Est-il naturel de vivre en société ?
Est-il naturel de vivre en société ?
La question peut sembler absurde car il est évident que l’humain est une espèce sociale, qui vit en groupe organisé. Elle descend des grands singes qui étaient déjà une espèce social, et qui possédaient déjà des structures primitives d’organisation. Nous avons donc une nature sociale. Nous n’avons pas le choix de vivre ou non en société. A quoi bon se demander si c’est naturel alors que la nature nous force à vivre en société ?
Mais lorsqu’on parle de société, on parle d’abord de vivre de façon organisée, et pas seulement selon des hiérarchies spontanées, mais selon des lois. Et notre organisation sociale, c’est-à-dire nos lois, sont-elles aussi fixes et universelle que le concept de nature le présupposerait ? Un bref coup d’oeil dans l’histoire permet de constater une incroyable diversité des modes d’organisation. Par exemple, depuis 1789, la France a connu 14 constitutions différentes. On peut certes dire que ces constitutions se ressemblent et qu’elles paraissent n’être que des variations à partir de grands principes de justice, mais alors lesquels ?
La nature nous a-t-elle dotée d’une intuition innée d’un ordre social ou, au contraire, ne sommes-nous pas capables d’écrire et de suivre n'importe quelles lois (ce qu’on appelle des « lois positives ») car nous ne savons jamais naturellement laquelle est la meilleure ?
Nous pourrions discuter longtemps de ces principes naturels mais indéterminés dont nous héritons de nos cousins que sont les grands singes. Cf vidéo TED de Frans de Waal. Héritons-nous d’une forme de compassion, d’un sens de la proportionnalité, d’une éthique de la réciprocité…? La question la plus importante est de savoir pourquoi nous avons besoin de nous référer à la nature pour penser une justice humaine. L’accord que les humains trouveront entre eux sur les règles de vie n’est pas suffisant. Nous avons en effet besoin de rapporter ces règles à un idéal de vie naturel, sous peine d'être incapable de choisir entre différentes lois. Ce qu’on attend dans ce cas des lois ce n’est pas seulement qu’elles énoncent des règles (qu’on qualifierait de « légales »), mais des règles justes (qu’on appellerait « légitimes »), qu’on pourrait connaître en se rapportant à un critère universel de ce qui est juste, c’est-à-dire naturel.
I UNE NATURE INCOMPLETE.
1. oppositions et rapport entre les définitions de la nature.
Une fois n’est pas coutume, nous allons définir les termes sans les rapporter à un problème (ce qu’il n’est pas conseillé de faire dans une dissertation !)
Il existe trois définitions de la Nature
1) ESSENTIEL (contraire de ACCIDENTEL) => Ce qui appartient en propre à une chose. Registre logique ou métaphysique.
2) SAUVAGE (contraire de CULTUREL, CONVENTIONNEL OU ARTIFICIEL) => tout ce qui n’a pas été modifié par l’homme. Registre culturel.
3) PHYSIQUE (contraire de NÉCESSAIRE, HASARDEUX, SURNATUREL) => ensemble des phénomènes gouverné par des lois. Registre scientifique.
Ces définitions sont ambiguës CAR UNE MÊME CHOSE PEUT ÊTRE DITE NATURELLE EN DEUX SENS CONTRAIRES :
- Ex : il peut être naturel pour un homme d’être libre (sens 1) bien que la liberté ne soit pas un phénomène naturel (sens 3)...
- Ex : un médicament est un produit de la technique humaine et est donc contre-nature (sens 2) tout en étant naturel car chimiquement déterminé par les lois de la nature (sens 3).
- Ex : on peut qualifier de naturel un effet pourtant obtenu artificiellement de naturel (sens 1) tout en étant le produit de la technique (sens 2). Comme lorsqu’un gel pour les cheveux « donne un effet naturel à vos cheveux. »
On pourrait conclure avec Clément Rosset (dans L’anti-Nature) que « rien de plus artificiel que vouloir le naturel. »
La charge du philosophe est donc de faire réapparaître les vraies ARTICULATIONS qui apparaissent dans le réel. Faire comme le boucher cherchant les articulations d’un morceau de viande pour bien le découper. Cf Platon, Phèdre, 265e.
