Textes : Peut-on vivre libres dans un monde déterminé ?
PEUT-ON VIVRE LIBRES DANS UN MONDE DETERMINE ?
ce que Néo comprend de cette discussion l'est-il aussi ?
Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d'un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu'augmenter l'ennui du jeune homme. Un jour s'approchant du lion : « Mauvaise bête, s'écria-t-il, c'est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu'on m'a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire ? » A ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l'oeil du lion. Mais une pointe s'enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s'étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n'être qu'un lion en peinture, n'en tua pas moins le jeune homme, à qui l'artifice de son père ne servit de rien. Cette fable montre qu'il faut accepter bravement le sort qui nous attend, et ne point ruser avec lui, car on ne saurait y échapper.
ESOPE, 295, Le Fils et le lion peint (6ème siècle avant notre ère)
Pierre-Simon de Laplace (1749-1827)
I. L'EXPERIENCE DE LA LIBERTE
– On peut améliorer les espèces végétales, modifier les machines, dresser les animaux, pourquoi pas l’homme ?
– Bon Dieu
Le Dr Mann secoua énergiquement sa pipe contre un cendrier de bronze et me jeta un regard de colère.
– Tu rêves. Il n’y a pas d’Utopies. Il ne peut exister d’homme parfait. Notre vie à tous est une série limitée d’erreurs qui ont tendance à se figer, à se répéter et à devenir nécessaires. Le proverbe à usage personnel de l’homme de la rue, c’est : « tout est, tout est pour le mieux chez le meilleur des hommes. » La tendance générale est… de se figer dans le cadavre. On ne change pas les cadavres. Les cadavres ne débordent pas d’enthousiasme. On les attife un peu, et on les rend présentables.
– Je suis entièrement d’accord : la psychanalyse interrompt rarement cette pétrification de la source de la personnalité, elle n’a rien à offrir à l’homme qui s’ennuie.
Le Dr Mann renâclé ou renifla ou quelque chose dans le même goût et je quittai la fenêtre pour lever les yeux sur Freud. Freud me fixa avec sérieux ; il n’avait pas l’air content.
– Il doit y avoir un autre… un autre secret (ô blasphème), une autre… potion magique qui permettrait à certains hommes de changer radicalement leur vie, poursuivis-je.
– Essaye l’astrologie, le Yi King, le LSD.
– Freud m’a donné une certaine envie de trouver un équivalent philosophique du LSD, mais l’effet de la propre potion freudienne semble en train de passer.
– Tu rêves. Tu en demandes trop. Un être humain, une personnalité humaine, c’est la configuration d’ensemble de toutes les limites et de toutes les potentialités cumulées de l’individu. En faisant abstraction de toutes ses habitudes, de ses énergies contrôles ou sauvages, c’est de lui que tu fais abstraction.
– Alors c’est peut-être, peut-être bien de lui qu’on devrait se débarrasser.
Il s’immobilisa comme pour essayer d’encaisser ce que j’avais dit et, lorsque je l’affrontai de nouveau, il me fit la surprise de tirer deux bouffées de fumée, rapides, comme des coups de canon, par le coin de sa bouche.
– Oh, Luke, tu es en train de mordre à l’hameçon de ce fichu mysticisme oriental. Si je n’avais pas un moi solide, si je n’étais pas goinfre à table, débraillé, affable et inconditionnellement voué à la psychanalyse, à mon succès, à mes publications – et tout cela avec cohérence –, je ne ferais jamais rien, et alors qu’est-ce que je serais ?
Je ne répondis pas.
– Si je fumais tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, poursuivit-il, et d’autres fois pas du tout, si je changeais ma façon de m’habiller, si j’étais tour à tour nerveux, serein, ambitieux et paresseux, paillard, glouton, ascète – où résiderait mon moi ? Qu’est-ce que j’y gagnerais ? C’est la façon dont un homme choisit de se limiter qui détermine son personnage. Un homme sans habitudes, sans cohérence, qui ne se répète pas, donc ne s’ennuie pas, n’est pas humain, il est fou.
– Et accepter d’être vaincu, d’être limité, c’est cela, la santé mentale ? interrogeai-je.
– Mmmmm.
Luke RHINEHART, L’homme-dé (1971).
Parmi les choses, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Celles qui dépendent de nous, ce sont l'opinion, la tendance, le désir, l'aversion : en un mot tout ce qui est notre œuvre. Celles qui ne dépendent pas de nous, ce sont le corps, les biens, la réputation, les dignités : en un mot tout ce qui n'est pas notre œuvre. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres ; nul ne peut les empêcher, rien ne peut les entraver ; mais celles qui ne dépendent pas de nous sont impuissantes, esclaves, sujettes à empêchement, étrangères à nous. Souviens-toi donc que, si tu crois libres ces choses qui, de par leur nature, sont serviles, et propres à toi celles qui sont étrangères, tu seras entravé, affligé, troublé, tu accuseras dieux et hommes. Mais si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui en effet t'est étranger, nul ne te forcera jamais à faire une chose, nul ne t'en empêchera ; tu ne te plaindras de personne, tu n'accuseras personne ; tu ne feras pas involontairement une seule action; personne ne te nuira, et d'ennemi, tu n'en auras point, car tu ne souffriras rien de nuisible.
