes en corps.
Ils l'utilisent aussi pour croître et se reproduire, et quand ils cessent de le faire, ils meurent. Sans énergie pour maintenir leur intégrité, ils se décomposent. Autrement dit, vivre, c'est travailler.
Grâce à la maîtrise du feu, les différentes cultures humaines ont passé moins de temps à digérer et ont réussi à mieux capter les nutriments (à titre de comparaison, les gorilles passent de 9 à 11h à digérer). Une seule bouchée de notre nourriture va nous apporter bien plus de calories que les six kilos de nourriture par jour nécessaire à un gorille. L’espèce humaine a particulièrement besoin de capter ces nutriments car le fonctionnement de notre cerveau exige beaucoup de calories. La pratique de l’agriculture entraîne donc une modification radicale de notre mode de vie.
Pour pratiquer l'agriculture, il faut se démarquer de son environnement et assumer certaines des responsabilités autrefois exclusivement dévolues aux dieux, car pour un agriculteur, un environnement n'est jamais que potentiellement productif : il doit être travaillé pour le devenir. Ainsi, les sociétés agricoles divisaient régulièrement le paysage qui les entourait en espaces culturels et naturels. Les espaces qu'elles réussissaient à rendre productifs grâce à leur travail, tels que les fermes, les cours, les greniers, les granges, les villages, les jardins, les pâturages et les champs, étaient des espaces domestiqués, des espaces culturels, tandis que ceux qui échappaient à leur contrôle immédiat étaient considérés comme des espaces sauvages et naturels. Et de manière significative des deux types d’espaces étaient souvent séparés par des clôtures, des portails, de murs, des fossés et des haies. De même les animaux qui vivaient sous leur contrôle étaient « domestiqués », tandis que ceux qui se déplaçaient librement étaient « sauvages ». Mais surtout, les agriculteurs étalent toujours conscients que pour qu'un espace reste domestique, il fallait un travail constant. Les champs qui n'étaient pas labourés étaient rapidement envahis par les mauvaises herbes, les bâtiments qui n'étaient pas correctement entretenus se délabraient et les animaux laissés sans surveillance redevenaient sauvages ou périssaient, attaqués par des prédateurs. Et bien que conscients de devoir leurs moyens de subsistance à leur capacité à exploiter des forces naturelles et à respecter les cycles saisonniers, les agriculteurs considéraient aussi que là où la nature s'immisçait dans les espaces domestiqués, elle devenait un parasite. Les plantes indésirables poussant dans un champ labouré étaient des « mauvaises herbes » et les animaux indésirables, de la « vermine ».
Parce qu'ils investissaient du travail dans leurs terres pour produire les « nécessités de la vie », les agriculteurs envisageaient leur relation avec leur environnement comme une forme de transaction, beaucoup plus que les chasseurs-cueilleurs ne l'avaient jamais fait. Alors que l'environnement providentiel de ces derniers partageait inconditionnellement ses ressources avec eux et qu'ils les partageaient à leur tour avec d'autres, les agriculteurs considéraient qu'ils échangeaient leur travail avec l'environnement contre la promesse d'une alimentation future. Dans un sens, ils estimaient que le travail accompli pour rendre la terre productive signifiait que la terre leur devait une récolte - qu'elle devenait leur débitrice.
Il n’est pas surprenant que les agriculteurs aient eu tendance à étendre le rapport travail/endettement qu’ils avaient avec leur terre aux relations interpersonnelles.
Nous avons appris de l’agriculture qu’il fallait investir des efforts et du temps pour un rendement aléatoire (une culture pouvait être facilement détruite). Nous avons donc intégré, à force de peur et de déception, l’idée d’une récompense différée, et surtout l’idée d’une rareté qui donne de la valeur à nos efforts (alors que les chasseurs-cueilleurs considéraient au contraire que la nature était abondante et qu’ils n’avaient pas besoin de se projeter dans le futur). Notre culture agricole nous a poussés à générer du surplus par peur de l’avenir. Mais ce faisant, nous avons acquis une fausse idée du rapport entre temps et effort.
La correspondance fondamentale entre le temps, l'effort et la récompense est aussi intuitive pour un chasseur-cueilleur que pour un préparateur de commande payé au SMIC qui passe sa journée à emballer des produits. Cueillir des fruits sauvages, ramasser du bois pour se chauffer et chasser le porc-épic demande du temps et des efforts. Et si les chasseurs trouvaient fréquemment du plaisir à chasser, les cueilleurs considéraient souvent leur travail comme n'étant pas plus intellectuellement gratifiant qu'une expédition dans les allées d'un supermarché pour la plupart d’entre nous. Mais il y a deux différences essentielles entre les récompenses immédiates obtenues par un chasseur-cueilleur pour son travail celles obtenues par un cuisinier qui prépare des hamburgers dans un fast-food ou par un agent de change qui effectue une opération financière. La première est que lorsque les chasseurs-cueilleurs profitent immédiatement des récompenses de leur travail sous la forme d'un repas et du plaisir de nourrir les autres, le préparateur de commandes dans son entrepôt n'obtient que la promesse d'une récompense future sous la forme d'un chèque qui peut être échangé plus tard contre quelque chose d'utile ou lui permettre de rembourser une dette. La seconde, c'est que si la nourriture n'a pas toujours été abondante pour les chasseurs-cueilleurs, le temps, lui, l'a toujours été, et par conséquent sa valeur n'a jamais été prise en compte dans leur vocabulaire précis de la rareté. Pour les chasseurs-cueilleurs, en d'autres termes, le temps ne pouvait pas être « dépensé », « budgétisé », « accumulé » ou « économisé », et s'il était possible de laisser filer une occasion ou de gâcher de l'énergie, le temps ne pouvait pas être « gaspillé », ni « perdu ».
L’idée même d’efforts et de salaires différents (entraînant des inégalités) est justifiée par ce qu’il nous reste de cette culture agricole – et ce, malgré toutes les preuves que la richesse et l’inégalité ne sont pas expliquées ou justifiées par cette culture.
