Peut-on penser par soi-même ?
Comment peut-on définir les termes ?
« peut-on » : capacité. On peut répondre qu'il est simplement impossible de penser par soi-même, à cause de l'influence de la société par exemple.
« peut-on » : autorisation. On peut aussi dire que même si c'est possible de penser par soi-même, dans un espace mental privé, on ne veut pas risquer de transgresser les normes, et donc ne pas paraître différent.
« penser par soi-même » : cette formule peut recouvrir des définitions plus ou moins larges ou restreintes, on dirait plus ou moins fortes faibles ou fortes. (1) Si penser par soi-même c'est être le sujet de ses pensées, c'est évident. (2) Mais si penser par soi-même veut dire être sujet de ses pensées et avoir des idées neuves, originales, en dehors des préjugés, contre la pensée unique. Alors il est logique de conclure qu'on ne peut pas, par définition, tous réussir à penser par soi-même. Il y a des connaissances qu'on emprunte à d'autres. (3) Mais si penser par soi-même veut dire penser des choses librement, par opposition à penser sous la contrainte, alors il est possible qu'on ait une définition moins exigeante que la définition d'une pensée originale, mais néanmoins, cela signifie qu'on peut penser penser la même chose que d'autres tout en restant soi-même. On peut penser une chose, non parce qu'elle est inculquée par un prof, mais parce que cette chose est vraie, et qu'elle s'impose à nous, et que nous en avons nous-mêmes compris la vérité.
La société nous influence. On peut penser à l’expérience de Solomon Asch : 7 à 9 participants, trois lignes, et il faut déterminer l’ordre de longueur. Les trois premières fois, le cobaye (naïf) et les complices donnent la bonne réponse. Puis dès la 3ème fois sur 18, ils mentent, et le cobaye, placé en avant dernière position, se met à répéter le mensonge ds 38% des cas. On constate un phénomène de conformisme informationnel (donner la même bonne réponse au début de l’expérience) qui dérive en un conformisme normatif (on imite les autres, quelle que soit la vérité de la réponse). Variante : avec un partenaire naïf, le cobaye ose dire que les autres ont tort. Mais s’il se retire, il redevient encore plus conformiste.
Mais il est facile de montrer la faiblesse de cette influence sociale. D’abord, dans l’expérience de Asch, on montre que si on a des amis et une vie privée, on peut échapper au conformisme. Donc il devient assez facile d’y échapper en réalité. Ensuite, ce que suggère Asch malgré lui, c’est que c’est nous qui voulons suivre la société. Harold Garfinkel étudie le comportement des individus. Et il remarque que l’ordre social n’est pas naturel et tranquille, tel un fleuve ou le lever du soleil, mais qu’il est l’objet d’un souci permanent, une construction permanente des acteurs sociaux eux-mêmes. L’impression de normalité impose à chaque individu de faire attention à chaque petit détail. L’ordre naturel n’est pas naturel, il est construit par ce souci constant.
Pour le mettre en évidence, il propose une expérience. Il envoie des étudiants dans leurs familles avec une seule obligation se comporter chez soi comme si l’on était pensionnaires occasionnels. C’est une « expérience de violation ». Il faut par exemple :
* éviter la familiarité
* s’adresser aux autres d’une manière formelle
* ne parler que lorsqu’on leur adresse la parole.
* rester circonspects et polis.
Dans peu de cas, tout se passe bien. Car les familles croient à un blague. Dans plus de cas, le comportement provoque une grave rupture des relations sociales. Car on attend des individus qu’ils fassent absolument comme tout le monde fait dans ce contexte. Qu’ils pensent comme tout le monde. C’est nous faisons un effort de nous conformer aux autres parce qu’on désire être intégré.
(Par la suite, Garfinkel poursuivra les mêmes travaux concernant la construction des identités sexuée, les genres. En suivant une jeune transexuelle, Agnes, qui chaque jour doit faire attention à son apparence, autant qu’une femme biologique, pour « faire » femme : porter des vêtements amples, ne pas se faire suivre dans les cabines d’essayage, reconstruire sa biographie)
Ce que met en lumière Garfinkel (mort en 2011) c’est cette citation d’Andy Warhol : « Un jour, chacun pensera exactement ce qu’il a envie de penser, et alors tout le monde aura probablement les mêmes opinions. » Parce qu’on veut être conformiste.
Peut-on penser par soi-même ? Penser par soi-même implique-t-il forcément de penser contre les autres, de façon originale, ou penser par soi-même, n’est-ce pas plutôt parvenir à des conclusions peut-être similaires aux autres, mais en usant d’une liberté intellectuelle nouvelle ?
Nous avons supposé dans les deux cas, que notre liberté de penser était individuelle, voire solitaire, mais si cette liberté est conditionnée à la recherche de la vérité, alors le dialogue et l’échange sont sans doute primordiaux. Il est donc nécessaire de penser par soi-même avec et grâce aux autres.
I. PENSER PAR SOI-MÊME COMMENCE PAR LE DOUTE.
1. Le premier geste de liberté : le doute (platon).
Socrate naît entre 469 avant notre ère et meurt en 399, à 70 ans. Son père était sculpteur, sa mère sage-femme, ou c’est au moins ce que Socrate raconte lui-même, pour expliquer que sa méthode pour philosopher emprunte à l’accouchement que pratiquait sa mère, sauf que dans son cas, il fait accoucher les âmes (c’est la maïeutique). Socrate n’a rien écrit lui-même, il se méfie de l’écrit qui fige la pensée, et pense que le dialogue est la seule pratique vivante et légitime de la philosophie. Par conséquent ce sont ses disciples, Platon ou Xénophon qui nous ont livré des dialogues écrits où Socrate apparaît. Ces dialogues sont-ils fidèle à la pensée de Socrate, ou une pure trahison, c’est presque impossible de le savoir.