EPICTETE, Manuel (1er siècle ap. J.-C).
Qu'on prenne un acte volontaire, par exemple un mensonge pernicieux, par lequel un homme a introduit un certain désordre dans la société, dont on recherche d'abord les raisons déterminantes, qui lui ont donné naissance, pour juger ensuite comment il peut lui être imputé avec toutes ses conséquences. Sous le premier point de vue, on pénètre le caractère empirique de cet homme jusque dans ses sources que l'on recherche dans la mauvaise éducation, dans les mauvaises fréquentations, en partie aussi dans la méchanceté d'un naturel insensible à la honte, qu'on attribue en partie à la légèreté et à l'inconsidération, sans négliger les circonstances tout à fait occasionnelles qui ont pu influer. Dans tout cela, on procède comme on le fait, en général, dans la recherche de la série des causes déterminantes d'un effet naturel donné.
Or, bien que l'on croie que l'action soit déterminée par là, on n'en blâme pas moins l'auteur, et cela, non pas à cause de son mauvais naturel, non pas à cause des circonstances qui ont influé sur lui, et non pas même à cause de sa conduite passée ; car on suppose qu'on peut laisser tout à fait de côté ce qu'a été cette conduite et regarder la série écoulée des conditions comme non avenue, et cette action comme entièrement inconditionnée par rapport à l'état antérieur, comme si l'auteur commençait absolument avec elle une série de conséquences. Ce blâme se fonde sur une loi de la raison où l'on regarde celle-ci comme une cause qui a pu et a dû déterminer autrement la conduite de l'homme, indépendamment de toutes les conditions empiriques nommées. Et on n'envisage pas la causalité de la raison, pour ainsi dire, simplement comme concomitante, mais au contraire, comme complète en soi, quand même les mobiles sensibles ne seraient pas du tout en sa faveur et qu'ils lui seraient tout à fait contraires ; l'action est attribuée au caractère intelligible de l'auteur : il est entièrement coupable à l'instant où il ment ; par conséquent, malgré toutes les conditions empiriques de l'action la raison était pleinement libre, et cet acte doit être attribué entièrement à sa négligence.
KANT, Critique de la raison pure, 2ème édition (1787).
Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l'espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n'est accessible qu'à l'entendement, et avec lequel je me reconnais lié par une connexion universelle et nécessaire. La première vision anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale, qui doit restituer la matière dont elle fut formée à la planète, après avoir été douée de force vitale pendant un court laps de temps. La deuxième vision, au contraire, rehausse ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l'animalité, et même de tout le monde sensible.
KANT, Critique de la raison pratique, dernières lignes (1788).
Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas encore dire le Je, car il l'a cependant dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement.
Il faut remarquer que l'enfant, qui sait déjà parler assez correctement, ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense.
KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798)
II. LE POINT DE VUE DE LA SCIENCE SUR L'EXPERIENCE DE LA LIBERTE
J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.
Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leur apétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.
SPINOZA, Lettre au très savant G.H. Schuller, lettre 58 (1676).
Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la nature comme un empire dans un autre empire. A les en croire, l’homme trouble l’ordre de l’univers bien plus qu’il n’en fait partie ; il a sur ses actions un pouvoir absolu et ses déterminations ne relèvent que de lui-même. S’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ; de là ces plaintes sur notre condition, ces moqueries, ces mépris, et plus souvent encore cette haine contre les hommes ; de là vient aussi que le plus habile ou le plus éloquent à confondre l’impuissance de l’âme humaine passe pour un homme divin. Ce n’est pas à dire que des auteurs éminents (dont j’avoue que les travaux et la sagacité m’ont été très utiles) n’aient écrit un grand nombre de belles choses sur la manière de bien vivre, et n’aient donné aux hommes des conseils pleins de prudence ; mais personne que je sache n’a déterminé la véritable nature des passions, le pouvoir qu’elles ont sur l’âme et celui dont l’âme dispose à son tour pour les modérer. Je sais que l’illustre Descartes, bien qu’il ait cru que l’âme a sur ses actions une puissance absolue, s’est attaché à expliquer les passions humaines par leurs causes premières, et à montrer la voie par où l’âme peut arriver à un empire absolu sur ses passions ; mais, à mon avis du moins, ce grand esprit n’a réussi à autre chose qu’à montrer son extrême pénétration, et je me réserve de prouver cela quand il en sera temps. Je reviens à ceux qui aiment mieux prendre en haine ou en dérision les passions et les actions des hommes que