Le travail peut-il justifier les inégalités ?
Le cireur de chaussures John Smith, ancien militaire, également musicien et compositeur de chansons, qui a repris le magasin de son père à son mort
(photographié par son ami Gerald L. Campbell)
Vidéos :
Steve Jobs "I play the orchestra" : https://www.youtube.com/watch?v=AeZQ4Oi1wu8
Steve Jobs "it's not binary" : https://www.youtube.com/watch?v=GE6VHtUlO4M
Sur les sytèmes premiers de réciprocité (contre le troc) : https://www.dailymotion.com/video/x3rdroo à partir de la 12ème minute.
Wonder : https://www.youtube.com/watch?v=ht1RkTMY0h4
Mise à mort du travail 1 : https://www.youtube.com/watch?v=3bOZLXoCTKw
Mise à mort du travail 2 : https://www.youtube.com/watch?v=hgXjCUzEcS0
Mise à mort du travail 3 : https://www.youtube.com/watch?v=-nFXzFP8ibw
Métropolis, le Moloch : https://www.youtube.com/watch?v=6ZpaWOLjWx0
Sandel, Tyrannie du mérite : https://www.ted.com/talks/michael_sandel_the_tyranny_of_merit?language=fr
Tiger King (trailer) : https://www.youtube.com/watch?v=acTdxsoa428
Bullshit jobs : https://youtu.be/y-G7461XhMs
Sur Nozick : https://www.youtube.com/watch?v=DofuoNzjBsI
Rawls v. Nozick : https://www.youtube.com/watch?v=5-JQ17X6VNg&list=PLXwFsxOnlmJ4ckNkpJdQHvpUKTGNUZfTo
Un autre cours développé sur Rawsl : https://www.youtube.com/watch?v=yOon52v6KNw
concepts clés :
mérite, talent, valeur d'échange, valeur d'usage, aliénation, dépossession du travail, conscience théorique, conscience pratique, extériorisation, appropriation, découplage, satisfaction immédiate, satisfaction différée, profit, surtravail, accélérationnisme, communautarianisme, libertarianisme, libéralisme, équité, principe d'égale liberté, principe de différence, principe d'égalité des chances.
INTRO
Dans le film « Steve Jobs », le célèbre entrepreneur est confronté à l’ingénieur Steve Wozniak, véritable cerveau derrière l’Apple I et II. Ce dernier réclame la reconnaissance de son travail.
Au contraire, Steve Jobs maintient qu’il est à l’origine du succès de la compagnie Apple, et il se présente comme le « chef d’orchestre », sans lequel les talents et la richesses des autres ne sauraient prospérer.
Wozniak est un exécutant, Jobs est un planificateur, un manager, l’organisateur génial des compétences des autres.
D’un côté, on peut expliquer les inégalités de condition par des différences de productivité, c’est-à-dire la participation directe à la production (S. Wozniak).
De l’autre, les inégalités de condition sont supposées être perçues par des différences de talents, c’est-à-dire sa capacité à avoir une « vision » ou la capacité à prendre des risques.
I.
Dans les deux cas, le travail est utilisé pour définir le mérite d’une personne (le mérite n’est pas dû à sa seule naissance, ou à des privilèges sociaux). A ce titre, le travail comme critère de mérite s’inscrit dans un idéal d’égalité. Puisqu’à travail égal, le mérite est égale. Les inégalités de condition ne seraient alors que le reflet des inégalités de travail.
Et ce mérite est supposé justifier les inégalités. En effet, donner à quelqu’un ce qui lui est dû (la justice) n’est pas seulement partager les biens de façon égale (arithmétiquement), mais partager les biens de façon proportionnellement (géométriquement) à notre travail.
Pourtant, ce que montre le conflit entre Jobs et Wozniak, ce n’est pas seulement un conflit sur la définition du mérite, mais la possibilité même d’identifier un mérite. Comment identifier si le talent ou l’effort avant d’en voir le résultat. C’est la raison pour laquelle Wozniak arrive trop tard : il n’est pas sûr de son talent, car il ne croit pas sans doute à un talent qui serait observable avant même de se manifester (au contraire Steve Jobs est « essentialiste » en ce qu’il pense que les actes sont le reflet d’une nature préexistante et déterminante). Wozniak a raison : si le talent était le critère de la répartition équitable des biens, alors on serait condamné à la tautologie. Le talent est la capacité à apporter des solutions viables dans une activité incertaine, mais on ne détermine que c’est une solution viable qu’a posteriori. Bref, le talent est sans doute une fraude.
II.
Ce qui détermine véritablement la valeur d’un travail n’est pas l’expression d’une nature profonde, mais d’un autre mécanisme – un mécanisme social. On ne travaille pas seul, mais on s’inscrit dans un monde qui rend un travail possible. Dans ce monde du travail, un concept est fondamental, puisqu’il va déterminer tous les rapports des humains entre eux, et particulièrement parce qu’il va justifier un traitement brutal et des inégalités vertigineuses : le concept de force de travail.
La force de travail est cette chose qui permet de produire quelque chose (Marx parle aussi du levain, qui n’est pas source du goût du pain, mais qui permet de faire lever la pâte et lui donner sa forme). Autrement dit, ce n’est pas le talent ni le mérite qui est l’objet de la transaction et qui génère l’inégalité, mais la force de travail. Bien que cette force de travail soit quelque chose qu’on ne devrait normalement pas pouvoir détacher du travailleur, et qu’en réalité la force de travail n’est pas un produit, mais la condition même de notre existence…
Ce qui n’est pas montré dans le film sur Steve Jobs et se trouve pourtant dans l’iphone qu’on achète, c’est comment ces objets sont le produit d’une entreprise chinoise, Foxconn, qui pousse à bout ses employés, prétend leur offrir un accès à des piscines et des loisirs, mais les vide tellement de leurs forces, que ces employés se sont mis à se suicider en masse. A quoi Apple a répondu de façon très humaine en mettant des filets sous les fenêtres des ateliers… La marchandise n’est alors que le prétexte de cette transaction et de cette exploitation. Ce « fétichisme de la marchandise » est ce qui définit le capitalisme, c’est-à-dire un mode d’organisation de la société qui va justifier les inégalités et l’exploitation de l’humain (quelle que soit par ailleurs leurs talents, leurs compétences, leur utilité sociale).