Bien que l'axiome selon lequel le travail crée de la valeur soit inculqué, de gré ou de force, aux enfants du monde entier, dans l'espoir de leur façonner une saine éthique du travail, il y a peu de correspondance évidente aujourd'hui, dans les plus grandes économies du monde, entre le temps travaillé et sa récompense monétaire, à part une convention surannée selon laquelle les plus fortunés perçoivent généralement leurs revenus une fois l'an sous forme de dividendes et de primes, alors que les catégories moyennes sont rétribuées mensuellement et que les plus modestes sont payés à l'heure. D'ailleurs, les économistes ne cessent d'affirmer que la valeur est en fin de compte déterminée par les marchés et que « l'offre et la demande » ne correspondent qu'occasionnellement à l'effort de travail.
La différence entre les salaires obéit désormais à une autre logique, qui n’a plus rien à voir avec l’effort pour capter de l’énergie.
Tout cela aurait dû changer dans les années 1980, après l'entrée en vigueur de ce que certains analystes appellent aujourd'hui « le grand découplage ».
Cela n'a pas été le cas.
Pendant une grande partie du xx° siècle, la relation entre la productivité de la main-d'œuvre et les salaires, aux États-Unis et dans d'autres pays industrialisés, est restée relativement stable. Cela signifie qu'à mesure que l'économie se développait et que la productivité augmentait, les salaires augmentaient à un rythme similaire. Même si cela voulait dire que les plus riches empochaient une part plus importante des bénéfices, chacun avait au moins le sentiment de s'enrichir comme le faisait l'entreprise qui l'employait.
Mais en 1980, cette relation s'est brisée. Dans le cadre du « grand découplage », la productivité, la production et le produit intérieur brut ont tous continué à augmenter, mais la croissance des salaires s'est arrêtée pour tous, sauf pour les salariés les mieux payés. Au fil du temps, de nombreuses personnes ont commencé à remarquer que leur salaire mensuel ne leur permettait plus de consommer autant qu'auparavant, alors qu'elles faisaient le même travail dans les mêmes entreprises rentables.
Le grand découplage a mis fin aux pressions qui subsistaient encore pour faire baisser la durée de la semaine de travail. La plupart des gens ne pouvaient tout simplement pas se permettre de maintenir leur mode de vie en travaillant moins. Nombreux étaient ceux qui avaient contracté des emprunts à la consommation, ce qui, à l'époque, n'était pas très coûteux. Parmi les segments les mieux payés de la population active, le grand découplage a encouragé une augmentation nette du nombre d'heures travaillées, car les récompenses potentielles pour les plus performants ont soudainement atteint des sommets. (...)
Pour beaucoup d'autres, cependant, le grand découplage a été la première preuve claire d’une cannibalisation de la main-d'oeuvre par l'expansion technologique, et d'une concentration des richesses aux mains d'un petit nombre. Ils soulignent qu'en 1964, AT&T, le géant des telécommunications, pesait 267 milliards de dollars (en dollars actuels) et employait 758 611 personnes. Cela représentait 350000 dollars par employé. En revanche, le géant des communications d'aujourd'hui, Google, vaut 370 milliards de dollars et ne compte qu'environ 55 000 employés, soit environ 6 millions de dollars par employé.
II. DES INEGALITES INJUSTIFIABLES PAR LE TRAVAIL.
Or, en quoi consiste la dépossession du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être ; que, dans son travail, l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie ; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu’il n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas ; que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre. Dans la religion, l’activité propre à l’imagination, au cerveau, au cœur humain, opère sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère, divine ou diabolique. De même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre ; elle appartient à un autre, elle est déperdition de soi-même.
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la parure, etc. ; et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité ; ce qui est animal devient humain et ce qui est humain devient animal. Sans doute, manger, boire, procréer, etc., sont aussi des fonctions authentiquement humaines. Toutefois, séparées de l’ensemble des activités humaines, érigées en fins dernières et exclusives, ce ne sont plus que des fonctions animales.
MARX, Manuscrits de 1844 (Economie et philosophie)
Quand bien même la plupart des revendications strictement égalitaires ne sont fondées sur rien d’autre que l’envie, nous devons admettre que ce qui apparaît en surface comme la demande d’une égalité plus grande est en fait la demande d’une plus juste distribution des bonnes choses de ce monde ; demande qui découle de mobiles bien plus estimables. La plupart des gens ne s’opposent pas tellement au fait de l’inégalité en elle-même qu’au fait que les différences de récompenses ne semblent correspondre a aucune différence observable dans les mérites de ceux qui les reçoivent. À cela, on répond assez souvent que la société libre, dans l’ensemble, réalise cette justice-là. Or une telle affirmation est insoutenable si par justice on entend proportionnalité entre récompense et mérite moral. Tout essai d’étayer le plaidoyer pour la liberté avec un tel argument lui fait un tort considérable, car c’est concéder que les rémunérations matérielles devraient correspondre à des mérites reconnaissables ; et pour éluder la conclusion que les gens pourraient en tirer, cela conduit à affirmer que cette correspondance existe – ce qui est faux. L’argument convenable est que dans un système de liberté il n’est ni souhaitable ni réalisable que les rémunérations matérielles soient généralement proportionnées à ce que les hommes méritent ; et que c’est une caractéristique essentielle d’une société libre que la situation d’un individu n’ait pas de rapport nécessaire avec l’opinion de ses concitoyens sur le mérite qu’il s’est acquis.
Au premier abord, cet argument peut paraître si étrange, voire si choquant, que le lecteur voudra bien suspendre son jugement jusqu’à ce que j’aie un peu mieux expliqué la distinction entre valeur et mérite. Il m’est difficile d’être plus clair parce que le terme « mérite », seul disponible pour évoquer ce que j’ai à dire, est également employé dans un sens plus large et plus vague. J’utiliserai le terme ici exclusivement pour désigner les attributs d’une conduite digne d’éloges, c’est-à-dire le caractère moral de l’action et non pas la valeur de son résultat matériel.