de les comprendre. Pour ceux-là, sans doute, c’est une chose très surprenante que j’entreprenne de traiter des vices et des folies des hommes à la manière des géomètres, et que je veuille exposer, suivant une méthode rigoureuse et dans un ordre raisonnable, des choses contraires à la raison, des choses qu’ils déclarent à grands cris vaines, absurdes, dignes d’horreur. Mais qu’y faire ? cette méthode est la mienne. Rien n’arrive, selon moi, dans l’univers qu’on puisse attribuer à un vice de la nature. Car la nature est toujours la même ; partout elle est une, partout elle a même vertu et même puissance ; en d’autres termes, les lois et les règles de la nature, suivant lesquelles toutes choses naissent et se transforment, sont partout et toujours les mêmes, et en conséquence, on doit expliquer toutes choses, quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, je veux dire par les règles universelles de la nature
SPINOZA, Ethique, préface du livre III
Faisons l’inventaire de ce dont nous disposons. D’un côté, nous avons une expérience de la liberté qui, dans la description que j’en ai donnée, relève de l’expérience d’un écart. L’écart entre, d’une part, les causes antécédentes de nos actions et nos décisions libres, volontaires et rationnelles et, d’autre part, entre la prise effective de ces décisions et l’accomplissement de ces actions. D’un autre côté, nous avons une présupposition ou une supposition : la nature est une affaire d’événements se produisant selon des conditions causalement suffisantes. Ce qui nous conduit à supposer qu’il est difficile d’expliquer un phénomène quel qu’il soit sans faire appel à de telles conditions. (…)
Dans la mesure où le problème du libre arbitre porte sur les faits causaux relatifs à certains états de la conscience, nous devons expliquer la manière dont la conscience peut fonctionner causalement en agissant sur le corps. Comment un état de conscience humain peut-il causer un mouvement corporel ? Une de nos expériences les plus communes réside dans le fait d’entreprendre un effort conscient pour mouvoir notre corps. Par exemple, intentionnellement, je lève mon bras, il y a donc tout d’abord un effort conscient de ma part, et voilà : le bras s’élève. Y a-t-il chose plus commune ? Le fait qu’une circonstance aussi banale puisse constituer une énigme philosophique suggère que nous commettons une erreur. Cette erreur procède de notre adhésion à l’héritage cartésien des catégories du mental et du physique. La conscience paraît trop légère, éthérée et immatérielle pour pouvoir agir sur nos membres. Comme je tentais, toutefois, de l’expliquer précédemment, la conscience est une caractéristique biologique supérieure du cerveau. Pour comprendre comment cette caractéristique supérieure du cerveau peut avoir des effets physiques, examinons comment ce type de caractéristique intervient dans le cas de phénomènes métaphysiquement moins énigmatiques.
Pour illustrer les relations entre les caractéristiques supérieures ou systémiques, d’une part, et les micro-phénomènes, d’autre part, je veux rappeler l’exemple proposé par Roger Sperry. Prenons le cas d’une roue qui dévale une colline. La roue est entièrement faite de molécules. La trajectoire de chaque molécule est affectée par le comportement de ce tout solide que constitue la roue. Pourtant, il n’y a ici, bien évidemment, rien d’autre que des molécules. La roue ne consiste qu’en un ensemble de molécules. Aussi, lorsque nous affirmons que la solidité intervient causalement dans le comportement de la roue et dans le comportement des molécules individuelles qui composent la roue, nous ne sommes pas en train de dire que la solidité est quelque chose qui s’ajoute aux molécules, mais qu’elle correspond plutôt à une condition dans laquelle se trouvent les molécules. Il n’en demeure pas moins que la solidité est bien une caractéristique réelle et qu’elle a des effets causaux réels.
(…) La conscience propre au cerveau peut avoir des effets au niveau neuronal, bien que le cerveau ne soit constitué que de neurones (avec les cellules gliales, les neurotransmetteurs, le flux sanguin, etc.). De même que le comportement des molécules est causalement constitutif de la solidité, le comportement des neurones est causalement constitutif de la conscience. Quand nous affirmons que la conscience peut agir sur le corps, nous tenons que les structures neuronales agissent sur le corps. La façon dont ces structures agissent sur mon corps est liée à l’état de conscience qui est le leur. La conscience est une caractéristique du cerveau au même titre que la solidité est une caractéristique de la roue. (…)
Il est entendu que la conscience, contrairement à la solidité, n’est pas ontologiquement réductible à des micro-structures physiques. Ce n’est pas parce que la conscience vient se surajouter, mais parce que la conscience possède une ontologie en première personne, une ontologie subjective, et ne peut, par conséquent, être réduite à quoi que ce soit qui renvoie à une ontologie en troisième personne ou ontologie objective.