Regardons maintenant ce qu’est la culture.
Dans sa définition anthropologique simple, elle a trois fonctions :
1) FORMATRICE : elle élève et permet de développer les capacités humaines.
2) COMMUNAUTAIRE : elle définit une appartenance à une société.
3) NORMATIVE, elle dit ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas.
Elle peut être définie selon trois niveaux (humanité, société, individualité).
1) Historiquement, la culture a d’abord été un concept qui a servi à définir l’humain.
Culture vient de « colere » en latin qui signifie cultiver. Ce qui suggère que contrairement à des définitions trop simplistes, la culture sert à poursuivre artificiellement les buts de la nature. Il n’y a pas d’opposition stricte entre culture et nature. Planter les graines et cultiver ces graines revient à accompagner artificiellement un processus naturel. Mais sans ce processus artificiel, les graines ne seraient pas pleinement développées. La culture est l’instrument du DÉVELOPPEMENT de l’humanité en nous. Elle est définie comme telle en tout cas à partir du XIVème siècle avec Pétrarque. « Faire ses humanités » revient à connaître les enseignements non religieux et antiques (grec et latin) transmis par des textes canoniques (compatibles avec la morale chrétienne de l’époque).
Philosophiquement, cela signifie qu’on hérite d’une mémoire, qu’on définit donc l’humanité comme ce qui relie les humains entre eux par le biais du savoir.
2) Voici la définition la plus moderne : la culture est un ensemble de croyances d’institutions, de traditions, de techniques, etc. PROPRE À UN GROUPE HUMAIN. On reconnaît ainsi qu’il existe plusieurs cultures, qui sont autant de façon d’exprimer l’humanité. La culture est alors partagé par ce groupe entier. Si l’on est français, cela signifie en théorie qu’on a une culture française.
3) Si la culture permet de développer des capacités, elle peut aussi servir INDIVIDUELLEMENT. Elle est une formation individuelle, la possession une érudition particulière. On dit en ce sens qu’Untel peut avoir une grande culture. On parle encore de culture générale.
Pour distinguer ces trois sens de culture, on peut parler de civilisation (qui fait de nous des humains), de culture nationale (qui fait de nous des concitoyens) et de culture générale (qui permet de distinguer notre individualité socialement).
Mais là encore il existe des oppositions :
Entre le sens (1) et (2). La définition de la culture comme civilisation suggère de façon beaucoup plus large que la culture est ce qui vient compléter, voire adoucir une nature humaine incomplète ou sauvage. C’est cette définition de culture qu’on nomme aussi « civilisation » si on entend par là une HUMANISATION de l’animal humain lui-même, c’est-à-dire une pacification. En distinguant culture et civilisation, on peut alors dire que LA CULTURE d’une société peut DÉSHUMANISER (en habituant à la discrimination, l’inégalité, la violence, un luxe immodéré...) et produire une DECIVILISATION (le terme est devenu politique, et connote une certaine peur de voir la civilisation perdre son pouvoir normatif, mais il est initialement utilisé par Norbert Elias, qui croyait au contraire à un processus de civilisation presque constant).
Entre le sens (2) et (3) la culture individuelle est INÉGALITAIRE par définition (certains sont plus cultivés que d’autres) alors que la culture nationale est supposée être partagée par tous et est donc égalire.
IL FAUT ETRE BIEN ATTENTIF LORSQU ON PARLE DE NATURE ET DE CULTURE.
2. « Nu sans chaussures, sans couvertures, sans armes »
La nature ne nous donne par tous les atouts suffisants pour vivre. On appelle ce phénomène la juvénilisation : l’évolution de l’humain a rendu impossible la gestation complète de l’enfant. Du fait, de l’évolution de sa boîte crânienne et de son cerveau, la taille de sa tête était devenue trop importante pour garantir l’expulsion du fœtus. Une partie de son évolution se déroule donc au contact de l’environnement extérieur, ce qui explique la plasticité de l’être humain.
Que faut-il pour vivre lorsqu’on est dénué d’instincts ?