Dans ce cas, on doit envisager que le travail est source d’inégalités injustifiés, fondées sur une exploitation de l’homme par l’homme.
PROBLEMATIQUE : le travail produit-il une inégalité juste, en tant qu’il serait le reflet d’un talent individuel, hors de toute interaction sociale, ou bien le travail est-il producteur d’injustices fondamentales dès lors qu’il s’intègre à un système de mise en concurrence qui lui donne sa valeur ?
III. On se retrouve obligé de poser la question de la richesse d’une autre façon si l’on veut éviter les conséquences dramatiques des inégalités. Le travail ne peut pas fonder tous les rapports entre les humains, et c’est la raison pour laquelle on peut être choqué par les conséquences d’une telle répartition inégale des richesses (à la façon des capucins). Dans la séquence de la confrontation Jobs Wozniak, ce qui choque justement est que les deux amis s’écharpent à cause des inégalités engendrés par leur travail respectif. Le travail n’est que le prétexte pour régler un problème de reconnaissance ou de trahison morale et amicale. Il serait plus profitable de respecter le principe d’une égale liberté. Dès lors, c’est le principe d’équité qui doit sans doute encadrer et limiter les effets du rapport du travail.
I. Au départ, un rapport égal à la nature.
1. Aristote : un mérite conditionné et limité.
Aristote est l’un des premiers, après Platon, à ne pas se contenter d’une définition de la justice reposant seulement sur le respect des lois écrites, ou sur le respect d’une loi divine ou naturelle. La distribution des honneurs selon Platon fait intervenir en effet deux types d’égalité : le fait d’y avoir accès (qui est égal pour tous ceux qui en remplissent les conditions) et le fait d’être rétribué selon ses talents. Voici le texte de Platon :
« il y a deux sortes d'égalités qui se ressemblent pour le nom, mais qui sont bien différentes pour la chose. L'une consiste dans le poids, le nombre, la mesure : il n'est point d'État, point de législateur, à qui il ne soit facile de la faire passer dans la distribution des honneurs, en les laissant à la disposition du sort. Mais il n'en est pas ainsi de la vraie et parfaite égalité, qu'il n'est point aisé à tout le monde de connaître : le discernement en appartient à Jupiter, et elle ne se trouve que bien peu entre les hommes. (... ) C'est elle qui donne plus à celui qui est plus grand, moins à celui qui est moindre, à l'un et à l'autre dans la mesure de sa nature ; proportionnant ainsi les honneurs au mérite, elle donne les plus grands à ceux qui ont le plus de vertu, les moindres à ceux qui ont le moins de vertu et d'éducation, et à tous selon la raison. »
PLATON, Lois VI 757
Mais la particularité d’Aristote est d’avoir étendue la justice géométrique au delà de la seule justice distributive (celle qui concerne la répartition des biens de l’état). Il distingue plus nettement que Platon deux égalités : arithmétique et géométrique. L’arithmétique appelle une répartition égale entre chacun, tandis que l’égalité géométrique exige une répartition proportionnelle aux mérites de chacun (le mérité étant le produit des talents et des efforts).
Toutefois, selon Aristote, ces deux égalités coexistent dans la Cité – même si l’on retient principalement de lui la définition de la justice géométrique « à chacun selon son dû ». Le droit de vote, ou le pouvoir d’être tiré au sort pour représenter la Cité est par exemple donné à tous les citoyens également, donc arithmétiquement. Mais la récompense calculée géométriquement n’est offerte qu’à ceux qui participent réellement à la vie commune.
La vertu civique doit être possédé par tous (elle est distribuée également, arithmétiquement), y compris par les esclaves, etc. mais la vertu éthique ne doit être possédée que par ceux qui commandent (ils sont en pleine possession de la vertu), et par conséquent la justice distributive les concernent au premier chef. La vertu civique établit des rapports différents de participation à la vie commune, et les qualités intrinsèques de ceux qui participent. Ainsi, on peut dire que le travail n’obéit pas au même principe de rétribution selon qu’on est un citoyen ou non. Le travail de l’esclave, de l’enfant ou de la femme chez Aristote n’est pas susceptible d’un effort particulier de participation à la vie de la Cité puisqu’ils ont une partie délibérative de l’âme qui est inférieure à celle du citoyen adulte, libre et masculin.
La proportionnalité de la rétribution concerne donc d’abord une certaine classe de personnes distinguées et considérées comme supérieures. A eux seuls reviennent finalement une rétribution au mérite. Le mérite justifie donc bien les inégalités selon les mérites, mais aussi elle se fonde sur une inégalité supposée naturelle entre les individus, qui, elle, n'est pas méritée. Tout le monde ne peut pas prendre part à la course au mérite.
Précision : La justice particulière comprend la Justice distributive (les biens de l’état) et Justice directive (les rapports entre particuliers). La justice directive comprend la justice commutative (biens échangés de façon consentie) et la justice corrective (qui s’occupe des échanges non consentis et imposés). La justice corrective punit les actes violents ou clandestins.
2. Locke : la propriété, le mythe de la clause lockéenne.
Comme d’autres cultures, nous sommes les héritiers de mythes qui nous permettent d’expliquer et justifier le monde tel qu’il est. Notre mythe moderne est le mythe de l’état de nature et de la propriété naturelle. C’est grâce à l’hypothèse d’humains tous mis sur un pied d’égalité face à la nature, qu’on donne aussi à chacun un accès à une rétribution proportionnelle aux efforts. Par conséquent, la Modernité étend la définition de l’égalité géométrique à toute l’humanité (alors que chez Aristote, cette égalité géométrique était conditionnée et limitée).