Ce qui ressort de toute notre discussion est que la valeur des accomplissements ou des capacités d’un individu pour ses semblables, n’a aucun lien nécessaire avec le vrai mérite de celui-ci au sens ainsi précisé. Aux yeux des autres, les dons d’une personne, innés ou acquis, ont évidemment une valeur qui ne dépend pas de l’estime qu’ils lui portent. Un homme ne peut pas grand-chose au fait que ses talents personnels soient très communs, ou extrêmement rares. Un esprit clair ou une belle voix, un visage plaisant ou une main habile, la répartie prompte ou une personnalité séduisante – ce sont là des atouts aussi indépendants des efforts de l’intéressé, que les circonstances heureuses ou l’expérience dont il a bénéficié. Dans toutes ces situations, la valeur pour autrui des capacités ou services de la personne, et de ce qu’elle reçoit en retour, ont peu de rapport avec ce qu’on peut appeler un mérite moral ou un service rendu. Le problème est de savoir s’il est souhaitable que les gens jouissent d’avantages proportionnés aux satisfactions que leurs propres activités apportent aux autres, ou si ces avantages doivent être fondés sur la façon dont les autres jugent leurs mérites.
La rémunération au mérite implique pratiquement la référence à un mérite mesurable, à un mérite que d’autres gens puissent reconnaître et apprécier ensemble, et non pas à un mérite reconnu comme tel par un pouvoir supérieur. Un mérite mesurable en ce sens présume la possibilité de vérifier que le « méritant » a fait ce qu’une règle de conduite acceptée de l’opinion exige de lui, et que cela lui a coûté de l’effort ou de la peine. Un tel constat ne peut être dressé d’après le résultat obtenu : le mérite n’est pas une affaire de produit objectif, mais d’effort subjectif. La tentative de créer quelque chose de valeur peut être hautement méritoire mais mener à un échec complet, alors qu’une réussite totale peut résulter d’un coup de chance et n’entraîner aucun mérite. Si on sait que quelqu’un a fait de son mieux, on souhaitera le plus souvent qu’il en tire profit, sans égard au résultat ; et si on sait qu’une réalisation hautement appréciée est presque entièrement due au hasard ou à des circonstances favorables, son auteur n’en sera que médiocrement considéré.
Nous pouvons souhaiter être toujours en mesure de faire la distinction dans chaque cas spécifique. En fait, cela n’est possible que rarement. Cela suppose qu’on possède toutes les connaissances dont a disposé l’acteur, y compris celle de son art et de sa sûreté de main, de son état d’esprit, de ses sentiments, de sa capacité d’attention, de son énergie et de sa persévérance, etc. La possibilité de bien juger d’un mérite dépend donc de la présence de ces conditions, dont l’absence générale constitue le principal argument pour réclamer la liberté. C’est parce que nous désirons que les gens mettent en œuvre des connaissances que nous n’avons pas, qu’il faut à notre avis les laisser décider pour eux-mêmes. Mais dans la mesure où leurs connaissances et capacités ne sont pas connues de nous, nous ne sommes pas en état déjuger des mérites de leurs réalisations. Décider du mérite suppose la possibilité de juger si les gens ont fait de leurs capacités l’usage qu’ils devaient en faire, et d’évaluer l’effort de volonté ou d’abnégation que cela leur a coûté ; et cela suppose aussi qu’on puisse distinguer, dans leur prestation, la part de circonstances qu’ils pouvaient maîtriser, et la part de celles sur lesquelles ils ne pouvaient rien.
HAYEK, La Constitution de la liberté, chapitre 6, partie 6.
On peut raconter la même histoire de plusieurs façons, selon qu’on place l’attention sur l’entrepreneur ou sur les conditions qui ont permis sa réussite. Ces mises en récit ne sont pas innocentes. C’est ce que montre Anthony Galluzzo dans Le Mythe de l’entrepreneur (2023). Ce qui apparaît assez nettement alors est que l’entrepreneur n’est plus le seul acteur d’une histoire qu’il veut pourtant voir racontée à la première personne.
« Steven Jobs a transformé une petite entreprise lancée dans un garage à Los Altos, en Californie, en une société révolutionnaire d'un milliard de dollars, qui a rejoint les rangs du Fortune 500 en seulement cing ans, plus rapidement que toute autre entreprise dans l'histoire [.]. En partant de 200 000 dollars de vente lors de sa première année dans le garage, la société est devenue une entreprise géante avec 1,4 milliard de dollars de revenus en 1984. Ses fondateurs sont devenus des multimillionnaires et des héros populaires. » (portrait publié dans Playboy en 1985)
Juin 1975, dans les locaux de l'entreprise Hewlett-Packard. L'employé Steve Wozniak a pour habitude de traîner au bureau tard le soir. Depuis plusieurs années, il profite de la liberté et des ressources mises à disposition par l'entreprise pour travailler sur ses propres projets électroniques. Chez HP, Wozniak est concepteur de calculatrices. Celles-ci sont de véritables petits ordinateurs, dotés d'un processeur et de mémoire. Dévorant les revues d'ingénieurs et les manuels de circuits électroniques disponibles dans l'entreprise, il se tient au courant des avancées technologiques, jusqu'au jour où il dessine sa propre machine.
Wozniak a, chez HP, tout l'équipement nécessaire pour réaliser des soudures, des gravures et des tests. Il en profite pour réaliser le prototype de ce qui sera considéré par beaucoup comme le premier ordinateur personnel: l'Apple I.
Ce second récit propose un imaginaire tout différent de celui du garage : Steve Jobs n'existe plus, Steve Wozniak est le seul génie à bord, et Apple n'apparaît finalement plus que comme une excroissance de Hewlett-Packard. Mais, avant de détailler les conséquences de cette métamorphose narrative, proposons encore un autre récit.
5 mars 1975, à Menlo Park, en Californie. Deux amis, Gordon French et Fred Moore, organisent dans leur garage la première réunion du Homebrew Computer Club. Trente-deux passionnés d'informatique assistent à cette première.