Par cette brève discussion, j’ai tenté d’expliquer la façon dont la conscience peut avoir des conséquences causales physiques et les raisons pour lesquelles il n’y a là rien de mystérieux. Mon intention-en-action consciente cause l’élévation de mon bras. Mais il va de soi que mon intention-en-action est une caractéristique de ce système qu’est mon cerveau, et qu’elle correspond entièrement, à ce titre, à un comportement neuronal. L’explication que je propose ne relève en rien d’un réductionnisme ontologique, parce que je ne conteste jamais le fait que la conscience renvoie à une ontologie non réductible en première personne. Il y a bien, en revanche, une réduction causale. Le pouvoir causale de la conscience ne s’étend pas au-delà du pouvoir des structures neuronales (et neurobiologiques).
(…) En ce qui a trait à leur structure logique, les explications des actions volontaires relatives à des raisons sont différentes des explications causales ordinaires. La forme logique des explications causales ordinaires se présente ainsi : « un événement A a causé un événement B ». En fonction des contextes spécifiques, de manière caractéristique, nous considérons que ces explications sont adéquates parce que nous supposons que, dans ce contexte, l’événement A était causalement suffisant pour produire l’événement B. Etant donné le contexte, si A s’est produit, alors B devait également se produire. En revanche, la forme de l’explication portant sur un comportement humain qui vise le fait qu’une certaine personne a accompli un acte A sur la base d’une raison R, est d’une structure logique différente. Cette explication n’a pas la forme « A a causé B ». Je pense que l’on ne comprend cette structure que si l’on réalise qu’elle requiert la postulation d’un moi ou d’un ego. La forme logique de l’affirmation : « l’agent S a accompli un acte A pour une raison R » ne correspond pas à la forme « A a causé B », mais à la forme suivante « un moi S a accompli un acte A et, en vue de cette action, s’est basé sur une raison R. » Bref, la forme logique de l’explication rationnelle est tout à fait différente des explications causales courantes. La forme de l’explication ne vise pas à relever les conditions causalement suffisantes, mais à désigner la raison sur la base de laquelle l’agent a agi.
John SEARLE, Liberté et neurobiologie (2001).
On dit quelquefois : « La conscience est liée chez nous à un cerveau ; donc il faut attribuer la conscience aux êtres vivants qui ont un cerveau, et la refuser aux autres. » Mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation. En raisonnant de la même manière, on dirait aussi bien : « La digestion est liée chez nous à un estomac ; donc les êtres vivants qui ont un estomac digèrent, et les autres ne digèrent pas. » Or on se tromperait gravement, car il n'est pas nécessaire d'avoir un estomac, ni même d'avoir des organes, pour digérer : une amibe digère, quoiqu'elle ne soit qu'une masse protoplasmique à peine différenciée. Seulement, à mesure que le corps vivant se complique et se perfectionne, le travail se divise ; aux fonctions diverses sont affectés des organes différents ; et la faculté de digérer se localise dans l'estomac et plus généralement dans un appareil digestif qui s'en acquitte mieux, n'ayant que cela à faire. De même, la conscience est incontestablement liée au cerveau chez l'homme : mais il ne suit pas de là qu'un cerveau soit indispensable à la conscience. Plus on descend dans la série animale, plus les centres nerveux se simplifient et se séparent les uns des autres ; finalement, les éléments nerveux disparaissent, noyés dans la masse d'un organisme moins différencié : ne devons-nous pas supposer que si, au sommet de l'échelle des êtres vivants, la conscience se fixait sur des centres nerveux très compliqués, elle accompagne le système nerveux tout le long de la descente, et que lorsque la substance nerveuse vient enfin se fondre dans une matière vivante encore indifférenciée, la conscience s'y éparpille elle-même, diffuse et confuse, réduite à "peu de chose, mais non pas tombée à rien ? Donc, à la rigueur, tout ce qui est vivant pourrait être conscient : en principe, la conscience est coextensive à la vie. Mais l'est-elle en fait ? Ne lui arrive-t-il pas de s'endormir ou de s'évanouir ? C'est probable, et voici une seconde ligne de faits qui nous acheminera à cette conclusion.
Chez l'être conscient que nous connaissons le mieux, c'est par l'intermédiaire d'un cerveau que la conscience travaille. Jetons donc un coup d'œil sur le cerveau humain, et voyons comment il fonctionne. Le cerveau fait partie d'un système nerveux qui comprend, outre le cerveau lui-même, une moelle, des nerfs, etc. Dans la moelle sont montés des mécanismes dont chacun contient, prête à se déclencher, telle ou telle action compliquée que le corps accomplira quand il le voudra ; c'est ainsi que les rouleaux de papier perforé, dont on munit un piano mécanique, dessinent par avance les airs que jouera l'instrument. Chacun de ces mécanismes peut être déclenché directement par une cause extérieure : le corps exécute alors tout de suite, comme réponse à l'excitation reçue, un ensemble de mouvements coordonnés entre eux. Mais il y a des cas où l'excitation, au lieu d'obtenir immédiatement une réaction plus ou moins compliquée du corps en s'adressant à la moelle, monte d'abord au cerveau, puis redescend, et ne fait jouer le mécanisme de la moelle qu'après avoir pris le cerveau pour intermédiaire. Pourquoi ce détour ? à quoi bon l'intervention du cerveau ? Nous le devinerons sans peine si nous considérons la structure générale du système nerveux. Le cerveau est en relation avec les mécanismes de la moelle en général, et non pas seulement avec tel ou tel d'entre eux ; il reçoit aussi des excitations de toute espèce, et non pas seulement tel ou tel genre d'excitation. C'est donc un carrefour, où l'ébranlement venu par n'importe quelle voie sensorielle peut s'engager sur n'importe quelle voie motrice. C'est un commutateur, qui permet de lancer le courant reçu d'un point de l'organisme dans la direction d'un appareil de mouvement désigné à volonté. Dès lors, ce que l'excitation va demander au cerveau quand elle fait son détour, c'est évidemment d'actionner un mécanisme moteur qui ait été choisi, et non plus subi. La moelle contenait un grand nombre de réponses toutes faites à la question que les circonstances pouvaient poser; l'intervention du cerveau fait jouer la plus appropriée d'entre elles. Le cerveau est un organe de choix.