Locke définit l’humain par sa liberté, qui n’est autre que l’usage non contraint de ses propriétés (au sens où ce sont des qualités qui lui sont propres). Mais ces qualités propres vont se mêler à une matière étrangère pour en faire sa propriété (c’est-à-dire non plus une qualité propre, mais un bien sur lequel il peut exercer sa volonté).
La propriété est donc ce que je travaille. La terre que je travaille par exemple. Locke avait en effet à coeur de justifier la colonisation des Etats-Unis contre ses habitants réels et ancestraux. Mais puisque les vrais américains n’avait pas cultivé la terre et vivaient plutôt de chasse, ce critère lockéen a permis de déclarer les Etats-Unis « terra nullius », c’est-à-dire vide, n’appartenant à personne.
Dans un souci de cohérence idéologique pourtant, Locke prend garde à bien souligner que la terre n’est jamais réellement aux hommes, puisqu’il croit au contraire que c’est Dieu qui la donne en usufruit. Et puisque c’est cette puissance souveraine qui doit régler les rapports entre les humains, il semble logique à Locke d’ajouter une clause supplémentaire dans l’appropriation de la terre et de ses fruits : on ne doit pas s’approprier plus que ce dont nous avons besoin, de façon à ce qu’il en reste toujours pour les autres. Autrement dit, le travail ne devrait pas s’auto-détruire et être rendu impossible par une saturation.
Cette clause néanmoins ne sera pas suivie, et on peut dire sans trop se tromper que le travail a tendance à s’auto-détruire, et ce, peut-être de façon naturel (cf James Suzman plus loin, qui aime raconter comment le petit oiseau qu’on nomme tisserin construit son nid de brindilles, et aussitôt après l’avoir construit, le détruit, simplement parce qu’il ne peut pas s’empêcher de continuer à travailler). Mais surtout cette clause ne sera pas suivie car l’état de nature comprend un autre mythe tout aussi irrationnel justifiant l’apparition de l’accaparement : la naissance de la monnaie suite à l’échec du troc.
Il n’existe aucun troc dans aucune société primitive. Tous les anthropologues le savent depuis le XIXe siècle, mais les économistes ont préféré croire Adam Smith, un écossais qui a juste imaginé ce que ferait les « Indiens » et qui pris son fantasme pour la réalité. Ce n’est pas la faute de Smith mais qu’une telle histoire soit colportée encore aujourd’hui dans de nombreux de manuels d’économie soulève des doutes sur le sérieux de certains économistes. Locke a été le premier à inventer cette histoire : il imaginait qu’à l’état de nature, les biens étant périssables, il a fallu trouver un autre moyen de faire des échanges, en utilisant un bien non périssable, des coquillages ou n’importe quoi d’autre, bref on a inventé la monnaie. Mais si la monnaie existe, alors la possibilité de s’approprier plus que nécessaire est également justifiée. Certains pourraient être riches, et d’autres pauvres.
3. De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.
Dans ses jeunes années, Marx découvre qu’un enfant pouvait travailler 15h par jour. En écrivant pour la gazette rhénane, il enquête aussi sur l’affaire du vol de bois. Jusqu’au 19e siècle, le vol de bois dans une forêt était un droit accordé aux indigents. On trouvait légitime, de façon assez proche de Locke, que les pauvres puissent survivre en s’appropriant le bois cassé dans les forêts. De façon plus large, ce droit est ce qu’on a appelé le droit de glanage. Les chiffonniers par exemple vivaient entièrement de la récupération du tissu qui était ensuite vendu pour produire des livres. Mais en 1834, on abolit ce droit, et désormais tout pauvre pris en train de ramasser le bois devait payer le bois, ou était condamné à des travaux forcés ou de l’emprisonnement. Le public lui-même est choqué. D’une certaine façon, ce qui devenait évident dans cette affaire est à quel point la modernité a détruit la définition naturaliste du travail pour entrer dans une définition du travail qui est absolument réduit à sa valeur économique sur le marché.
Il faut donc bien distinguer chez Marx un « travail vivant » du travail aliéné propre à la société capitaliste.
Le travail vivant est celui qui consiste en un rapport direct à la nature : l’humain y modifie la nature et cette nature modifié en retour le modifie. Mais si ce travail est aussi celui de l’abeille, l’humain fait une expérience dialectique plus profonde, car en même temps qu’il se modifie lui-même, sa conscience éprouve sa propre capacité à s’extérioriser.
Cette dialectique est très proche de celle que Marx connaît bien, c’est-à-dire la dialectique hégelienne, qui explique comment la conscience pour se reconnaître elle-même et se développer entièrement doit se projeter vers ce qui n’est pas elle-même (la matière ici), et la modifier pour faire apparaître une conscience « pratique » bien plus accomplie qu’une simple conscience « théorique ». Pour cette même raison, les humains ne peuvent pas s’empêcher de modifier leur environnement, faire des ronds dans l’eau, d’après le célèbre exemple de Hegel.
Dernière élément très important de ce travail vivant, il est l’occasion pour l’humain d’un perfectionnement moral. Platon expliquait déjà que le travail n’était pas seulement une organisation sociale, mais surtout une obligation. « L’ouvrage, je pense, n’attend pas le loisir de l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui, nécessairement, doit régler son temps sur l’ouvrage au lieu de le remettre à ses moments perdus. » C’était cette obligation qui imposait selon Platon qu’on ne fasse qu’un métier en même temps, et selon ses aptitudes (Platon évidemment ne prend pas en compte ce qu’on appellerait aujourd’hui le marché du travail). Marx également adopte ce point de vue moral, même si la formulation semble très kantienne, puisqu’il s’agit d’imposer à sa volonté une loi, qui est la loi pratique permettant de venir à bout de notre tâche.