French et Moore sont d'anciens membres de la People's Computer Company, un groupe militant de la bai de San Francisco travaillant à la démocratisation des ordinateurs. Le Homebrew saffirme comme une communauté anarchiste, qui se développe selon les principes de l'éthique hacker.
Celle-ci privilégie la libre circulation des informations et des programmes, dans un esprit de camaraderie, d'entraide et d'apprentissage collectif. Les réunions du Homebrew permettent à chacun de s'informer sur les rapides avancées de l'industrie des composants, de s'entraider sur des projets, de s'échanger des pièces, des plans et des programmes. Le groupe permet ainsi à Steve Wozniak, membre de la première heure, qui travaillait sur des calculatrices depuis trois ans, de raccrocher à l'actualité de l'informatique et des micro-processeurs. Ainsi inspiré par le Homebrew, il conçoit les plans de l'Apple I, qu'il photocopie et distribue gratuitement aux membres du groupe. Observant l'intérêt des membres du Homebrew pour l'ordinateur de Wozniak, Steve Jobs a l'idée de le leur vendre. (…)
Été 1976 à Los Altos, en Californie. Un jeune millionnaire de trente-trois ans, Mike Markkula, rend visite à Jobs et Wozniak dans leur garage. Ancien employé de Fairchild Semiconductor et d'Intel, ses stock-options ont fait de lui un homme riche. Il rend visite à une entreprise qu'on lui a signalée comme prometteuse. Apple n'a pour le moment vendu qu'une centaine d'ordinateurs, qu'elle a placés dans quelques-unes des boutiques d'informatique environnantes. Elle ne dégage quasiment aucun bénéfice et n'emploie aucun salarié. Sans capital, ne connaissant rien à la distribution ni au marketing, les deux Steve sont bien incapables de mobiliser les ressources nécessaires au lancement d'une production à grande échelle.
Ingénieur en génie électrique de formation, Markkula est persuadé de l'imminente émergence de l'industrie de l'ordinateur personnel. Il reprend l'entreprise en main, mobilisant tout son savoir-faire et ses réseaux. Il rédige un plan de développe-ment, puis emmène les deux Steve chez un avocat spécialisé en propriété industrielle pour faire breveter les plans de l'Apple II que Wozniak vient alors de mettre au point. Il injecte dans l'affaire go 000 dollars en fonds de roulement, négocie une ligne de crédit de 250 000 dollars à la Bank of America et ouvre l'entreprise à l'actionnariat. Par l'intermédiaire de son ancien collègue Hank Smith, il entre en contact avec Venrock, l'entreprise de capital-risque de la famille Rockefeller. Via les réseaux Intel, il attire ensuite d'autres investisseurs, dont Arthur Rock, l'un des capital-risqueurs les plus influents du pays.
Alerté, le financier californien Don Valentine, qui n'avait pas pris au sérieux les deux Steve quand ils étaient venus le voir l'année précédente, se décide à son tour à investir. Il est rejoint par Henry Singleton, dirigeant-fondateur du conglomérat Teledyne et ami de Rock. Alors qu'un premier financement se clôt en janvier 1978, le nom des investisseurs est connu et stimule l'intérêt d'un nombre croissant d'individus dans le monde de la finance. L'entreprise n'a ainsi aucun mal, dans les années qui suivent, à récolter des millions lors de ses nouvelles levées de fonds. « Tous les spéculateurs à l'affût des bons coups veulent croquer dans la pomme, commente alors le Wall Street Journal, mais, pour la plupart, ils seront chanceux s'ils obtiennent ne serait-ce qu'un petit morceau. »
Le sens qui est souvent donné à ce mythe est à réviser à la lumière de ce qu’on découvre lorsqu’on entreprend d’explorer les conditions générales de la réussite de S. Jobs. L’état est un acteur central.
Cette invocation du libre marché et cette dépréciation de l’État sont, on le verra, au cœur du mythe de l’entrepreneur. L'économiste Mariana Mazzucato s'est attaquée à cette rhétorique. Dans L'État entrepreneur, elle montre que le marché américain, souvent perçu comme très libéral, a été structuré par un gouvernement des plus interventionniste en matière d'innovation. Le rôle objectif de l'État en régime capitaliste n'est ni celui d'un parasite ni celui d'un simple facilitateur ou d'un arbitre. L'action de l'État est la condition sine qua non des révolutions technologiques et des industries nouvelles. L'État prend en charge la recherche fondamentale et assure les risques dans les premières tapes du processus d'innovation, là où l'incertitude est la plus élevée. Les investisseurs privés n'interviennent quant à eux que plus tard dans la chaîne d'innovation, à un moment où il devient possible d'exploiter commercialement des technologies arrivées à maturation. Ainsi, contrairement à un certain imaginaire, les lauriers de l'action créatrice, visionnaire et risquée reviennent à l'État plutôt qu'à des individus ou des institutions privées. Pour illustrer sa thèse, Mazzucato s'appuie justement sur Apple. Elle explique que la carrière tant louée de Steve Jobs a été bâtie sur l'exploitation de technologies mises au point à la suite de décennies d'investissements publics. Le tactile, la molette cliquable, la détection capacitive utilisée pour le fonctionnement des pavés tactiles, l'écran multi-touch sont autant de technologies intégrées dans les produits Apple qui ont été mises au point via des investissements étatiques, souvent militaires.
L'histoire de la Silicon Valley est en effet intimement liée à celle de la puissance militaire américaine. L'industrie de l’électronique se développe dans la région de Palo Alto dès les années 1910, où des entreprises comme la Federal Telegraph Corporation (FTC) fournissent la marine américaine en systèmes de communication radio. Bordée à l'ouest par l'océan Pacifique, la Californie est positionnée stratégiquement pour accueillir des installations militaires. Les entreprises de la vallée de Santa Clara – région que l'on appellera plus tard la Silicon Valley – se développent encore davantage lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Hewlett-Packard, alors une très petite entreprise, s'accroît considérablement en vendant à l'armée des appareils de mesure et de détection de signaux radar. L'université de Stanford sert dès le départ de catalyseur au développement de l'industrie électronique : les créateurs de la FTC et de Hewlett-Packard étaient d'anciens étudiants de l'établissement et ont puisé dans les ressources et laboratoires de l'université pour mettre au point leurs technologies.