Ce qu’on sait avec certitude c’est que Socrate n’était pas réellement pauvre, puisqu’il a pu servir comme hoplite lors de la guerre du Péloponèse, et que par conséquent il ne fait pas partie de la classe des citoyens les plus indigents d’Athènes. Autre point important, même si Socrate est athénien, il se méfie grandement de la démocratie athénienne et lui préfère l’austère et sévère Sparte (cité militaire, égalitariste, moins opulente). Dans tous les dialogues où Socrate apparaît, ce qui le caractérise est une grande liberté de ton, il dit souvent qu’il ne sait pas grand chose, mais il finit aussi par guider la discussion et paraît finalement moins idiot qu’il ne paraît. C’est l’ironie de Socrate. Dans les dialogues de Platon, le premier Socrate paraît très sceptique quant à la possibilité d’établir une quelconque vérité, alors que dans les dialogues plus tardifs (dont la République) Socrate se montre plus affirmatif et systématique. Là encore, Socrate n’est pas préoccupé par la constitution d’un dogme, mais il est plus soucieux par l’exigence éthique de la recherche philosophique. Chercher la vérité revient nécessairement à s’examiner soi-même, et prendre soin de son âme (qui sont les deux points les plus constants de la philosophie de Socrate).
Socrate ayant dérangé un grand homme politique (Mélétos) en dialoguant avec lui, et en ayant montré semble-t-il qu’il n’est pas si intelligent qu’on le croit, un procès est engagé contre Socrate pour « corruption de la jeunesse » (mais aussi nier les dieux de la cité et introduire des divinités nouvelles). Par là il faut entendre que le philosophe n’est pas assez soucieux des rangs, des valeurs, des rituels et des hiérarchies sociales. En s’attaquant à Socrate, ce qu’on essaye de montrer est que la recherche de la vérité n’est pas prioritaire sur l’ordre social, quel qu’il soit.
lire le texte
Qu’est-ce qui frappe Socrate ? Que les autres prétendent tous savoir sans pourtant savoir. Autrement dit, que plus on est ignorant, plus on croit savoir.
Qu’est-ce qui rend Socrate plus sage ? Il ne sait rien de plus (en tout cas, c'est ce qu'il dit). Mais on devrait alors s'étonner qu'il puisse dire que l'autre a tort, car pour avoir tort contre quelqu'un il faut savoir pourquoi il a tort, et donc savoir quelque chose de la vérité qui manque à l'autre. On pourrait dire que ce qui rend Socrate plus sage est son sens de l'honnêté, donc il est sage parce qu'il est humble, il est vertueux. Mais ce n'est pas seulement ça. Il sait qu’il ne sait pas.
La formule fait apparaître deux niveaux de conscience. Une conscience immédiate (savoir) et une conscience réflexive (savoir qu'on sait). La première se porte sur des objets (je vois la chaise) et la deuxième sur porte sur le sujet qui se pense lui-même (je sais que c'est moi qui vois la chaise). Ce qui manque à celui qui ne sait pas qu'il ne sait pas, c'est cette conscience réflexive. Il ne revient pas sur lui-même. Il ne réfléchit pas à ce qu'il sait ou ne sait pas, ou pourrait savoir... La différence donc, c'est que Socrate sait qu'il ne sait pas tout ce qu'il pourrait savoir. Alors que l'ignorant croit que ce qu'il sait est tout ce qu'il y a à savoir. L'ignorant pense que le monde commence avec lui.
Quel serait la première précaution qu’il faut prendre avant de prétendre pouvoir penser par soi-même ? Accepter que penser par soi-même c’est d’abord douter de soi-même. Car vouloir savoir n’est possible que si on prend d’abord conscience qu’on ne sait pas. Le faux savoir est dogmatique. Le véritable effort de penser est conscient de ses propres limites. Il faut donc mettre à distance tout ce qui semble dogmatique. Le paradoxe de l'histoire de Socrate c'est que c'est en doutant qu'il découvre sa propre méthode de recherche philosophique. Mais le premier geste d'une pensée autonome est de ne pas adhérer à ce qui se présente comme évident, certain, de bon sens etc. Ces fausses évidences sont appelées « opinions » ou « doxa » en grec. Elles semblent immédiatement vraies, mais quand on y réfléchit, on fait apparaître leurs limites et leurs lacunes.
D’où comme 4 étapes du savoir : 1) ne pas savoir qu’on ne sait pas (ignorant ou dogmatique) ; ne pas savoir qu’on sait (savoir inconscient, ou savoir de l'élève) ; 3) savoir qu’on ne sait pas (sagesse) ; 4) savoir qu’on sait (science).
Mais le premier geste pour commencer à penser par soi-même est donc de douter de ses propres connaissances (ou des connaissances d'autrui) pour prendre conscience de ses limites, et donc ouvrir la perspective d'un progrès, d'un perfectionnement.
Néanmoins, le doute de Socrate est pessimiste, ou aporétique. Il consiste à mettre tout le monde à égalité devant l’ignorance, et à seulement cultiver une vertu d’humilité.
2. Douter pour trouver une certitude. (descartes)
Petit point historique : Platon, disciple de Socrate, fonde l’académie. Or, après Platon, l’académie prend une orientation plus sceptique, puis probabiliste, comme si une vérité absolue ne pouvait pas être trouvée, comme si une fois le doute instillé, on n’arrivait plus à en sortir. Il faut attendre Descartes pour réussir à trouver, à travers l’épreuve du doute, une base sûre pour établir une vérité.
Descartes est un philosophe du 17ème siècle. Il grandit dans un contexte général de crise du savoir. La science est remise en cause avec les travaux de Galilée, qui montre que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre (géocentrisme), mais la Terre qui tourne autour du soleil (héliocentrisme). Par ailleurs si Galilée a raison, cela signifie que notre expérience la plus communes, c’est-à-dire voir le soleil se lever à l’est et se coucher à l’ouest, ne conduit aussitôt à une certitude concernant la trajectoire du Soleil et de la Terre.
Pour résumer, ni la tradition scientifique, ni nos propres sens ne sont d’une quelconque aide pour trouver une évidence qui résisterait au doute.
S’ajoute à cela un climat assez menaçant pour ceux qui osent penser contre les préjugés établis socialement. Descartes lui-même ne publie pas son « Monde » (c’est-à-dire son traité de sciences physiques) où il prend parti pour l’héliocentrisme. Même si Galilée n’est pas condamné à mort, ses travaux sont mis à l’index par l’Eglise. Le problème auquel est confronté Descartes est de trouver comment sortir de ces doutes et de cette dépendance à une autorité politique et religieuse.
Le texte des principes de philosophies est une version didactique (dans le but d'instruire) de ses Méditations philosophiques. Les paragraphes sont denses.