Dès lors la règle générale d’une société parfaite, c’est-à-dire hors de toute forme de capitalisme serait une société auto-gérée, où chacun reçoit selon ses besoins et travaille selon ses capacités. Dans une société qui proposerait un droit égal pour tous, un droit abstrait, et donc bourgeois, on ne tiendrait pas compte des capacités et des besoins de chacun. Un droit égal serait injuste. On imposerait à chacun le même temps de travail. Ce droit, qui ne considère l’humain que comme une sorte de citoyen abstrait, qui n’est pas réellement différent selon ses capacités et ses besoins, Marx le considère comme bourgeois dans la mesure où il n’y a que quelqu’un qui ne travaille pas réellement qui peut croire à une telle abstraction, comme si les corps ne s’usaient pas, comme si les besoins étaient les mêmes pour tous. L’égalité abstraite du droit bourgeois justifie des inégalités concrètes. Pour cette raison, Marx propose un droit inégal, précisément pour donner à chacun une chance concrète de développer ses propres capacités selon son propre rythme (idiorrhytmie). L’idéal marxien est donc sous cet aspect naturaliste.
En théorie donc, on devrait pouvoir tous non seulement développer ses talents, de façon illimitée et non contrainte. Dans cette version, aucune compétition, aucun marché ne devrait produire de la rareté et par suite produire une valeur marchande au travail. L’idéal serait donc que tout le monde explore ses propres talents, les ouvriers pourraient être poètes, et vice versa. Au sujet du travail, même a priori le plus rare et dépendant d’une configuration sociale spécifique, comme le travail artistique, Marx écrit : « Milton a produit le Paradise Lost pour la même raison qu’un ver à soie produit de la soie. C’était une manifestation de sa nature. »
Contre cette conception naturaliste et idéal du travail, le sociologue Pierre-Michel Menger fait valoir que tout travail appelle une appréciation, une évaluation concernant la réussite du résultat, particulièrement si ce travail est incertain et nécessite l’aide des autres. Dès lors, le pur développement du talent pour lui-même n’est plus possible. Si je réclame par exemple l’aide des autres pour construire un bateau à vapeur, il faudra estimer qui est le meilleur charpentier, ingénieur, pilote etc. Et ces compétences devant être classées et hiérarchisées, même à l’état de nature, cela reviendrait à créer un proto-marché au sein duquel les talents seraient comparés et sollicités inégalement. En ce sens, l’action collective même appelle une forme de compétition et un marché (qui n’est peut-être pas capitaliste).
Pourtant qu’en est-il de la réalité anthropologique du travail ? Existait-il un véritable besoin de se lancer dans ces opérations collectives incertaines ? Pourquoi vivons-nous dans une société dont le travail justifie les inégalités ?
4. Un regard anthropologique sur « l’état de nature lockéen » ou comment le bouleversement technique et technologique essentiel de l’humanité s’avère être en réalité, l’invention de l’agriculture. Suzman
L’anthropologue James Suzman s’aide de sa connaissance du terrain auprès de l’une des plans ancienne société d’Afrique du sud pour essayer de recomposer ce que serait le rapport au travail premier des humains. Il est écossais et il a été accueilli par les bushmen du désert de Khalahari, les Ju/‘hoansi. L’une des caractéristiques marquantes de cette société est qu’ils n’ont pas d’agriculture. IIs vivent de la chasse et de la cueillette.
Les économistes ont fantasmé un monde de pénurie, de rareté et de famine pour justifier le passage à une économie de marché. Or il n’en est rien. Non seulement les archéologues ont montré que les ossements des chasseurs-cueilleurs ne témoignaient pas de carences particulières, mais ils ne sont pas marqués non plus par les déformations osseuses qui seraient le propres de travailleurs agricoles dans les champs. Suzman estime qu’ils travaillent environ 17h par semaine. Leur rapport à la nature n’est pas un rapport de pénurie, au contraire, un peu comme Rousseau le pressentait, les Ju/‘hoansi ne se sentent pas frustrés parce qu’ils n’espèrent pas obtenir davantage d’elle. Ils jugent la nature abondante, même en plein désert de Kalahari.
C’est donc bien nous, héritiers de la culture agricole, qui avons à un moment produit l’image d’une nature décevante, dure, capable de réduire nos attentes à néant. Les chasseurs cueilleurs chassent sans doute de façon beaucoup plus éprouvante que nous (puisqu’ils pratiquent la chasse à l’épuisement), mais ils vivent dans un monde de satisfaction immédiate. Contrairement aux fictions de Smith ou Locke, ils ne conservent pas démesurément les vivres.
De la même façon, il existe dans cette société une tolérance au vol. Car la propriété n’a pas de raison d’être (on n’a pas besoin de défendre ce qui serait rare et précieux). Le système de réciprocité est en réalité plus primitif et pratique qu’un monde marchand, qui suppose un étalon commun pour échanger entre des personnes qu’on ne revoit pas (la monnaie apparaît dans l’histoire lorsqu’une guerre oblige des peuples différents à se fréquenter sans garantie de se revoir). Dans une société relativement restreinte, vous connaissez ceux avec qui vous échangez, et vous pouvez compenser ce que l’autre vous a pris à chaque instant. Imaginez une société de voleurs (même si le concept de voleur suppose celui de propriété, ce qui précisément manque aux Ju/‘hoansi), il n’est pas possible de garder plus de richesses par devers soi, par conséquent, les richesses sont distribuées également de façon spontanée. S’il y avait un riche, il serait dépouillé, lui-même dépouillerait les voleurs à son tour, et tout le monde se retrouverait à peu près au même niveau de richesse.
Le travail est défini par Suzman comme la capacité à capter de l’énergie. Et c’est précisément parce que certaines sociétés ont trouvé un moyen de capter plus d’énergie qu’un engrenage s’est produit. On parle d’« effet cliquet » lorsqu’on ne peut plus faire marche arrière dans une trajectoire évolutive. La culture des céréales permet de nourrir davantage, la cuisson a permis de mieux assimiler les nutriments, et les sociétés agricoles sont apparues suite à cette découvertes. Mais les conséquences sont terribles : en cultivant on s’expose à une pénurie, et on découvre alors une satisfaction différée, qui nous met en dettes les uns à l’égard des autres. Ce sont ces dettes primitives qui vont devenir la base de la monnaie future. Mais aussi, puisque par effet de cliquet, il n’est plus possible de revenir en arrière une fois lancés, le système agricole va engager l’humanité sur la voie de la conquête des terres, de la croissance démographique et de la propriété. Il a fallu d’un coup travailler beaucoup plus sous peine de faire s’effondrer ce système agricole.