On pourrait parler de déterminisme social. Pourtant, il s’agit avant tout de reconnaître une capacité à saisir une opportunité. Les chercheurs suggèrent donc que s’il y a une liberté entrepreneuriale, elle est au moins encadrée dans une « structure d’opportunité ».
Au moment où les deux Steve arrivent à l'âge adulte, l'informatique est en passe de devenir le secteur le plus lucratif des États-Unis, là où vont se concentrer la plus grande par des start-ups en hypercroissance. Les jeunes gens sont idéalement situés pour prendre la vague. La petite zone du comté de Santa Clara où ils habitent va accueillir l'essentiel des investissements du secteur. Un tiers des cent plus grandes entreprises techno logiques créées aux Etats-Unis entre 1965 et 1990 se situeront dans la Silicon Valley. La vague emportera d'ailleurs toute une génération : la Californie va devenir, dans le dernier tiers du XXe siècle, l'État américain comptant la plus grande proportion de millionnaires. « Les nombreux exemples d'ingénieurs d'origine modeste devenant millionnaires en créant des entreprises prospères [dans la région] sont sans équivalent dans les structures plus stabilisées de l'est des États-Unis. » On réalise ici toute l'ironie qu'il y a à qualifier Steve Jobs de « marginal ». Ce dernier est tout le contraire de l'individu à la marge. Il est on ne peut plus au « centre », ayant grandi dans ce qui est devenu l'un des plus grands centres d'accumulation capitaliste au monde.
D'autres déterminations peuvent être évoquées, en prenant davantage de recul encore. La possibilité d'entreprendre, et d'entreprendre avec succès, est conditionnée par des mouvements historiques. L'ascension sociale dépend moins des individus, de leurs efforts et de leurs mérites que des forces macroscopiques qui agissent sur eux, en structurant les opportunités qu'ils seront à même de saisir au cours de leur existence. « Le programmeur informatique formé à l'université dont le père était un ouvrier à l'usine avec un diplôme d'études secondaires, et dont le grand-père était un fermier avec une éducation primaire, n'est pas nécessairement plus intelligent, plus motivé ou d'un calibre moral plus élevé que son père ou son grand-père. Chacun a fait face à des structures d'opportunités très différentes. »
Pourquoi ce mythe est utile ? Parce qu’il est ce qui permet d’attirer des investisseur.
Ce travail narratif a été décrit par de nombreux chercheurs comme un élément essentiel de la constitution du capital. En analysant les discours des fondateurs de start-ups, Ellen O'Connor a par exemple montré comment ceux-ci se mettent, eux et leur entreprise, en récit : « Ils écrivent des intrigues marketing, stratégiques et financières pour leur entreprise, et dans les conversations de tous les jours, racontent leurs rêves et leurs projets de réussite personnelle et professionnelle. » À partir d'un même canevas, ces entrepreneurs adaptent leurs récits, ajustent leurs métaphores, pour mieux toucher l'interlocuteur du jour : le banquier, le capital-risqueur, le fournisseur ou encore le futur collaborateur. En analysant leurs techniques narratives, on repère des constantes qui coïncident avec les composantes du mythe de l'entrepreneur que nous avons décrites jusqu'ici. Face aux investisseurs, les entrepreneurs-narrateurs racontent par exemple fréquemment l'histoire des origines de leur entreprise et la façon dont leur est apparue leur « vision ».
Les ressorts idéologique du mythe de l’entrepreneur sont anciens.
Les gagnants de cette grande transformation doivent donc résoudre un problème : comment légitimer le nouvel ordre imposé par le capitalisme industriel et financier ? Comment réinstituer en son sein l'idéal traditionnel de l’individualisme de marché ? Pour construire leur nouveau récit et éteindre cette crise identitaire, les capitalistes et leurs alliés peuvent s'appuyer si tout un héritage. Depuis des siècles, le monde anglo-saxon a consacré à la réussite une littérature abondante. On en retrouve les surgeons aux Etats-Unis tout au long du XIXe siècle, et particulièrement après la guerre de Sécession. Cette littérature prend des formes multiples : il peut s'agir de manuels, d’essais, mais aussi de romans et de biographies. L'édification par l'exemple y tient une place centrale : qu'ont en commun les grands hommes de l'histoire, qu'ils soient militaires, artistes ou entrepreneurs ? Il ne s'agit pas pour ces ouvrages d'égrener les conseils pratiques ou techniques, mais de célébrer des vertus et des attitudes communes face à la vie. On retrouve dans cette littérature le même ensemble de traits, une formule très statique que Richard Huber a appelée le « gospel de l’éthique du caractère. » (…)
En intégrant dans sa vie une série d'habitudes, de routines, il deviendrait possible de se discipliner pour la réussite. Les efforts du caractère détermineraient les trajectoires sociales. Du travail émergerait un self-made man. Benjamin Franklin lui-même n'en est-il pas la preuve vivante ? Fils d'un savonnier ayant quitté l'école à l'âge de dix ans pour travailler aux côtés de son père, il est devenu imprimeur, éditeur, auteur à succès, inventeur, puis homme d'État et diplomate. Dès le XIXe siècle, Benjamin Franklin a fait l'objet d'un culte national aux États-Unis, comme l'indique ce discours prononcé à l'occasion de l'inauguration de sa statue dans la ville de Boston en 1856 :
« Regardez-le [...] vous donner un exemple de diligence, d'économie et de vertu, personnifier le succès triomphal qui peut attendre ceux d'entre vous qui le suivront ! Regardez-le, vous qui êtes les plus humbles et les plus pauvres, levez la tête et regardez l'image d'un homme qui s'est élevé à partir de rien, qui ne doit rien à l'héritage ou au patronage, qui n'a pas bénéficié des avantages d'une éducation précoce qui ne vous est pas ouverte, qui a réalisé les tâches les plus ingrates là où il a d'abord été employé, mais qui à la fin de sa vie côtoyait les rois et est mort en laissant un nom que le monde n'oubliera jamais. »
Au XIXe siècle prolifèrent les rags-to-riches stories, ces histoires qui célèbrent l'incroyable ascension des hommes de caractère dans une Amérique neuve, émancipée des pesanteurs de l'aristocratie héréditaire de la vieille Europe.