§1 et 2 : Le problème est que les hommes ne peuvent pas atteindre immédiatement la vérité, ils grandissent. Et l'accès différé à la raison est un problème car on ne peut pas ne rien croire en attendant d'être un adulte. Un enfant doit croire beaucoup de choses pour vivre dans une société, mais ces choses ne peuvent être examinées par lui. On est donc une éponge à préjugés avant d'avoir à se purifier de ces préjugés.
Descartes y présente sa méthode : considérer comme faux ce dont on peut douter. Deux formes de doute HYPERBOLIQUE : 1) méthodique, le doute ne doit rien laisser passer ; 2) ontologique, le doute porte plus que sur les idées, mais sur l’existence même des choses. ATTENTION : Descartes ne philosophe pas pour douter, il doute pour ne plus douter. Il cherche un point archimédéen :
« Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. »
Ce que propose Descartes est de ne plus considérer le vraisemblable (ce qui a l’apparence du vrai) comme du vrai. Il faut donc réduire tout ce qui est vraisemblable à du faux. Cette méthode est une réduction logique
Je passe le paragraphe 3. Descartes sait qu'il existe deux définitions de la vérité, comme deux sources de vérités, ainsi qu'une troisième qui est souvent invoqué. Sa démarche est simple, il regarde si ces trois sources sont susceptibles d'être polluée, ne serait-ce qu'un peu. Si c'est le cas, alors il faut suivre sa méthode, et se passer de cette source de vérité.
La première source de vérité sont les sens. Dans ce cas, on définit la vérité comme une correspondance entre les choses (ou plutôt, ce que je perçois) et mes idées de ces choses. On parle souvent d'adéquation entre l'idée et la chose. Si la chaise que je vois est bien ce que j'appelle chaise d'après l'idée que j'ai de la chaise, alors dire que c'est une chaise est vrai. C'est la définition la plus courante de la vérité : est vrai une proposition, une assertion, une affirmation correcte au sujet du réel.
§4 : Descartes n'a pas longtemps à chercher des défauts dans cette source de vérité. En effet, nos sens ne sont pas parfaits. Il existe des illusions. Et puisque ce petit doute doit être considéré comme un doute invalidant toute recherche au sujet du réel, Descartes propose un argument radical : sa méthode conduit à considérer que c'est comme si le rêve ne pouvait pas être distingué de la réalité. La réalité est supposée être perçue "vivement", or les rêves peuvent également produire des perceptions vives et intenses. Le rêve peut donc aussi bien être pris pour la réalité que la réalité pour un rêve. Par conséquent, il n'y a pas d'adéquation entre l'idée et la réalité, puisqu'on ne peut plus distinguer les deux.
Voilà le passage des Méditations Métaphysiques :
Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que le remue n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu'il est presque capable de me persuader que je dors.
§5 : ce paragraphe va éliminer les deux dernières sources possibles de vérité.
D'abord, les vérités mathématiques, qui sont définies par l'accord des idées entre elles, c'est-à-dire l'absence de contradiction entre ces idées (vérité comme consistance ou cohérence). Si je dis que 2+2=4 c'est que toute autre réponse produirait une contradiction aussi forte que dire d'un rond qu'il serait carré. Je n'ai pas besoin d'examiner le réel. Là encore, la raison n'est pas parfaite, puisqu'il se peut qu'on se trompe (attention, le fait de se tromper ne relève pas de la raison, ou d'un défaut de la raison, mais plutôt d'une volonté qui peut déborder la raison).
Enfin, Descartes ne tient pas compte de la vérité de la foi (la confiance en Dieu). Il ne prend pas l'existence de Dieu pour acquis (en tout cas, pas au début du raisonnement), ce qui aurait permis de résoudre aussitôt le problème de la certitude. C'est une nouveauté dans l'histoire de la philosophie, puisque dans la philosophie médiévale, l'existence de Dieu garantit la possibilité de la recherche de la vérité. Descartes donc exagère là encore les résultats de ses recherches en disant que trouver ces doutes concernant la certitude au sujet du monde et des mathématiques, cela revient à faire comme si un Malin Génie (un dieu tout puissant et mauvais) voulait nous tromper.
On a parfois reproché à Descartes de ne pas tenir compte de l'aide d'autrui, de l'intersubjectivité, mais pour lui autrui n'est pas réel encore :
« et cependant que vois- je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. »
Et la folie n’est pas un argument abordée !
« Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n'est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils assurent constamment qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres ; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus ; ou s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples. »
Descartes conclut : il ne peut pas n’être rien s’il doute. Penser suppose qu’il y ait quelque chose qui pense, une chose. Mais qu’est-il ? Ici la question du « qui suis-je n’a pas d’intérêt, car un « qui » conduirait déjà trop loin.
Descartes ajoute autre chose, il va tenter de préciser qui ce « je » qui pense : Je suis une chose qui pense, une res cogitans (chose pensante). Attention, ça ne veut pas dire que je peux penser sans mon corps, mais je suis prioritairement de la pensée, parce que c’est, dans l’ordre du savoir, par la pensée pure, dénuée de sensations ou de calculs, que je peux atteindre la plus grande des vérités.
Penser ici signifie bc de choses : « douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, imaginer, sentir. » Chaque pensée, au sens large, suppose une conscience. La conscience est continue.
Autrement dit : la première certitude vient de la certitude de la subjectivité comme fondement (omniprésent et évident) de toute connaissance. Toute idée est idée d’un sujet. S’il n’y avait pas de sujet, il ne pourrait pas y avoir de connaissance… de la même façon que s’il n’y avait pas de terre sous nos pieds, il n’y auraient pas d’hommes.
Pour résumer, chaque fois que je doute, et surtout parce que je doute le plus exagérément possible, je trouve une certitude fondamentale "je suis, j'existe".
3. Vertus du conformisme.
Le paragraphe 3 que nous avons évité rappelle qu'il y a une différence entre théorie et pratique. Le doute valable pour acquérir une véritable indépendance de pensée n'est pas valable dans le domaine de l'action. Car on ne peut pas arrêter d'agir. Dans le domaine de l'action, c'est donc l'inverse qui est valable : il faut prendre le vraisemblable pour certain. C'est ce qu'on a appelé une "morale provisoire" (ou morale par provision).
Première maxime du Discours de la méthode : "La première étoit d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurois à vivre."
Deuxième : "Ma seconde maxime étoit d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serois une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées."
Troisième : "Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible."