II. Des inégalités injustifiables par le travail.
1. Un travail dénaturé.
Le capitalisme n’apparaît pas immédiatement avec le système agricole, loin de là. Mais l’exploitation des terres a engendré l’exploitation féodale des hommes : un système où peu possèdent des terres et réduisent d’autres hommes en quasi-esclavage ou en esclavage pour les cultiver. Ceci étant, le système féodal fonctionne : il produit plus d’énergie, il est plus coercitif, et même peut-être plus inégalitaire.
C’est pourtant contre ce système que se dresse justement une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie. A ce titre, la lutte des classes que décrit Marx (et ce n’est pas le premier à proposer une philosophie de l’histoire comme progrès) donne à la bourgeoisie un rôle progressiste. Au début tout au moins. Il fallait abattre le système féodal. Il péchait par son instabilité, et même son irrationalité. La féodalité produisait de l’inégalité, était fondé sur des mythes, celui de la souveraineté divine du roi.
Ce que va construire la bourgeoisie, c’est un monde plongé dans « les eaux du froid calcul égoïste », c’est-à-dire un monde où la valeur ne repose (en apparence) plus sur une croyance.
Avant le capitalisme, des marchandises sont échangées et accumulées, mais elles ne sont que ça, des marchandises. Elles valent par leur usage. C’est la « valeur d’usage ». Elles peuvent certes servir un prestige, un pouvoir, mais elles n’ont autant de valeur qu’on leur prête. Mais la découverte capitaliste est justement que la marchandise peut être l’occasion, non seulement d’un échange mais d’un profit. Le capital dépensé pour la produire n’est pas seulement récupéré par sa vente, car alors, on vivrait dans un monde qui ne s’enrichit pas. Le capital de départ va être dépensé pour obtenir un surplus de capital. Argent => marchandise => Argent augmenté de la plus-value. A - M - A’ La marchandise serait le prétexte de cette transaction. Comment une telle chose est possible ? Comment s’enrichit-on ?
Car au moment de la production de la marchandise, quelque chose de plus a été ajouté : un travail, ou plutôt une force de travail. Le travail est justement cette chose, qui n’est pas comme une matière première absolument incompressible dans son coût. On peut arracher du travail supplémentaire pour un coût moindre. C’est ce surtravail qui autorise tout le profit. Travailler plus pour gagner moins est le fondement de l’enrichissement. L’inégalité fondamentale. Mais elle n’est jamais présentée aussi clairement. Car en produisant des marchandise, l’idéologie bourgeoise va elle-même réifier cette force de travail et faire croire qu’il s’agit également d’une marchandise. Autrement dit, on fétichise la marchandise pour justifier le profit et masquer la marchandisation du travail lui-même. Par « fétichisme de la marchandise » il faut comprendre, comme dans une forme presque religieuse qu’on masque la réalité, qu’on mystifie la réalité du travail concret.
C’est ce processus que Marx qualifie d’aliénation, ou de dépossession. On retire de soi une partie de soi pour faire comme si c’était une chose. Cette dépossession est contre-nature, et son caractère illégitime saute aux yeux et se rend visible par ses effets.
Dépossédé de sa propre force, on est obligé de travailler pour vivre alors qu’on devrait vivre pour travailler. « Il est un moyen de satisfaire ses besoins »
Dépossédé de son autonomie, on perd son humanité, sa discipline, on investit alors ce qui reste dans des activités purement vitales. « ce qui est animal devient humain et ce qui est humain devient animal. »
Enfin, dépossédé de sa force, il perd sa capacité à s’approprier le fruit de son travail. Le travail reste donc extérieur à soi, étranger.
L’aliénation se traduit donc par une désertion du travail, ce qui n’est malheureusement pas un remède, puisqu’il faudra au contraire réinvestir le travail, le refaire sien, reprendre le fruit de son travail, retrouver une autonomie dans son travail au lieu de se le faire déposséder par quelqu’un d’autre – c’est-à-dire par celui qui possède le capital de départ, celui qui possède les moyens de production.
Si on veut une idée plus précise du fonctionnement d’une usine, même à l’époque contemporaine, on peut se référer au film L’Etabli (2023, par Mathias Gokalp), inspiré du récit de Robert Linhart, professeur de philosophie qui est parti travailler à l’usine en 1968. Voilà ce qu’il explique « Quand j'avais compté mes 150 2 CV, et que ma journée d'homme-chaîne terminée je rentrais m'affaler chez moi comme une masse, je n'avais plus la force de penser grand-chose, mais au moins je donnais un contenu précis au concept de plus-value. » Le surtravail qui produit cette plus-value a donc des effets très concrets.
Le concept d’aliénation a d’autres implications que la simple condamnation du travail à la chaîne. Il explique par exemple la « désertion du travail », c’est-à-dire un mode de vie centré sur tout sauf le travail. Quand par exemple on attend impatiemment le week-end où l’on sort (cf le film La Fièvre du samedi soir, où le petit magasinier dépense tout son argent pour gagner un concours de danse disco). Si le travail est effectivement le lieu de l’aliénation, c’est-à-dire de la perte de son autonomie, la meilleure solution est de récupérer cette autonomie dans son travail en occupant les usines, et en encourageant les auto-gestion d’usines. Dans le film L’Etabli, la grève mené à l’usine Citroën de Choisy, montre comment les ouvriers retrouvent – au moins pour un temps – un sens à son travail et à ses relations de travail. Car tout à coup une liberté devenait possible sur son lieu de travail.