III. L'EGALITE AVANT LE TRAVAIL.
Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’« individus dangereux » ! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum ! (…) Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ?
NIETZSCHE, Aurores, Livre III, § 173 et § 206, 1881.
En 1930, John Maynard Keynes avait prédit que d’ici la fin du siècle, les technologies seraient suffisamment avancées pour que des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis mettent en place une semaine de travail de 15 heures. Tout laisse à penser qu’il avait raison. En termes technologiques, nous en sommes tout à fait capables. Et pourtant cela n’est pas arrivé. Au contraire, la technologie a été mobilisée dans le but de trouver des moyens de nous faire travailler plus. Pour cela, des emplois effectivement inutiles, ont dû être créés. Des populations entières, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent toute leur vie professionnelle à effectuer des tâches dont ils pensent secrètement qu’elles n’ont vraiment pas lieu d’être effectuées. Les dommages moraux et spirituels que cette situation engendre sont profonds. Ils sont une cicatrice sur notre âme collective. Et pourtant presque personne n’en parle.
Pourquoi l’utopie promise par Keynes — et qui était encore très attendue dans les années 60 — ne s’est-elle jamais matérialisée ? La réponse standard aujourd’hui est qu’il n’a pas pris en compte la croissance massive du consumérisme. Entre moins d’heures passées à travailler et plus de jouets et de plaisirs, nous avons collectivement opté pour la deuxième alternative. Il s’agit d’une jolie fable morale, sauf qu’en l’analysant, ne serait-ce qu’un court instant, nous comprenons que cela n’est pas vrai. Oui, nous avons été les témoins de la création d’une grande variété d’emplois et d’industries depuis les années 20, mais très peu d’entre eux ont un rapport avec la production et la distribution de sushis, d’iPhones ou de baskets à la mode.
Quels sont donc ces nouveaux emplois précisément ? Un rapport récent comparant l’emploi aux États-Unis entre 1910 et 2000 nous en donne une image claire et nette (il faut au passage souligner qu’un rapport similaire a été produit sur l’emploi au Royaume-Uni). Au cours du siècle dernier, le nombre de travailleurs, employés dans l’industrie ou l’agriculture a considérablement chuté. Parallèlement, les emplois de « professionnels, administrateurs, managers, vendeurs et employés de l’industrie des services » ont triplé, passant « de un quart à trois quarts des employés totaux ». En d’autres termes, les métiers productifs, comme prédit, ont pu être largement automatisés (même si vous comptez les employés de l’industrie en Inde et Chine, ce type de travailleurs ne représente pas un pourcentage aussi large qu’avant).
Mais plutôt que de permettre une réduction massive des heures de travail pour libérer la population mondiale afin qu’elle poursuive ses propres projets, plaisirs, visions et idées, nous avons pu observer le gonflement, non seulement des industries de « service », mais aussi du secteur administratif, et la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou l’expansion sans précédent de secteurs comme le droit corporatiste, les administrations universitaires et de santé, les ressources humaines ou encore les relations publiques. Et ces chiffres ne prennent pas en compte tous ceux qui assurent un soutien administratif, technique ou sécuritaire à toutes ces industries, voire à toutes les autres industries annexes rattachées à celles-ci (les toiletteurs pour chiens, les livreurs de pizzas ouverts toute la nuit) qui n’existent que parce que tous les autres passent la majeure partie de leur temps à travailler pour les premières.
C’est ce que je propose d’appeler des « métiers à la con ».
David GRAEBER, A propos des métiers à la con, 2016.
Notre première revendication est l'automatisation complète de l'économie. En utilisant les derniers développements technologiques, une telle économie viserait à libérer l'humanité de la corvée du travail tout en produisant simultanément un accroissement des richesses. Sans automatisation totale, l'avenir post-capitaliste doit nécessairement choisir entre l'abondance aux dépens de la liberté (comme en Russie soviétique, centrée sur le travail) et la liberté aux dépens de l'abondance, représentée par les dystopies primitivistes. Avec l'automatisation, en revanche, les machines sont de plus en plus aptes à produire tous les biens et services requis, et l'humanité est libérée de l'effort de les produire. Pour cette raison, nous affirmons que les tendances à l'automatisation et au remplacement du travail humain devraient être accélérées avec enthousiasme et ciblées comme projet politique pour la gauche. Il s'agit de partir d'une tendance capitaliste existante pour tenter de la pousser au-delà des paramètres acceptables des rapports sociaux capitalistes.
Nick SRNICEK & Alex WILLIAMS, Accélérer le futur, Post-travail et post-capitalisme, 2015.
Cela signifie que, en partie, c'est un problème qui est présent depuis que le meurtre de la figure du père a manqué de produire les effets attendus. Personne ne peut être pointé du doigt – tout le monde est coupable, mais personne n'est coupable. Donc, comme il le dit, tout ce que vous avez face à vous, ce sont des fonctionnaires au visage souriant. « Eh, c'est un peu leur faute, mais pas vraiment, parce que l'ensemble du système est un système de contraintes et de répression dont ils sont eux-mêmes les victimes. Ce ne sont pas eux, les auteurs de ces choses. » Comment est-ce qu'on sort de ça?