BERGSON, La Conscience et la vie (1911).
Que nous dit en effet l'expérience ? Elle nous montre que la vie de l'âme ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est liée à la vie du corps, qu'il y a solidarité entre elles, rien de plus. Mais ce point n'a jamais été contesté par personne, et il y a loin de là à soutenir que le cérébral est l'équivalent du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la conscience correspondante. Un vêtement est solidaire du clou auquel il est accroché ; il tombe si l'on arrache le clou ; il oscille si le clou remue il se troue, il se déchire si la tête du clou est trop pointue il ne s'ensuit pas que chaque détail du clou corresponde à un détail du vêtement, ni que le clou soit l'équivalent du vêtement ; encore moins s'ensuit-il que le clou et le vêtement soient la même chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau. Tout ce que l'observation, l'expérience, et par conséquent la science nous permettent d'affirmer, c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience.
BERGSON, L’Âme et le corps (1913).
Qui dit esprit dit avant tout conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est " un esprit instantané ", ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire − conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir.
BERGSON, La Conscience et la vie.
Par "Monde 1", j'entends ce qui, d'habitude, est appelé le monde de la physique, des pierres, des arbres et des champs physiques des forces. J'entends également y inclure les mondes de la chimie et de la biologie.
Par "Monde 2", j'entends le monde psychologique, c'est-à-dire le monde des sentiments, de la crainte et de l'espoir, des dispositions à agir et de toutes sortes d'expériences subjectives, y compris les expériences subconscientes et inconscientes.
Par "Monde 3", j'entends le monde des productions de l'esprit humain. Quoique j'y inclue les oeuvres d'art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions sociales (et donc, autant dire les sociétés), je me limiterai en grande partie au monde des bibliothèques scientifiques, des livres, des problèmes scientifiques et des théories, y compris les fausses. [...]
Il n'y a aucun doute que la prise de conscience que l'homme est un animal et que le désir de nous voir faire partie de la nature soient l'argument philosophique fondamental en faveur du déterminisme laplacien et de la théorie de la fermeture causale du Monde 1. Je crois que la raison est juste ; si la nature était entièrement déterministe, le royaume des activités humaines le serait aussi. Il n'y aurait, en fait, aucune action, mais tout au plus l'apparence d'actions. Mais l'argument opposé est également solide. Si l'homme est libre, au moins en partie, la nature l'est aussi ; et le Monde 1, physique, est ouvert. Et il y a toutes les raisons de croire l'homme libre, du moins en partie. Le point de vue opposé - celui de Laplace - mène à la prédestination. Il conduit à l'idée que, il y a des milliards d'années, les particules élémentaires du Monde 1 contenaient la poésie d'Homère, la philosophie de Platon et les symphonies de Beethoven, comme une graine contient la plante ; il mène à l'idée que l'histoire humaine est prédestinée et, avec elle, toutes les manifestations de la créativité humaine.
Et la version de la théorie quantique est tout aussi mauvaise. Elle fait de la créativité humaine une question de simple hasard. Il y a sans doute un élément de hasard. Cependant, la théorie selon laquelle la création d'oeuvres d'art ou de musique peut, en dernière analyse, être expliquée en termes de chimie ou de physique me paraît absurde. Dans la mesure où la création musicale peut être expliquée, elle doit l'être, au moins en partie, en faisant intervenir l'influence d'autres musiques (qui stimulent aussi la créativité des musiciens) et, ce qui est plus important, en faisant intervenir la structure, les lois et les contraintes internes qui jouent un rôle si important dans la musique et dans tous les autres phénomènes du Monde 3 - lois et contraintes dont l'assimilation et parfois le refus sont d'une très grande importance pour la créativité des musiciens.