Un point important : le surtravail est visible partout. Dans le secteur secondaire ou dans le secteur des services. Et c’est un dégoût du travail qui en résulte. Carglass par exemple est une entreprise qui ne vit que de contrats passés avec des assurances - qui sont la principale entrée d’argent –, mais qui proposent des délais de réparations si courts qu’ils ne peuvent ni être tenus, ni être l’occasion d’un travail correct. Le documentaire La mise à mort du travail montre alors comment les ouvriers ou certains chefs démissionnent parce qu’ils ne peuvent même plus accomplir le travail qui leur est confié. Les scénaristes qui se mettent en grève cette années en 2023 le font précisément parce qu’au lieu de les faire participer à une writer’s room à huit scénaristes environ, on les oblige à participer à des mini-rooms de trois scénaristes. Et leur travail n’est jamais reconnu, leurs idées souvent volées. Bref, ils vivent la même aliénation que des ouvriers au sein de l’industrie hollywoodienne du showbusiness.
Mais cette aliénation est méconnue aujourd’hui. Le système technique cache et délocalise les « externalités négatives », le travail clandestin, et l’esclavage très réel de populations entières. On peut penser aux ouvriers qui fabriquent nos Iphone et qui se suicident à Foxconn, aux sweat shops qui tombent en ruine et ensevelissent les ouvriers en Inde, aux mineurs africains réduits à rien pour extraire ce qu’ils peuvent de cobalt dans les terres que les Chinois leur ont laissé après l’achat des filons les plus importants. Ou encore récemment à la façon dont les ouvriers qui ont construit des stades climatisés en plein désert on été séquestrés, épuisés à mort et isolés pour rendre possible la Coupe du monde 2022.
Mais supposons que nous arrivions à produire sans surtravail, sans externalité négative, supposons que nous puissions être le maître absolu et génial de notre propre réussite, cela ne serait-il pas mérité ?
2. Valeur versus Mérite. Le point de vue libéral
On pourrait croire qu’un point de vue anti-marxiste justifierait les inégalités, et verrait les écarts de salaire mérités en fonction des efforts et des talents de chacun. Mais il n’en est rien.
L’argument est simple : les talents initiaux sont arbitraires, la situation socio-économique qui les valorise l’est tout autant. Aucun mérite ne peut être fondé sur cet arbitraire. Le marché explique comment une valeur se dégage en fonction des besoins des consommateurs. Mais notre coïncidence entre nos talents et ces besoins n’est pas susceptible d’être quantifié ou prévu.
Par conséquent, l’argument économique-libéral d’Hayek est peut-être contre-inuitif mais il est cohérent : c’est parce que nous ne pouvons pas tout prévoir qu’il n’est pas possible de réclamer une planification de l’économie, et pour la même raison, c’est parce que nous ne pouvons pas tout prévoir, que nous ne pouvons pas décider à la place des autres ce qu’il fallait faire ou ce qu’ils méritent de recevoir selon un choix qui aurait été le bon choix.
La pensée d’Hayek oppose en effet la rationalité technique, où il est possible de prévoir, et de choisir le moyen qui convient le mieux à la fin, et la rationalité économique, où il existe plusieurs fins et aucune façon a priori d’établir un consensus, si ce n’est pas un échange d’informations qui débordent ce que n’importe quelle intelligence peut traiter. Hayek recommande donc une « la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché. » Le succès dans un monde économique libéral parfait ne produit donc aucun mérite – ou plutôt, le seul mérite est de s’être abandonné aux forces du marché.
Pourtant, on peut objecter à Hayek que cette soumission a longtemps été accompagné d’une dimension morale. Il suffit de lire comment la prise de risque est encouragé aujourd’hui dans le monde de la « Tech » par exemple, où l’on cherche systématiquement la prochaine « licorne ». Cela renvoie à une formule ancienne qu’on retrouve dans la Bible dans la parabole de l’évangile selon Matthieu. A trois serviteurs, le maître donne des talents (le talent est une mesure du poids, qui sert ici à désigner une quantité non négligeable de l’or). Celui qui en a reçu le plus, rend également le plus, car il les a fait fructifier. Mais le dernier serviteur qui n’en a eu qu’un seul, l’a enterré, et se voit puni par le maître car il n’a pas osé prendre le risque de le faire fructifier. C’est ce qu’un sociologue comme Robert K. Merton a appelé « l’effet Matthieu » : « on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. » On suppose en effet que ceux qui ont réussi le méritent. Car ils seraient sont doué d’une capacité à prendre des risques rémunérateurs, et donc d’un sens inexplicable (d’une grâce) du succès. Cet effet Matthieu
C’est ce sens de la réussite qui serait au fondement de l’admiration qu’on éprouve à l’égard de certains entrepreneurs. Ils sont géniaux, pas nécessairement intelligents, mais ils auraient une sorte de sixième sens miraculeux pour lire le marché (alors que dans l’esprit d’Hayek une telle chose est parfaitement impossible).
3. Le nouvel aristocratisme de l’entrepreneur
Steve Jobs est l’incarnation de l’entrepreneur moderne. S’est propagé depuis longtemps les légendes sur sa vision géniale, sa résistance au monopole sans imagination d’un Bill Gates, et surtout sa détermination à produire un ordinateur dans le garage de ses parents. Et pourtant, qu’a-t-il vraiment produit ?
Il se prévaut d’un caractère qui serait supérieur. Pourtant, à y regarder de près, on peut saisir facilement que le héros serait l’ingénieur Wozniak, voire la communauté de hackers Homebrew, qui a partagé les plans d’ordinateur qu’on pourrait construire dans son garage, voire le capital-risqueur Mike Markkula qui a financé Apple, quand les deux Steve n’avaient pas d’argent. De façon plus large, la Californie, et le comté de Stanford, a été arrosé d’argent parce que l’état et l’armée avait misé sur la prochaine guerre qui serait une guerre de l’information. Steve Jobs est né au bon endroit au bon moment, dans une bonne « structure d’opportunités ».
Pourtant ce qu’on veut retenir, à coups de films, de vidéos motivationnelles et d’interviews, c’est combien Steve Jobs était talentueux. Or, on oublie souvent de dire à quel point un entrepreneur doit construire une légende précisément pour séduire les banques et faire croire à sa maîtrise parfaite des risques.