TRANSITION : il semble que la liberté de pensée s'arrête aux frontières de l'action. Mais plus encore, si l'action est première dans nos vies, alors signifie aussi que quelle soit notre liberté de pensée, elle sera toujours soumise aux impératifs de l'action pratique.
II. DE L’UTILITE DU CONFORMISME.
1. Expérience de Milgram.
Milgram est un disciple de Asch. Il est convaincu que les hommes, notamment après les atrocités de la guerre ne sont pas seulement cruels, mais ils peuvent s'abandonner volontairement aux ordres qu'on leur donne. C'est ce qu'il nomme "l'état agentique". Si l'obéissance est utile à la société, le fait de développer des techniques d'obéissance aveugle est une caractéristique de la modernité.
Rappel des chiffres.
On obéit certes parce que c'est utile à la société, mais ces chiffres méritent d'être nuancés. L'expérience a été refaite plusieurs fois, c'est vrai, avec des chiffres souvent proches ou plus élevés. Mais ce qui est en question est l'engagement de ceux qui se soumettent aux ordres : ils ne croient pas tous à l'expérience. 56% sont assez détachés et mettent en doute le réalisme de l'expérience. D'ailleurs la même expérience peut être refaite en informant les participants que tout est faux, et on trouve les mêmes chiffres. Ce qui prouve que l'engagement des participants est indépendante de l'autorité supposée des donneurs d'ordre. C'est bien nous qui nous convaincons nous-mêmes.
letemps.ch/societe/lart-lelectrochoc-mensonges-lexperience-milgram
2. Double pensée.
Dans un texte destiné à un futur Duc, Pascal propose une image. Un homme qui arrive sur une île est pris pour le roi de cette île. Il sait que c'est faux, mais ils laissent les habitants croire que c'est le cas. Il a une double pensée. Pour lui, il doit se dire que tout est faux. Mais pour les autres, il doit accepter les conventions d'une société, qui même si elle est absurde, lui offre cette place de roi pour maintenir un ordre.
Il faut donc que nous pensions par nous-mêmes mais uniquement pour soi. Mais dans notre rapport aux autres, nous devons accepter l'ordre symbolique, car il est un ordre. Et il vaut mieux un ordre, même absurde ou injuste, que rien du tout.
Pascal rappelle d'ailleurs à quel point, l'ordre qu'on croit naturel ne l'est pas, mais est fondé sur le hasard, le hasard des rencontres amoureuses par exemple. Mais savoir cela n'autorise pas à dévoiler la vérité à tout le monde. Car cela supposerait que tout le monde veuille connaître la vérité. Or à côté de la grandeur naturelle (c'est-à-dire la connaissance du monde), il y a les grandeurs d'établissement (qui sont fondées sur la fantaisie des hommes, sur leur imagination). Par conséquent, vouloir dire à tout le monde la vérité suppose de ne pas reconnaître que la plupart des humains sont gouvernés par leur imagination. L'imagination est une force avec laquelle on doit composer. Faire le contraire c'est se comporter comme un demi-habile (un "petit malin" si on préfère).
Mais peut-être que Pascal va trop vite en rangeant toutes les conventions dans le même registre. Ce qu'on imagine n'est pas complètement délirant, et il semble au contraire que notre imaginaire puisse être commun. Plus que cela, notre imaginaire semble corrélé à des positions dans la société, des fonctions. Les pauvres ne rêvent pas de la même chose que les riches...
Cf les travaux de Bernard Lahire https://www.youtube.com/watch?v=PukoWYDrF4o
3. Idéologie
Marx est le père du communisme (ou pour être précis il donne un nouveau sens au communisme qui devient le sens courant). Mais il est surtout un très bon lecteur de Hegel et des économistes anglais. Or, il lui semble que les philosophes allemands comprennent les choses à l'envers. Marx dirait qu'ils marchent sur la tête et qu'il veut les remettre sur leurs jambes. Exposé de la méthode : on part d’abord de la "terre", plutôt que du "ciel", c'est-à-dire du particulier pour aller à l’abstraction des idées. On part de ce qu’ils font plutôt que de ce qu’ils pensent.
"Penser", ici, c’est penser au sens large. C'est plus que "raisonner". Penser, c'est d’abord ce qui accompagne une activité, c'est une représentation qui sert l'action. Si toutes les pensées ne sont pas rationnelles ou raisonnables, elles sont indispensables. Tout le monde a en tête une idée avant même d’agir. Ces idées pour agir constitue l'idéologie.
On part de ce qu’est la conscience extérieurement, avant de la laisser parler pour elle-même. Car ce qui compte c’est la vie. Et cette vie, c’est d’abord l’action. "Vivre consiste à agir" dira plus tard Bergson.
Mais attention, même si nous voulons agir, nous ne nous jetons pas sur la matière pour façonner des fours à pains en terre glaise avec nos mains. Le monde, c'est le monde des hommes, c'est-à-dire que nous sommes une espèce animale qui a besoin de modifier l'environnement pour y vivre. Nous sommes des animaux qui produisons un monde. Autrement dit notre monde est un monde produit par les hommes, qui exige une organisation sociale pour produire ce monde. Par conséquent notre véritable place dans le monde est en fait notre place au sein des rapports de production qui déterminent notre monde.
Notre idéologie est donc le fruit des rapports de production. Mais comme elle envisage les rapports de production à partir de l'endroit où elles agissent, les idéologies ne reflètent pas le monde comme il est, mais seulement comme elles le voient. L'idéologie de celui qui possède les moyens de production n'est pas celle de celui qui doit vendre son travail pour vivre. Chaque idéologie se rapporte au monde, mais à travers le filtre des rapports humains, comme si c'était l'esprit qui était prioritaire sur la matière – comme si c'était un monde inversé. Si on sort de l'idéologie, on voit le monde pour ce qu'il est, et ce n'est pas l'esprit qui détermine les rapports de production, mais les rapports de production qui détermine l'esprit.
Voilà ce que Marx entend pas "ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience".
Par conséquent, toutes les activités théoriques, qui relèvent de l'activité intellectuel, ne sont pas autonomes : elles dépendent elles aussi de notre rapport aux moyens de production. Ce qui signifie qu’elles n’ont pas d’histoire propre, à part de ce qu’en font les hommes. Les débats propres à l’art, propres à la religion, propres à la politique naissent toujours en écho à une situation économique donnée. En réalité, la véritable science serait l'économie, la science des moyens de production.