Le concept de surrépression est crucial ici, vous l'avez mentionné. Dans la plupart des sociétés que nous pouvons imaginer, il y a un certain niveau de répression qui est nécessaire, pour que les gens s'acquittent d'un minimum de production. Mais alors la surrépression, c'est la répression sociale qui est ajoutée à cela, qui dépasse la stricte nécessité.
Au-delà d'une nécessité quasi biologique, il y a aussi la pression culturelle et sociale.
Le point crucial, pour moi, c'est la pénurie. La société moderne devrait être, à bien des égards, la plus répressive qui soit, étant donné la généralisation de la fonction du père bien au-delà du père. Mais il y a un autre aspect à cette situation. Particulièrement, la technologie est ce qui a produit les conditions pour l'élimination de la pénurie, et la disparition de la pénibilité au travail. C'est ce qu'on trouve page 87 (du livre Eros et civilisation) :
« L'excuse de la pénurie, qui a justifié depuis le commencement de la civilisation la répression institutionnalisée, s'affaiblit au fur et à mesure que le savoir de l'homme et sa domination sur la nature accroissent les possibilités qu'il y a de satisfaire les besoins humains avec un minimum de labeur. La pauvreté qui règne encore dans de vastes zones du monde n'a plus comme cause principale la pauvreté en ressources humaines et naturelles, mais la manière dont elles sont distribuées et utilisées. Cette différence est peut-être sans importance pour la politique et les politiciens, mais elle est d'une importance capitale pour une théorie de la civilisation qui fait découler la nécessité de la répression de la disproportion « naturelle » et perpétuelle entre les désirs humains et le milieu dans lequel ils doivent être satisfaits. Si c'est une condition «naturelle» de cette sorte, et nOn certaines institutions politiques et sociales, qui constitue la raison fondamentale de la répression, celle-ci est devenue irrationnelle. La civilisation industrielle a transformé l'organisme humain en un instrument toujours plus sensible, plus différencié, plus malléable, et elle a créé une richesse sociale assez large pour transformer cet instrument en une fin en soi. Les ressources disponibles rendent possible un changement qualitatif des besoins humains. La rationalisation et la mécanisation du travail tendent à diminuer la quantité d'énergie instinctuelle canalisée vers le labeur (travail aliéné), libérant ainsi de l'énergie pour la réalisation des objectifs fixés par le jeu libre des facultés individuelles. La civilisation technique joue contre l'utilisation répressive de l'énergie dans la mesure où elle diminue le temps nécessaire à la reproduction matérielle de la société, libérant ainsi du temps pour le développement de besoins au-delà du royaume de la nécessité et du gaspillage nécessaire. »
Mais, plus la possibilité réelle de libérer l'individu des contraintes justifiées jadis par la pénurie et le manque de maturité s'avère proche, plus grand est le besoin d’imposer et de moderniser ces contraintes afin que l’ordre établi de la domination ne se dissolve pas. La civilisation doit se défendre contre le spectre d’un monde qui pourrait être libre.
Mark FISHER, Désirs post-capitalistes, cours de Mark Fisher sur Marcuse en 2017.
Dans la théorie de la justice comme équité, la position originelle d'égalité correspond à l'état de nature dans la théorie traditionnelle du contrat social. Cette position originelle n'est pas conçue, bien sûr, comme étant une situation historique réelle, encore moins une forme primitive de la culture. Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. Parmi les traits essentiels de cette situation, il y a le fait que personne ne connaît sa place dans la société, sa position de classe ou son statut social, pas plus que personne ne connaît le sort qui lui est réservé dans la répartition des capacités et des dons naturels, par exemple l'intelligence, la force, etc. J'irai même jusqu'à poser que les partenaires ignorent leurs propres conceptions du bien ou leurs tendances psychologiques particulières. Les principes de la justice sont choisis derrière un voile d'ignorance. Ceci garantit que personne n'est avantagé ou désavantagé dans le choix des principes par le hasard naturel ou par la contingence des circonstances sociales. Comme tous ont une situation comparable et qu'aucun ne peut formuler des principes favorisant sa condition particulière, les principes de la justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation équitable (fair). Car, étant donné les circonstances de la position originelle, c'est-à-dire la symétrie des relations entre les partenaires, cette situation initiale est équitable à l'égard des sujets moraux, c'est-à-dire d'êtres rationnels ayant leurs propres systèmes de fins et capables, selon moi, d'un sens de la justice. La position originelle est, pourrait-on dire, le statu quo initial adéquat et c'est pourquoi les accords fondamentaux auxquels on parvient dans cette situation initiales ont équitables. Tout ceci nous explique la justesse de l'expression "justice comme équité" : elle transmet l'idée que les principes de la justice sont issus d'un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable.
John Rawls, Théorie de la justice, 1971.
« Premier principe : chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.*
Second principe : les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés** et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances***. »
* principe d’égale liberté.
** principe de différence.
*** principe d’égalité des chances.
RAWLS, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice (2001)
Ces principes s’appliquent, en premier lieu, comme je l’ai dit, à la structure sociale de base ; ils commandent l’attribution des droits et des devoirs et déterminent la répartition des avantages économiques et sociaux. Leur formulation présuppose que, dans la perspective d’une théorie de la justice, on divise la structure sociale en deux parties plus ou moins distinctes, le premier principe s’appliquant à l’une, le second à l’autre. Ainsi nous distinguons entre les aspects du système social qui définissent et garantissent l’égalité des libertés de base pour chacun et les aspects qui spécifient et établissent des inégalités sociales et économiques. Or, il est essentiel d’observer que l’on peut établir une liste de ces libertés de base. Parmi elles, les plus importantes sont les libertés politiques (droit de vote et d’occuper un poste public), la liberté d’expression, de réunion, la liberté de pensée et de conscience ; la liberté de la personne qui comporte la protection à l’égard de l’arrestation et de l’emprisonnement arbitraires, tels qu’ils sont définis par le concept de l’autorité la loi. Ces libertés doivent être égales pour tous d’après le premier principe.