La rhétorique empruntée par Jobs n’est pas nouvelle. C’est ce qu’on a nommé l’éthique de caractère. Carnegie et Rockfeller ont souvent développé la même narration pour justifier leur monopole au moment où ils étaient contesté. Ils prétendent s’être élevés seul, par la seule force de leur caractère, de leur motivation. Ils expliquent même de la façon la plus paradoxale que c’est justement leur pauvreté initiale qui les a animé, critiquant alors les riches qui se complaisent dans la facilité. Mais alors pourquoi tous les pauvres ne réussissent-ils pas ? Justement, parce qu’en réalité, ils sont pauvres, et sabotent eux-mêmes leurs talents. Autrement dit, la fiction de ce caractère permet de rendre les pauvres d’autant plus coupables qu’ils gâchent l’occasion incroyable que serait le fait d’être dans leur situation.
Le travail n’est-il pas au fond impossible à saisir. Et donc impossible d’en faire le fondement de la répartition des richesses ?
III. L’égalité avant le travail.
Le travail n’est donc pas une valeur en soi, qui permet de déterminer un mérite. Il est outil en vue d'une finalité politique.
1. L’excès du travail : travailler pour maintenir un ordre social.
La question mérite d’être posée. Pourquoi travaillons-nous si le travail ne permet pas de donner justement et équitablement à chacun ce qu’il mérite ? Précisément parce qu’il permet de justifier un ordre social injuste. « Le travail est la meilleure des polices » comme le pressent Nietzsche, qui ne croit pas au caractère individuel d’un travail qui en dernier lieu n’est jamais autre chose qu’un produit social impersonnel. Sa méthode généalogique fonctionne ici une fois de plus. L’arrière pensée de celui qui fait les louanges du travail est au fond de nous rendre esclave d’un but mesquin obtenu par l’intermédiaire d’un système économique non moins mesquin.
La preuve qu’on peut apporter à cette absurdité du travail se trouve dans la multiplication des bullshit jobs aujourd’hui. Ces métiers ne servent à rien, n’ont aucune utilisé sociale si ce n’est maintenir une apparence d’occupation. L’anthropologue David Graeber s’aide d’une prédiction qu’avait fait Keynes pour dire qu’avec l’automatisation des emplois, on devrait diminuer drastiquement le temps de travail nécessaire. Au contraire, constate Graeber, les pratiques de reporting / quantification, c’est-à-dire de recueils d’information sur la pratique professionnelle semble multiplier à l’infini les métiers qui ne servent qu’à alimenter sans fin la bureaucratie.
Un entretien de Graeber : https://youtu.be/y-G7461XhMs
Graeber s’inscrit dans une lignée de critique radicale du travail. Avant lui des philosophes aussi différents que Russell, Lafargue ou Barthes note que le progrès devrait avoir pour objet de supprimer l’obligation de travail.
A la façon de Marcuse, on peut donc dire que le travail est un outil de surrepression. On en travaille pas pour s’enrichir véritablement, mais par peur, par ennui, parce qu’on refuse d’imaginer qu’autre chose serait possible, alors même que tout le monde capitaliste, poussé à sa logique extrême reviendrait à une automatisation totale qui priverait les hommes de travail. Marcuse explique la poursuite du travail par un sentiment de culpabilité, à la façon dont le meurtre du père selon Freud hante la tribu primitive. Une fois la loi du père, cruelle et injuste, abolie, les humains semblent ne plus trouver autre chose à faire que perpétuer ce qui existait par simple devoir, par simple soumission au Surmoi.
Le courant accélérationniste assume pleinement que la réalisation extrême du capitalisme engendre la fin du travail, et laisse un champ ouvert pour un autre monde. A condition toutefois que le capitalisme accepte sa véritable nature transformative et sociale, c’est-à-dire sa mission technologique de destruction du monde social inégalitaire qui l’a porté jusqu’à présent. Si le capitalisme est bien auto-destructeur comme le supposait Marx, c’est en réalité pour le mieux, pour en finir avec un monde social inégal.
2. Subordonner les inégalités au principe d’équité.
Le travail par lui-même n’est pas capable de justifier les inégalités. Au contraire, il faut en revenir à un principe fondamental : celui de la dignité humaine. Le travail n’est que l’instrument de la réalisation la plus complète d’un idéal. Mais lequel ?
Le seul principe sur lequel tous les humains amenés à se prononcer peuvent tomber d’accord sera aussi celui qui préside à la vérification de ce principe : une égale liberté. Autrement dit, nous savons que nous tenons le principe de la justice lorsqu’une procédure elle-même juste de délibération peut y conduire. On ne devrait jamais accepter un principe de justice qui ne puisse pas se vérifier lui-même dans son établissement. Par exemple, l’utilitarisme n’est pas un principe correct de justice, car il n’est pas nécessaire d’être utilitariste pour produire un monde conforme à l’idéal utilitariste. Il peut être plus efficace d’utiliser la peur, la religion ou la contrainte pour produire un monde où chacun a le plus de bonheur de possible (et non l’égoïsme rationnel).
C’est à travers l’expérience de pensée du « voile d’ignorance », où chaque humain apparaît comme égal, que John Rawls peut montrer que le principe d’égale liberté est le premier principe de la société. Si on suppose qu’on ne connaît pas sa place dans la société, ses talents, ou les biens auxquels on a accès, par défaut, on se mettra d’accord sur le principe que tout le monde doit avoir accès à ces libertés de base. C’est le philosophe John Rawls qui invente cette procédure de vérification de notre idéal démocratique. Il suppose en effet qu’il n’y aurait aucun sens à accepter d’être raciste ou discriminatoire sous le voile d’ignorance si nous ne savons pas nous-mêmes si nous serions victimes de cette discrimination une fois revenue dans la société.