Marx inverse les perspectives. On est victime d’une illusion : la conscience paraît avoir le contrôle des choses, mais elle est contrôlée. Pourquoi, parce qu’elle n’a affaire qu’à ses représentations, mais jamais à la vie elle-même. On ne voit qu’à travers ses représentations et du coup, jamais de comparaison n’est possible. Tant qu’on ne peut pas sortir de soi, on ne peut avoir conscience du fait que la conscience justement est peu de choses en comparaison aux conditions de vie. Toute conscience est solipsiste.
Et donc la conscience morale ne sert pas à savoir ce qui est bon, mais simplement à vivre dans un ordre donnée. Elle est donc uniquement relative à lui. Il faudrait sortir de cet ordre pour avoir une vraie morale applicable à tous, universelle. Elle est illusoire car faussement universelle.
Exemple de production sociale de certains types de conscience :
Dans le documentaire Au bonheur des riches (de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon) : la mairie est dans le château d’une riche famille, qui est maire depuis quatre générations. Les pêcheurs sont contents, ils trouvent le châtelain sympa, et ils ne se rendent pas compte qu’en réalité le châtelain le fait par intérêt. Ils ne se rendent pas compte qu’ils pourraient aller dans la mairie et donc aller dans l'un des bâtiment du château où elle est située.
Les riches :
- peuvent maintenir les pauvres à distance.
- ont un espace fermé aux autres (ex de la mairie privatisé).
- sont capables de se déplacer partout et d'être à l'aise partout, parce qu'on les accueille partout. Paul Dubrule, du groupe Accord. Qui se plaint de n’être pas le premier dans le top ten.
- multiplie les réseaux. Alain Marti Cf Wine and Business (5000 ou 10000euros/annuel). 37’15
- peuvent écrire leur propre histoire et se présenter en héros. (début deuxième épisode)
Cf Richard hoggart qui décrit la culture des pauvres : « La vie des classes populaires, si on voulait la résumer en une phrase, est une vie dense et concrète, où l’accent est mis sur le sens de l’intimité, la valeur du groupe domestique et le goût des plaisirs immédiats ».
La solidarité n'est pas seulement une valeur qu'on pourrait choisir, mais c'est une nécessité lorsque vous ne pouvez pas ne pas dépendre des autres.
Pareillement, si vous êtes marginalisés et moqués pour votre mode de vie de pauvre, vous finissez par en tirer une certaine fierté puisque c'est ce qu'il vous reste.
Il y a même un art particulier des pauvres, qui est "l'art de débobiner", c'est-à-dire l'art de moquer. Les riches n'ont pas besoin d'humour dur, puisqu'ils savent mettre la distance. Les pauvres, qui ne peuvent éviter le conflit s'il a lieu, doivent s'armer en cas de conflit de cet humour plus dur, plus cruel.
Enfin, votre bonheur est d'abord une certaine façon de rester hors des difficultés, éviter la précarité. C'est le bonheur de la tranquillité.
4. Goût
Exemple de manifestations de capital culturel.
http://www.youtube.com/watch?v=FBn28iNcpBA
Interview de bourdieu sur les jugements de goût :
https://youtu.be/09ZI1hkarQk?feature=shared
Après Hoggart, Bourdieu s’est intéressé à la culture comme facteur de distinction sociale. Le capital économique ne peut pas tout expliquer. Il introduit le terme de capital culturel qui existe sous trois formes : incorporé (aisance pour parler, connaissances acquises) / objectivé (livres tableaux) / institutionnalisé (titres).
Comment s’acquiert le capital ?
Par les parents, par l’école. Et cette transmission est en partie inconsciente.
« La transmission s’opère, pour l’essentiel, en dehors de toute volonté explicite de transmettre, par l’effet éducatif qu’exerce le capital culturel objectivé intégré à l’environnement familial et par toutes les formes de transmissions implicites liées à l’usage de la langue, qui contribuent à la construction sociale des habitus [...]. Cette transmission du capital culturel s’accomplit, au moins pour partie, à l’insu du donateur et du donataire, par osmose en quelque sorte [...]. Pour partie inconsciente, la transmission du capital culturel n’exclut pas cependant le travail d’inculcation explicitement précoce de loisirs “sérieux”. Les parents peuvent agir en créant le meilleur environnement extrascolaire possible pour leurs enfants, en recherchant la meilleure stratégie de placement dans le dédale des filières, des établissements et des options. »
Pour expliquer encore mieux cette transmission, il faut utiliser le terme d’habitus.
« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement «réglées» et «régulières» sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre. »
Les habitus ne sont pas des habitudes, car c’est plutôt ce qui génère une série d’habitudes cohérentes pour se déplacer dans un certain espace du monde social. Pour reprendre une formule de Bergson qui s’appliquerait à Bourdieu, c’est « l’habitude de créer des habitudes. » Par ailleurs, ces habitudes ne sont pas conscientes non plus, tout en étant capables d’organiser une vision du monde. Ce qu’explique ailleurs Bourdieu est que les habitus ne produisent pas seulement des pratiques, des gestes, mais aussi un certain « sens commun » qui permet de trouver normal certaines choses (le fait d’écrire correctement dans les messages qu’on s’envoie), et anormales, voire écoeurantes, immorales, impolies etc. certaines autres (écrire des sms avec une orthographe incorrecte).
Attention, Bourdieu ne dit pas que la culture sert simplement à se distinguer, comme un snob, qui ne fait qu’utiliser la culture comme élément de prestige. Cette thèse est celle de Veblen. Elle peut être illustrée par le passage du film Le Diable s’habille en Prada, où la rédactrice du magazine de mode se moque de l’inculture de sa stagiaire. Cette thèse du snobisme est fausse selon Bourdieu, car les riches peuvent certes vouloir se distinguer des pauvres, mais les pauvres en retour veulent aussi se distinguer des riches. Autrement dit, la distinction par le goût n’est pas du haut vers le bas, mais part de tout côté.
https://youtu.be/CsW-UbOUqMM?feature=shared
Comment notre goût est modelé par la société ? Pas uniquement parce qu’on nous fait goûter qu’un certain type de choses qu’on aimerait par habitude. Non. C’est parce qu’on produit par habitus un dégoût du goût des autres qu’on finit par produire le sien par élimination. Notre goût est donc limité par notre éducation. Tout goût est sectaire, excluant. Et nous en faisons une question personnelle (des goûts on ne parle pas) pour éviter d’avoir à prendre conscience de la responsabilité de nos rejets et du caractère social de nos goûts. « Notre amour-propre souffre plus impatiemment la condamnation de nos goûts que de nos opinions » La Rochefoucauld.