Le second principe s’applique, dans la première application, à la répartition des revenus et de la richesse au aux grandes lignes des organisations qui utilisent des différences d’autorité et de responsabilité. Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, elle doit être à l’avantage de chacun et, en même temps, les positions d’autorité et de responsabilité doivent êtes accessibles à tous. On applique le second principe en gardant les positions ouvertes, puis, tout en respectant cette contrainte, on organise les inégalités économiques et sociales de manière à ce que chacun en bénéficie.
RAWLS, Théorie de la justice (1971), trad. par C. Audard, Édition du Seuil, 1993, p. 91.
Maintenant, supposons que Wilt Chamberlain soit très demandé par les équipes de basket, étant donné que c’est un champion très aimé du public. […] Il signe la sorte de contrat suivante avec une équipe : pour chaque match joué sur son propre terrain, 25 cents du prix de chaque billet d’entrée lui est payé. […] La saison commence et les gens assistent joyeusement au match de son équipe ; ils achètent leur billet, chaque fois mettant de côté 25 cents du prix d’entrée dans une boîte spéciale portant le nom de Chamberlain. Ils sont très heureux de le voir jouer ; pour eux, cela vaut la peine de payer le prix total. Supposons qu’en une saison un million de personnes assistent à ses matchs locaux, et que Wilt Chamberlain finisse avec 250 000 dollars, somme beaucoup plus importante que le revenu moyen et beaucoup plus énorme même que ce que n’importe qui gagne. A-t-il le droit de recevoir ce revenu ?
Robert NOZICK, Anarchie, état et utopie. (1974)
La société doit être considérée comme une vaste entreprise de coopération. Le bénéfice que constitue la rente est une partie du surplus que cette entreprise permet d’obtenir, puisqu’il n’apparaît que grâce à l’interaction sociale. Mais s’il en est ainsi, ce bénéfice doit être réparti entre les membres de la société équitablement. Chacun en tant qu’il contribue à l’interaction sociale, participe à la production du bénéfice qu’est la rente. Les talents de Wayne Gretsky [l’auteur utilise un hockeyeur célèbre au lieu d’un basketteur car il est canadien] exigent une rente parce qu’ils sont rares, mais leur rareté n’est pas une caractéristique qui leur est inhérente, elle dépend des conditions de l’offre, donc de la relation entre ses talents et ceux des autres, et des conditions de la demande, donc de la relation de ses talents et de l’intérêt des autres pour le hockey.
David GAUTHIER, Morals by Agreement, 1986.
Il existe en sanskrit classique deux mots différents qui signifient « justice » : niti et nyaya. Niti est notamment utilisé pour évoquer l’organisation appropriée et le comportement correct. Nyaya, contrairement à niti, exprime un concept global de justice réalisée. Vu sous cet angle, le rôle des institutions, des règles et de l’organisation, si important soit-il, doit être évalué dans la perspective plus large et plus englobante de la nyaya, indissociablement liée au monde qui émerge réellement et pas uniquement à nos institutions ou à nos règles.
Pour citer un usage particulier du terme, les premiers théoriciens indiens du droit parlaient avec mépris de ce qu’ils appelaient la matsyanyaya, la « justice du monde des poissons ». où un gros poisson est libre de dévorer le petit. Eviter la matsyanyaya soulignaient-ils, doit être une composante essentielle de la justice et il est crucial de veiller à ce que la « justice des poissons » n’envahisse pas le monde humain. […]
Voici un exemple qui clarifiera la distinction entre niti et nyaya. Ferdinand Ier, empereur du Saint Empire roman germanique, a fait au XVIe siècle cette célèbre remarque : « Fiat justitia, et pereat mundus » qu’on pourrait traduire par « Que justice soit faite, le monde dût-il périr ! » Cette sévère maxime pourrait être une niti – une niti très austère – préconisée par certains (…) ; mais il est difficile de présenter la catastrophe totale comme un exemple de monde juste quand nous concevons la justice au sens large de la nyaya.
Amartya SEN, L’Idée de Justice.
Le propos de Rawls est sérieux. Mais il pose problème: il est possible «qu'on ne parvienne à aucun accord raisonné sur la nature de la "société juste"», et il peut se faire que des principes contradictoires soient également valables. Sen prend un exemple limpide. Il s'agit de décider qui des trois enfants, Anne, Bob et Carla doit recevoir la flûte qu'ils se disputent. Anne la revendique parce qu'elle est la seule à savoir en jouer, Bob parce qu'il est pauvre et n'a pas d'autre jouet, Carla parce qu'elle l'a fabriquée. L'égalitarisme économique, décidé à réduire les écarts de ressources, l'attribuerait à Bob. L’utilitarisme, voyant qu'elle pourrait en faire le meilleur usage et en tirerait le maximum de plaisir, la donnerait à Anne (ou peut-être à Bob, qui en aurait le plus grand «gain de bonheur»). Mais si on défend le « droit aux fruits de son travail », dans une perspective de droite (libertarienne) ou de gauche (marxiste), la flûte reviendrait à Carla. Aucune de ces revendications n'est infondée, et chaque principe général qui la sous-tend vaut les deux autres. Aussi le chemin vers le « parfaitement juste » est-il impraticable. Sen note que ceux qui ont lutté pour les droits des femmes ou pour l'abolition de l'esclavage « ne se dépensaient pas dans l'illusion qu'abolir l'esclavage rendrait le monde parfaitement juste », mais constataient qu'une société esclavagiste (ou sexiste, ou raciste, etc.) est totalement injuste, qu'il fallait l'abolir au plus vite, sans pour cela rechercher un consensus sur les contours d'une société idéale.
Avec l'Idée de justice, il va donc fournir des outils théoriques sur lesquels un consensus peut être élaboré dans le débat public, de sorte que, mis en pratique, ils puissent participer à l'élimination de dispositions, positions, faits ou situations outrageusement injustes, de la faim à la précarisation, de la non-scolarisation des enfants au non-accès à la santé.
Robert MAGGRIORI, compte rendu paru dans LeMonde du livre de Amartya Sen.