Ainsi, notre liberté, et surtout notre liberté de créer est soumise clairement aux restrictions des trois Mondes. Si Beethoven, par quelque infortune, avait été sourd de naissance, il ne serait pas devenu compositeur. En tant que compositeur, il soumit librement sa liberté d'inventer aux restrictions structurales du Monde 3. Le Monde 3, autonome, fut celui où il fit ses découvertes les plus grandes et les plus authentiques, libre qu'il était de choisir son chemin, comme un explorateur dans l'Himalaya, mais étant aussi limité à la fois par le chemin choisi jusque-là et par les suggestions et les restrictions internes du nouveau monde ouvert qu'il était en train de découvrir.
Karl POPPER, L’Univers irrésolu, Plaidoyer pour l’indéterminisme.
III. LA LIBERTE COMME CONDITION PREMIERE DU DETERMINISME.
Si l’on voulait retracer l’histoire du Déterminisme, il faudrait reprendre toute l’histoire de l’Astronomie. C’est dans la profondeur des Cieux que se dessine l’Objectif pur qui correspond à un Visuel pur. C’est sur le mouvement régulier des astres que se règle le Destin. Si quelque chose est fatal dans notre vie, c’est d’abord qu’une étoile nous domine et nous entraîne. Il y a donc une philosophie du Ciel étoilé. Elle enseigne à l’homme la loi physique dans ses caractères d’objectivité et de déterminisme absolus. Sans cette grande leçon mathématique astronomique, la géométrie et le nombre ne seraient probablement pas aussi étroitement associés à la pensée expérimentale ; le phénomène terrestre a une diversité et une mobilité psychologique, une doctrine de l’Objectif et du Déterminisme. Le Déterminisme est descendu du Ciel sur la Terre.
A suivre le développement de l’astronomie jusqu’au siècle dernier, on peut se rendre compte du double sens que comporte le Déterminisme, pris tantôt comme un caractère fondamental du phénomène, tantôt comme la forme a priori de la connaissance objective. Souvent c’est le passage d’un sens à l’autre qui apporte une confusion dans les discussions philosophiques.
BACHELARD, Le Nouvel Esprit scientifique (1934)
La physique quantique est si étrange qu'elle est en quête perpétuelle d'explications pour le grand public,
notamment à travers la science fiction. Ici Futurama, dont l'équipe de scénaristes se vantait de cumuler à elle seule cinquante ans d'études à Harvard, avec trois PhD et cinq masters.
Essayons de circonscrire l’indéterminisme. On suppose à la base de la construction des comportements imprévisibles. On ne sait rien par exemple sur l’atome qui n’est pris que comme le sujet du verbe rebondir dans la théorie cinétique des gaz. On ne sait rien sur le temps où s’accomplit le phénomène du choc ; comment le phénomène élémentaire serait-il prévisible alors qu’il n’est pas « visible », c’est-à-dire susceptible d’une description précise ? La théorie cinétique des gaz part donc d’un phénomène élémentaire indéfinissable, indéterminable. Certes indéterminable n’est point synonyme d’indéterminé. Mais quand un esprit scientifique a la fait la preuve qu’un phénomène est indéterminable, il se fait un devoir de méthode de le tenir pour indéterminé. Il apprend l’indéterminisme sur l’indéterminable.
Or mettre en œuvre une méthode de détermination à propos d’un phénomène c’est supposer que ce phénomène est sous la dépendance d’autres phénomènes qui le déterminent. D’une manière parallèle, si l’on suppose l’indétermination d’un phénomène, on suppose du même coup son indépendance. L’énorme pluralité que représente les phénomènes de choc entre les molécules d’un gaz se révèle donc comme une sorte de phénomène général pulvérisé où les phénomènes élémentaires sont strictement indépendants les uns des autres.
C’est alors que peut intervenir le calcul probabiliste sous sa forme la plus simple, ce calcul est fondé sur l’indépendance absolue des éléments. S’il y avait la moindre dépendance, il y aurait un trouble dans l’information probabilitaire et il faudrait un effort toujours plus difficile pour tenir compte d’une interférence entre les liaisons de dépendance réelle et les lois de stricte probabilité.
BACHELARD, Ibidem.
Le conflit entre le déterminisme et l’indéterminisme scientifiques était en quelque manière assoupi quand la révolution de Heisenberg est venue remettre tout en cause. Cette révolution ne tend à rien moins qu’à établir une indétermination objective. Jusqu’à Heisenberg, les erreurs sur les variables indépendantes étaient postulées comme indépendantes. Chaque variable pouvait donner lieu séparément à une étude de plus en plus précise ; l’expérimentateur se croyait toujours capable d’isoler les variables, d’en perfectionner l’étude individuelle ; il avait foi en une expérience abstraite où la mesure ne rencontrait d’obstacle que dans l’insuffisance des moyens de mesure. Or avec le principe d’incertitude de Heisenberg, il s’agit d’une corrélation objective des erreurs. Pour trouver la place d’un électron, il faut l’éclairer par un photon.La rencontre du photo et de l’électron modifie la place de l’électron ; elle modifie d’ailleurs la fréquence du photon. En microphysique, il n’y a donc pas de méthode d’observation sans action des procédés de la méthode sur l’objet observé. Il y a donc une interférence essentielle de la méthode et de l’objet.