Bourdieu n’est pas un déterministe stricte. Mais il pense que nos « distinctions nous distinguent », « nos jugements nous jugent », autrement dit qu’ils sont conditionnés socialement :
1) il avance que les goûts sont cohérents entre eux. Si on aime le trekking on a aussi plus de chance d’aimer le rock des années 60. « Les goûts sont socialement corrélés entre eux »
2) il avance aussi que si les goûts par eux-mêmes ne sont pas marquants, en revanche, ce qui est crucial c’est le dégoût qu’on marque : « le goût est le dégoût des goûts des autres ».
3) on est tous capables d’avoir des goûts déclaratifs qui sont différents des goûts spontanés (les valses de Strauss).
4) les goûts savants sont supposés être désintéressés. C’est le fruit d’une histoire. Avant on parlait de l’objet, maintenant on parle de soi, de son jugement, et on essaie de montrer à quel point il est pur. Si notre regard est « impur », on est considéré comme vulgaire.
Bourdieu dit qu’il propose une « critique sociale du jugement de goût » au sens de Kant. Pour comprendre ce qu’il veut dire il faut d’abord expliquer ce que Kant appelle « critique. » Il s’agit d’une réflexion sur les conditions de possibilités du goût, autrement il s’agit de savoir ce qui rend les jugements de goût possibles, et particulièrement le bon goût.
Pour lui, il y a deux conditions qui rendent le goût possible. (1) Une condition phylogénétique (qui explique la genèse d’un certain ensemble, ici l’ensemble des jugements esthétiques de la peinture moderne) et (2) une condition ontogénétique (qui explique ce que fait l’individu, en l’occurence comment il doit se comporter face à un tableau).
(1) D’abord, du point de vue de l’histoire de l’art, on est entré avec la peinture moderne au XIXème siècle dans une nouvelle façon de regarder un tableau. Plutôt que de s’intéresser à ce que racontait le tableau, et la lecture des symboles qu’il comportait, on s’est intéressé à la façon dont le tableau faisait effet sur le spectateur. Cf l’analyse du tableau Un bar aux folies bergères de Manet (où se reflète le client dans le miroir derrière la femme au bar).
(2) Ensuite, ce qui est attendu du spectateur n’est pas de ressentir du plaisir devant le tableau, mais de réfléchir au tableau, c’est-à-dire de s’interroger sur ce qui se passe en lui. Et la bonne attitude est de juger le tableau au-delà de sa propre sensibilité (j’aime ou j’aime pas), mais de formuler un jugement désintéressé, et donc capable d’être partagé avec tous les spectateurs. Si vous avez bon goût, votre jugement est donc universel.
Le bon goût trouve donc une origine sociale. Le bon goût est en réalité le goût de la classe bourgeoise, qui connaît l’histoire de l’art, et qui prétend pouvoir juger au nom de tous.
Bourdieu critique Kant. Là où Kant dit que le bon goût est une façon de juger particulière, il suggère en réalité que cette façon de juger est socialement construite (phylogénétiquement et ontologiquement).
Voici ce qui dit Kant du jugement de goût. Il estime qu’il y a une différence évidente entre dire qu’on aime une chose, qu’elle nous est agréable (par exemple, le vin des Canaries, selon l’exemple de Kant, qui est un vin particulier) et qu’une chose est belle. Le caractère agréable de la chose renvoie à la sensibilité particulière de chaque individu. On ne peut rien en dire : vous aimez ou vous n’aimez pas. De l’autre côté, la beauté prétend interpeller chaque autre spectateur, elle se veut universellement constatable. On parle de jugement « universel en droit » (c’est-à-dire que tout le monde ne donne pas automatiquement d’accord, mais devrait être d’accord, même si cela n’arrive pas).
Le seul problème est que la beauté n’est pas un concept. Elle n’est pas connue. Si elle l’était on pourrait faire des jugements de type vrai/faux. La formule de Kant est alors un peu paradoxale : on peut parler de la beauté (on peut en « discuter »), mais on ne peut pas en parler pour dire ce qui est vrai ou faux (on ne peut pas en « disputer »). Ce n’est pas comme reconnaître que telle voiture est une ferrari rouge par exemple, ou que telle forme sur un tableau est un escargot (comme dans L’Annonciation de Francesco del Cossa), ou que cet escargot est le symbole de la Vierge. Si la beauté consistait à reconnaître, elle relèverait de la connaissance. Et alors, ceux qui connaissent et reconnaissent un tableau ou des symboles dans un tableau – tout en passant complètement à côté de ce qui est nouveau dans le tableau –, appréhenderaient la beauté d’une façon purement intellectuelle. Ce type de jugement (comme trouver un cheval beau parce qu’il est la parfaite incarnation de la chevalité) est un « jugement déterminant ». Ce n’est pas un véritable jugement esthétique.
Ce qui produit vraiment le sentiment de beauté en nous est le spectacle d’une chose que l’on ne reconnaît pas (les exemples de Kant sont étranges, et il parle par exemple de « l’oiseau du paradis » – je vous laisserai découvrir ce que c’est). Devant ces choses (qui ne sont pas encore belles, puisqu’on ne reconnaît pas la beauté en elle), nous nous posons des questions, nous réfléchissons, nous revenons en nous-mêmes pour produire une idée propre de ce que représente un tableau, et nous prenons plaisir à nous demander ce que c’est. C’est le « jugement réfléchissant » qui est le véritable jugement esthétique. Kant parle aussi de « beauté libre » par opposition à la « beauté adhérente » de la belle ferrari rouge. « Le beau est ce qui plaît universellement sans concept » dit Kant.
De façon plus profonde encore, parler de beauté consiste à faire l’effort de se mettre à la place pour imaginer ce qu’ils sont supposés ressentir. La beauté révèle qu’il existe un « sens commun », et donc qu’on n’est pas enfermés dans ses propres bizarreries ou particularités.