Une fois accordé ce principe d’équité (ou d’égale liberté), John Rawls accepte les inégalités dans la mesure où elles sont favorables aux plus défavorisés. On ne peut pas produire une méritocratie parfaite mais on peut faire en sorte que le libre développement des plus compétents servent également celui des moins compétents. Autrement dit, c’est le principe de différence : il faut compenser les inégalités pour aboutir à une plus grande égalité possible, tout en respectant la liberté fondamentale de chacun. La richesse d’une nation n’a pas d’intérêt, si elle ne peut pas être partagée. Une société juste est une société où aucune vie indigne ne peut être produite, une société où chaque vie mérite d’être vécue. Attention, le principe d’équité n’est pas une morale ou un Bien (ou une « doctrine morale compréhensive » comme l’appelle Rawls). Chacun est libre d’adopter la morale qu’il veut. Mais ces morales ne peuvent pas atteindre le principe d’équité lui-même. Elles lui sont secondaires.
Deux réponses au libéralisme de Rawls :
- Les libertariens (en tout cas les plus cohérents capables d’articuler correctement des idées comme Nozick) refuse le principe de différence. Aucune compensation n’est acceptable, aucun impôt n’est juste. Mais c’est essentiellement parce que Nozick croit qu’on pourrait retracer depuis les origines les biens que chacun devrait posséder (théorie de l’habilitation historique), c’est-à-dire rendre par exemple tous les biens produits par les esclaves africains à leurs descendants. Les libertariens adhèrent au principe d’égale liberté, mais se limitent à lui.
- Les communautariens critiquent le voile d’ignorance. Il n’est pas possible selon eux de se détacher des doctrines morales qui sont à l’origine de notre sentiment de justice. Autre critique du principe de différence : les compensations économiques entérinent en réalité les inégalités au lieu de les annuler, car elles obligent à faire de l’économie la seule chose réelle, la seule sphère où se joue égalité. Un communautarien comme Walzer considère qu’il existe plusieurs sphères de pouvoir, et que l’égalité est plutôt le fait qu’aucune de ces sphères ne prédominent sur les autres. C’est ce qu’il appelle « l’égalité complexe ». Ainsi, le pouvoir religieux doit être séparé du pouvoir économique, du pouvoir politique, du pouvoir esthétique etc. Il peut y avoir des monopoles dans chacune de ces sphères, ce n’est pas si grave, tant qu’on peut exister hors de ce monopole dans d’autres sphères. Mais si une sphère prédomine sur toutes les autres (aujourd’hui la sphère économique, et avant la sphère religieuse), alors il devient impossible d’échapper aux inégalités et aux monopoles.
3. Une reconnaissance égale de tous les types de travail.
Mais un monde où chacun mérite ce qu’il reçoit ne resterait-il pas injuste ?
C’est la thèse de Michael Sandel, qui estime que les inégalités, justifiées par le travail ou non, restent néfastes à la vie commune.
D’abord, les inégalités de base ne sont pas parfaitement compensables. Rawls ne dit rien des handicaps qui ne peuvent être compensés, et qui sont comme des accidents desquels il faudrait s’accommoder. Le principe de différence ne peut pas tout arranger.
Ensuite, le mérite entraîne une culpabilisation de ceux qui ne réussissent pas. Autrefois, l’arbitraire de la naissance était comme une carapace pour tolérer son sort. Aujourd’hui, on organise comme une tyrannie des méritants et on surresponsabilise les perdants. Un sociologue anglais, Michael Young, invente le terme méritocratie pour fustiger notre croyance que le succès est une mesure juste de nos mérites. Il imagine comment les plus intelligents inventeraient une aristocratie fondée sur la pure domination des plus compétents et des mieux nés.
Enfin, la méritocratie pleinement réalisée entraînerait également une réaction politique « populiste » dangereuse. Aucun désaccord politique ne peut être marqué avec les méritants, puisque les classes moins méritantes sont supposées être ignorante par définition. Le débat politique se limiterait alors à traiter l’autre d’incompétent (comme Hilary Clinton parlant de l’équipe de Trump en 2016). La seule réaction possible est alors celle que décrit Michael Young dans son livre Rise of Meritocracy :
« Le danger qui nous guette [...], c’est que la multitude vociférante qui voit se fermer devant elle les portes du savoir se retourne contre un ordre social dont elle sent qu’il la condamne. Les masses, tout incapables qu’elles soient, ne se comportent-elles pas, parfois, comme si elles souffraient du sentiment de leur indignité ? Se voient-elles nécessaire- ment comme nous les voyons nous-mêmes? Nous savons que ce n’est qu’en lâchant la bride à une imagination bien entraînée et à une intelligence organisée que l’humanité peut espérer, dans les siècles à venir, s’accomplir comme elle le mérite. Reconnaissons pourtant que ceux qui se plaignent de l’injustice présente pensent qu’il s’agit là de quelque chose de réel et cherchons à comprendre comment il se fait que ce qui pour eux a un sens, n’en ait aucun à nos yeux. »
L’idée d’une tyrannie des méritants est aussi le fondement d’un film comme Bienvenue à Gattaca. Le film ne met pas seulement en scène une croyance eugéniste erronée selon laquelle les bons gènes produisent les bons individus. Le film peut aussi se lire comme un monde terrifiant – et ce, même si on intégrait les personnes comme le héros qui travaillent davantage pour compenser leur manque de bons gènes. Car on autoriserait alors une aristocratie génétique. Sans aucune considération pour la dignité humaine.
Le problème est qu’on récompense trop les gagnants pour des travaux dont la valeur sociale est nulle. Pour cette raison, Sandel veut qu’on reconnaisse le travail de tous, manuels comme intellectuel.
CONCLUSION :
Il ne faut pas réduire le travail à sa valeur économique. Les inégalités engendrées par le travail sont méritées si nous sommes dans une une relation immédiate à la nature sur laquelle nous exerçons nos talents. Mais ce qui définit la valeur du travail est d'abord son intégration dans un marché où aucun mérite ne peut être réellement quantifié ou attribué. Dès lors, il faut plutôt appréhender le travail à travers les idéaux politiques qu'on veut lui faire servir.