Prétendre dépasser les bornes de relations d’incertitude, c’est employer les mots position et vitesse en dehors du domaine où ils ont été définis, où ils sont indéfinissables. En vain on objectera que des notions si fondamentales ont un sens universel ; il faudra toujours convenir que les qualités géométriques n’ont aucun droit à être appelés des qualités premières. Il n’y a que des qualités secondes puisque toute qualité est solidaire d’une relation.
BACHELARD, Ibidem.
David Hume (1711-1776)
HUME, Abrégé du Traité de la nature humaine (1740).
L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d’échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, hérédosyphilitique ou tuberculeux. L’histoire d’une vie, quelle qu’elle soit, est l’histoire d’un échec. Le coefficient d’adversité des choses est tel qu’il faudrait des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c’est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu’il ne paraît « se faire », l’homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
Cet argument n’a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu’il faut « tâcher de se vaincre soi-même plutôt que la fortune ». C’est qu’il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d’adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c’est par nous, c’est-à-dire par la position préalable d’une fin, que surgit ce coefficient d’adversité. Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l’escalader pour contempler le paysage. En lui-même – s’il est même possible d’envisager ce qu’il peut être en lui-même – il est neutre, c’est-à-dire qu’il attend d’être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. Encore ne peut-il se manifester de l’une ou l’autre manière qu’à l’intérieur d’un complexe-ustensile déjà établi. Sans les pics et les piolets, les sentiers déjà tracés, la technique de l’ascension, le rocher ne serait ni facile ni malaisé à gravir ; la question ne se poserait pas, il ne soutiendrait aucun rapport d’aucune sorte avec la technique de l’alpiniste.
SARTRE, L’Être et le Néant (1943)
L'être ne saurait engendrer que l'être et, si l'homme est englobé dans ce processus de génération, il ne sortira de lui que de l'être. S'il doit pouvoir interroger sur ce processus, c'est-à-dire le mettre en question, il faut qu'il puisse le tenir sous sa vue comme un ensemble, c'est-à-dire se mettre lui-même en dehors de l'être et du même coup affaiblir la structure d'être de l'être. Toutefois il n'est pas donné à la "réalité humaine" d'anéantir, même provisoirement, la masse d'être qui est posée en face d'elle. Ce qu'elle peut modifier, c'est son rapport avec cet être. Pour elle, mettre hors de circuit un existant particulier, c'est se mettre elle-même hors de circuit par rapport à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle est hors d'atteinte, il ne saurait agir sur elle, elle s'est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté.
SARTRE, Ibidem.
Le coupe papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettraient de le produire et de le définir – précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminé. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur ; et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu’il s’agisse d’une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l’entendement, ou, tout au moins, l’accompagne, et que Dieu, lorsqu’il créé, sait précisément ce qu’il créé. Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel ; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique.
Ainsi l’homme individuel réalise un certain concept qui est dans l’entendement divin. Au XVIIIe siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L’homme est possesseur d’une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme ; chez Kant, il résulte de cette universalité que l’homme des bois, l’homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l’essence de l’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L’existentialisme athée que je représente est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. (…)
« L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que j’ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restés donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d’inférer. »
Or, en réalité, pour l’existentialiste, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n’y a pas de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des œuvres de Proust ; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite ? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure, il n’y a rien.
Evidemment cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles ; c’est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif. (…) Quand nous parlons d'une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu'elle est gratuite ; nous comprenons très bien qu'il s'est construit tel qu'il est en même temps qu'il peignait, que l'ensemble de son oeuvre s'incorpore à sa vie. Il en est de même sur le plan moral. Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous avons création et invention. Nous ne pouvons décider a priori de ce qu'il y a à faire. Je crois vous l'avoir assez montré en vous parlant du cas de cet élève qui est venu me trouver et qui pouvait s'adresser à toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver aucune espèce d'indication ; il était obligé d'inventer sa loi lui-même. Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de rester avec sa mère en prenant comme base morale ses sentiments, l'action individuelle et la charité concrète, ou qui aura choisi de s'en aller en Angleterre, en préférant le sacrifice, a fait un choix gratuit. L'homme se fait ; il n'est pas fait tout d'abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est telle qu'il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne définissons l'homme que par rapport à un engagement. Il est donc absurde de nous reprocher la gratuité du choix.
SARTRE, L’existentialisme est un humanisme (conférence de 1945)
S'il y a un Autre, alors quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature, ma chute originelle c'est l'existence de l'autre et la honte est -comme la fierté- l'appréhension de moi-même comme nature, encore que cette nature même m'échappe et soit inconnaissable comme telle. Ce n'est pas, à proprement parler, que je me sente perdre ma liberté pour devenir une chose, mais elle est là- bas, hors de ma liberté vécue, comme un attribut donné de cet être que je suis pour l'autre. Je saisis le regard de l'autre au sein même de mon acte, comme solidification de mes propres possibilités.