Ce qui frappe Bourdieu, quelques siècles après les réflexions de Kant, est que cela invalide toute forme de goût spontané (du type « j’aime » ou « j’aime pas »), c’est-à-dire toute forme de goût plus populaire, où interviendrait véritablement la sensibilité. En effet, le jugement de goût est supposé être « désintéressé », c’est-à-dire non singulier, non particulier, pour prétendre à l’universalité. Or c’est exactement ce que font les classes aisées pour imposer leur goût socialement, et faire taire le goût jugé « grossier » des classes populaires. Pourquoi porter des claquettes chaussettes serait une faute de goût, alors que porter des vêtements ou des doudounes sans manches serait du bon goût ? N’est-ce pas parfaitement indifférent, et par conséquent relatif à la société et l’époque à laquelle on vit. Il n’y aurait aucun bon goût en soi selon Bourdieu, seulement des formes sociales de bon goût dont on peut étudier l’émergence. Alors que chez Kant, le bon goût est une certaine attitude, qui confine à un exercice moral, puisqu’on doit sentir de la façon la plus commune, la plus universelle. Celui qui juge bien juge pour tous les autres, tout comme celui qui agit bien agit selon des lois morales universalisables.
Vous avez compris que cette partie permettait de faire un point sur le goût et l’art. Mais pour notre sujet, ce qui est important est de dire que jusque dans ce qu’il semble de plus intime en nous, les goûts, la société est encore à même de nous influencer.
3. Les lacunes de l’opinion.
Avec l’idéologie, on est condamnés à penser ce qui est utile à notre intégration à notre classe sociale. Avec nos habitus, on produit des jugements qui sont conformes à ce qu’on pense devoir être normal. Dans les deux cas, on est toujours prisonniers de ce dont on a hérité de la société. Si on généralisait un peu, on pourrait appeler cela des « opinions ». Nous sommes les véhicules involontaires de nos opinions.
Mais est-ce si utile, est-on vraiment capables de vivre si on ne se fie qu’à nos opinions ? Par exemple que se passe-t-il si le monde autour de nous change.
Cf texte de Platon, Ménon.
Pourquoi distingue-t-on l’opinion droite de la vraie science ? Même Socrate se pose (ironiquement) la question. Elles ont un point commun ? Pratiquement elles peuvent revenir à la même chose, elles conduisent aux mêmes actions. Par exemple, que je connaisse ou non la chimie de produits comme les oeufs, le lait ou la farine, je peux faire des crêpes, par habitude.
L’opinion droite n’est pas personnelle. Je reçois cette opinion d’autres. Elle ne s’établit que par habitude et non par raisonnement. Puisque cette opinion n’est pas le fruit d’une réflexion autonome, je suis perdu si je suis confronté à un changement. C’est comme cela qu’il faut comprendre la possibilité que les statues de Dédale s’échappent. La vérité n’est pas attachée si elle ne dépend qu’une opinion qui ne trouve pas de fondement en nous-mêmes. Sans autonomie nous devenons des automates, incapables de s’adapter à un monde changeant (que se passerait-il si la route à Larissa se trouvait encombré, comment pourrions-nous v+éritablement calculer notre trajet si nous ne possédons aucune connaissance en géographie et en mathématiques)
Penser par soi-même c’est donc être capable de pouvoir dire les causes, les raisons de ce qu’on pense. Cela nous rend autonome, donc libre, indépendant des opinions des autres dont nous pouvons nous passer.
TRANSITION : si nous pouvons penser par nous-mêmes, ne faut-il pas alors s’isoler des autres ? Ils pourraient en effet perturber notre réflexion. Et si nous consentons à leur aide, nous pourrions perdre de notre autonomie. Et plus grave encore, notre liberté de pensée ne condamne-t-elle pas tous nos efforts de communication, car notre originalité ne serait pas communicable ?
III. CONDITIONS SOCIALES D’UNE PENSEE LIBRE.
1. Postulat d’une raison transcendante. (malebranche)
Est-il possible qu’une vérité soit si originale qu’elle ne soit comprise que par moi ?Comment être sûr qu’il s’agit d’une vérité si je suis le seul à le savoir ?
Lire le texte de Malebranche.
Malebranche pose que toute vérité est le produit d’une raison universelle. Aucune vérité ne peut être valable pour moi seul. Si une vérité ne vaut que pour moi, alors en réalité, ce n’est pas une vérité, mais plutôt le produit d’une passion. En effet, quand on sait que 2X2 font 4, c’est parce qu’on perçoit la vérité de cette proposition en dépit de toute sensibilité particulière. Il n’y a rien de plus vrai qu’une proposition qui contrarie ma sensibilité mais que je ne peux pas m’empêcher de penser. Lorsque je saisis que 2X2 = 4 est vrai (alors que je déteste les mathématiques, les chiffres etc.) je perçois aussi que cette proposition est vraie pour tous les humains, dans toutes les cultures.
En effet, si je pense ce que je pense malgré ce que je suis, c’est que la vérité aurait pour qualité principale de pouvoir surmonter la singularité des points de vue ou des préjugés des individus. Il existe donc une raison universelle qui comporte toutes ces vérités, et qui en assure aussi l’éternité. Pourquoi universalité et éternité sont des qualités conjointes ? Parce que des vérités qui ne dépendent pas d’humains finis et singuliers possèdent nécessairement les qualités inverses de ces humains.
Comment être sûr qu’on n’est pas en train de prendre un préjugé pour une vérité ? Il faut « rentrer en soi-même » dit Malebranche. Ce qui signifie qu’il faut être sûr que notre raison est pure, et non entachée et corrompue par la passion.
En effet, les humains sont aussi bien doués d’une raison universelle (donc, ce sont des individus capables de s’élever à l’universalité) que d’une raison particulière. Par raison particulière, il faut comprendre qu’on a des raisons propres à soi, passionnelles de croire telle ou telle chose. Cela signifie que si on pense ce qu’on pense parce qu’on est qui on est, nous sommes probablement dans le faux, tordu par une passion pour préférer le cheval à son cochet.
Deux conséquences : il y a en moi quelque chose de plus grand que moi. Cette raison universelle est aussi Dieu chez Malebranche. Et par ailleurs, notre condition humaine n’est pas parfaite, nous sommes aussi le jouet de notre imagination. Malebranche par exemple ne croyait pas à l’anecdote d’Epictète : si vous êtes en train de souffrir, vous n’accédez plus à la raison universelle, car la douleur particularise.