Sartre, L'Etre et le néant, p. 349
Considérons, par exemple, la honte. (…) Elle est conscience non positionnelle (de) soi comme honte et, comme tel, c’est un exemple de ce que les Allemands appellent « Erlebnis », elle est accessible à la réflexion. En outre sa structure est intentionnelle, elle est appréhension honteuse de ce quelque chose et ce quelque chose est moi. J’ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j’ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n’est pas originellement un phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l’on puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte devant quelqu’un.
Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit.
J-P. Sartre, Ibidem, p.259-260.
Mais, en outre, autrui, en figeant mes possibilités, me révèle l’impossibilité où je suis d’être objet, sinon pour une autre liberté. Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce que je suis ; livré à ses seules ressources, l’effort réflexif vers le dédoublement aboutit à l’échec, je suis toujours ressaisi par moi. Et lorsque je pose naïvement qu’il est possible que je sois, sans m’en rendre compte, un être objectif, je suppose implicitement par là même l’existence d’autrui, car comment serais-je objet si ce n’est pour un sujet ? Ainsi autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’est à dire l’être par qui je gagne mon objectité. Si je dois seulement concevoir une de mes propriétés sur le mode objectif, autrui est déjà donné. Et il est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur. Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition, connaître, c’est-à-dire poser comme objet, il est toujours là, hors de portée et sans distance lorsque j’essaie de me saisir comme objet. Et dans l’épreuve du regard, en m’éprouvant comme objectivité non révélée, j’éprouve directement et avec mon être l’insaisissable subjectivité d’autrui.
Du même coup j’éprouve son infinie liberté. Car c’est pour et par une liberté et seulement pour et par elle que mes possibles peuvent être limités et figés. Un obstacle matériel ne saurait figer mes possibilités, il est seulement l’occasion pour moi de me projeter vers d’autres possibles, il ne saurait leur conférer un dehors. Ce n’est pas la même chose de rester chez soi parce qu’il pleut ou parce qu’on vous a défendu de sortir. Dans le premier cas je me détermine moi-même à demeurer, par la considération des conséquences de mes actes ; je dépasse l’obstacle « pluie » vers moi-même et j’en fais un instrument. Dans le second cas, ce sont mes possibilités mêmes de sortir ou de demeurer qui me sont présentées comme dépassées et figées et qu’une liberté prévoit et prévient à la fois. Ce n’est pas caprice si, souvent, nous faisons tout naturellement et sans mécontentement ce qui nous irriterait si un autre nous le commandait. C’est que l’ordre et la défense exigent que nous fassions l’épreuve de la liberté d’autrui à travers notre propre esclavage.
Ibidem, pp. 309-310.
L’authenticité juive consiste à se choisir comme juif, c’est-à-dire à réaliser sa condition juive. Le Juif authentique abandonne le mythe de l’homme universel : il se connaît et se veut dans l’histoire comme créature historique et damnée ; il a cessé de se fuir et d’avoir honte des siens. Il a compris que la société : est mauvaise ; au monisme naïf du Juif inauthentique, il substitue un pluralisme social ; il sait qu’il est à part, intouchable, honni, proscrit et c’est comme tel qu’il se revendique. Du coup, il renonce à son optimisme rationaliste : il voit que le monde est morcelé par des divisions irrationnelles et en acceptant ce morcellement du moins en ce qui le concerne – en se proclamant Juif, il fait siennes certaines de ces valeurs et ces divisions ; il choisit ses frères et ses pairs : ce sont les autres Juifs, il parie pour la grandeur humaine puisqu’il accepte de vivre dans une condition qui se définit précisément comme invivable, puisqu’il tire son orgueil de son humiliation. Il ôte tout pouvoir et toute virulence à l’antisémitisme du moment même où il cesse d’être passif. Car le Juif inauthentique fuyait sa réalité juive et c’était l’antisémite qui le faisait Juif malgré lui ; au lieu que le Juif authentique se fait juif lui-même et de lui-même, envers et contre tous ; il accepte tout jusqu’au martyre et l’antisémite désarmé doit se contenter d’aboyer sur son passage sans pouvoir le marquer.
Sartre, Réflexions sur la question juive, (1946) pp. 146-147.
Il y eut des cris mais pas d’embrassements et ma mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer : on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur. Déjà, pourtant, mon œil entrait dans son crépuscule. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mon grand-père semblait lui-même tout interdit ; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements. (…)
Les amis de ma famille me jetaient des regards soucieux que je surprenais souvent. Mon public devenait de jour en jour plus difficile ; il fallut me dépenser ; j’appuyai mes effets et j’en vins à jouer faux. Je connus les affres d’une actrice vieillissante : j’appris que d’autres pouvaient plaire.
Sartre, Les Mots (1964).