2. Une solitude possible ou une participation active. (Schopenhauer vs Mill)
Nous sommes rassurés sur notre capacité à atteindre la vérité par nous-mêmes et être malgré tout compris. Nous n’adopterons pas la posture du dandy (Oscar Wilde par exemple) qui consiste à dire qu’on vit dans la terreur de ne pas être incompris… Mais tout de même, pourquoi devrions encore vivre en société ? Car la société produit des passions sociales puissantes qui peuvent largement nous faire dévier de la recherche de la vérité.
Le problème de l’opinion publique est un problème largement lié à l’émergence de la démocratie au XIXème siècle. C’est aussi le moment où l’on critique le plus les effets de foule dans l’opinion (Tocqueville par exemple). Schopenhauer est extrêmement méfiant à l’égard de la possibilité d’être compris par le grand public (sa propre expérience est d’avoir été d’abord incompris, puis moqué, puis finalement reconnu – mais pour un livre qu’il a lui-même détesté).
Schopenhauer propose une relation proportionnelle entre la taille du groupe auquel on s’adresse et sa capacité à recevoir des idées originales. Plus la société est grande, plus elle est fade, incapable d’accueillir une forme d’originalité. Vivre avec les autres suppose de s’amputer d’une partie de soi-même. Et ne pas être complètement soi-même, c’est-à-dire ne pas développer pleinement son individualité, pour Schopenhauer, cela revient à perdre sa liberté (c’est une définition assez particulière de la liberté). Les vies individuelles sont donc hiérarchisables en fonction de ce principe : si vous êtes intégré facilement, c’est alors que vos pensées sont relativement communes et médiocres. Vous êtes « mesquin ». En revanche, la liberté s’éprouve pleinement que dans la solitude, car en s’éloignant des autres, on ne fait pas de compromis sur ce que nous sommes, on vit et se développe pleinement. « On n’est libre qu’étant seul ».
La critique d’une opinion publique médiocre est également partagée par Mill. Mais ce philosophe anglais a une explication inverse. Ce qui semble être un mécanisme naturel pour Schopenhauer est en réalité un effet politique de la censure et de l’absence de liberté d’expression. La « tyrannie de la majorité » est une tyrannie de la masse contre les individus. Elle est typique des démocraties où les lois sont plus libérales mais où la majorité a tendance à vouloir conformer la vie des autres à ses propres moeurs. Selon Mill, cette tyrannie est pire que la tyrannie ordinaire, car elle vient s’infiltrer dans le moindre détail de la vie des citoyens.
Mais est-il possible d’autoriser une liberté de pensée et d’expression totale sans provoquer un chaos absolu ? En effet, si tout le monde a la même liberté, on finira pas laisser croire que toutes les opinions sont aussi égales. Ce sera le règne du relativisme et du scepticisme.
D’abord Mill ne nie pas que le sage ou le scientifique ait une autorité plus grande dans les débats. Car il a fait l’épreuve de la contradiction.
Ensuite, quelle que soit l’issue de la discussion, elle est toujours positive selon Mill. C’est le principe conséquentialiste des utilitaristes qui est appliqué ici. Si je me trompe, je suis corrigé. Si j’ai raison, je gagne une occasion de me rappeler le raisonnement qui conduit à la vérité. Si je n’ai qu’une demi-vérité j’entends les autres points de vue qui complètent le mien. Enfin, dans tous les cas, ces discussions permettent de ne jamais croire qu’il y a des vérités qui doivent être défendues comme des dogmes qu’on ne remettrait plus en cause.
Que faire de l’abus de la liberté d’expression ? C’est assez simple. Les limites que pose Mill sont justifiées car dans le cas de l’insulte ou de la diffamation, il ne s’agit plus d’une parole libre. Insultes et diffamation sont des moyens de blesser, ce sont en réalité des actes à travers des paroles. Par conséquent ce sont des nuisances directes et elles doivent être punies. Attention, il faut bien se rappeler que la liberté d’expression n’est pas justifié par le fait qu’on trouve sympathique de parler de soi aux autres. C’est la recherche de la vérité qui justifie la prise de parole. Tout autre prise de parole qui ne serait pas motivée par la vérité serait parasitaire, sans être nécessairement condamnable.
3. Faire son miel. (montaigne)
Montaigne est un penseur résolument tourné vers l’expérience. Pour exposer les principes de l’éducation, au lieu de parler de raison universelle, il préfère utiliser une analogie digestive. Une analogie est une comparaison entre deux rapports. Un rapport est une relation entre deux termes. Autrement dit, une analogie comporte quatre termes.
La connaissance est à l’esprit ce que la viande est à l’estomac, c’est-à-dire quelque chose qui doit être modifié pour être assimilé. Digérer consiste à modifier l’état de la viande pour qu’elle puisse être métabolisée. Sinon, cela revient à la recracher, à la vomir. « C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. » On parle d’ailleurs parfois de cours qui ont été « recrachés », parce qu’on restitue des connaissances mécaniquement. Mais le vrai savoir est donc le fruit d’une métabolisation, c’est un savoir qui passe dans notre vie et la change, la rend plus solide (comme la viande). Ce qui signifie aussi qu’on ne peut pas penser seul… tout comme on ne peut pas non plus se manger soi-même. La connaissance comme la nutrition suppose une extériorité. On reçoit le mouvement de l’extérieur nous dit Montaigne. Les autres excitent notre curiosité, et notre esprit ne peut pas (contrairement à ce que penserait Schopenhauer) se donner à lui-même des idées ou son propre mouvement.
Une tête « bien faite » (et non « bien pleine ») est une tête qui peut s’approprier ce que les autres lui donnent à penser – attention à proprement parler cette formule concerne le précepteur et non l’élève.
Alors que faire des leçons que les autres m’ont transmises ? C’est la formule concernant les abeilles qui doit nous éclairer : « Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire ouvrage tout sien, à savoir son jugement. » Il faut d’abord se nourrir à plusieurs sources (comme les abeilles recueillant le pollen de plusieurs fleurs). Et puisqu’on s’approprie ces connaissances, c’est-à-dire qu’on leur trouve une correspondance avec notre propre expérience, on peut aussi les oublier. Les connaissances les plus décisives ne sont donc pas des citations qu’on peut répéter au tout venant pour faire le malin. Ce sont des connaissances qui sont incorporées en nous, devenues peut-être même inconscientes, parce qu’elles sont une partie de nous.