Platon, à travers la figure de Protagoras, propose un mythe. Epiméthée distribue des talents (= instincts) aux animaux, mais il oublie les hommes. La nature est harmonieuse, c’est-à-dire que chaque différence est compensée par une autre. L’homme pourtant va créer un déséquilibre, puisqu’il est à la fois trop faible du point des instincts, et trop puissant grâce aux pouvoirs divins qu’il va recevoir. Il reçoit d’abord le savoir technique et le feu par Prométhée (qui veut réparer l’erreur de son frère). Mais il n’est toujours pas capable de vivre. Car même s’il peut fabriquer des chaussures, des couvertures, des armes, il lui manque le savoir politique.
Philosophiquement, le savoir technique est donc insuffisant. Le savoir politique est crucial pour les hommes. La technique ne peut pas compenser ce savoir.
Zeus donne donc aux hommes deux vertus, la Vergogne et la Justice, c’est-à-dire le respect des autres (savoir garder ses distances) et la Justice, c’est-à-dire le respect des lois (savoir commander et obéir).
Mais la question centrale est de savoir si tout le monde doit avoir ces vertus ou si les vertus politiques ne sont offertes qu’à certains qui deviendraient les spécialistes. Selon Platon, seule une répartition égale de ces vertus est possible. Car pour qu’une loi soit suivie il faut que tout le monde la comprenne.
TOUT LE MONDE PEUT DONC PRENDRE PART AUX QUESTIONS POLITIQUES. Seules les questions techniques sont restreintes à un cercle d’experts. Les humains ont donc tous de quoi vivre en cité, mais pas forcément les connaissances suffisantes pour participer à la délibération politique à propos de tous les sujets. Ce qui signifie aussi que la politique n'est pas réellement une science ou un art, puisqu'en la postulant comme restreinte aux seuls experts, nous ferions comme si nos concitoyens étaient incapables de suivre les règles édictées. Cette dérive s'appelle la technocratie. De la même façon, nous ne pouvons pas laisser toutes les questions à la délibération commune, car certaines questions sont techniques. Si nous voulions traiter des questions techniques à la façon des questions politiques, nous ferions preuve de démagogie.
3. « L’homme est un animal politique » c’est-à-dire un être de parole.
Pour Aristote, la véritable nature des choses est définie par leur perfection. Leur perfection est définie par leur capacité à s’auto-suffire (AUTARCIE). Or l’homme ne peut pas vivre seul. Seule une bête ou un dieu peuvent vivre en dehors de la cité. La famille n’est pas capable de s’auto-suffire non plus (elle n’est pas reproductive). La bonne échelle d’existence pour l’humanité est celle de la cité.
« La nature ne fait rien en vain » : l’homme qui vit en cité a besoin d’un outil particulier pour vivre avec les autres. Cet outil est la parole. Les animaux peuvent émettre des sons. Mais ils ne peuvent pas parler (c’est-à-dire ici dialoguer). Les animaux ne peuvent qu’émettre des SIGNAUX (des sons qui n’ont de sens qu’en rapport à un contexte particulier, comme une fusée de détresse, qui n’a de sens que si l’on est actuellement dans un moment de détresse).
L’homme au contraire peut produire des SIGNES, c’est-à-dire des sons ou symboles qui désignent une chose en son absence. « Je dis fleur et musicalement se lève (...) l’absente de tout bouquet » (Mallarmé). Je peux m’exprimer donc sur des choses qui ne sont pas vus actuellement, je peux désigner des choses possibles, je peux désigner également des choses qui n’existent pas, mais qui devraient être. LE LANGAGE PERMET DE DIRE LE DEVOIR (c’est-à-dire ce qui n’est pas actuellement, mais qui devrait faire partie du monde).
Ainsi l’humain peut dire ce qui est agréable (comme les animaux), mais il peut dire aussi ce qui est utile (c’est-à-dire ce qui est possiblement agréable), ce qui est bien (c’est-à-dire ce qui cause ce qui est agréable), et ce qui est juste (c’est-à-dire un bien qui est commun à tous les hommes). Le langage permet donc de dire des lois, c’est un instrument naturel, mais ça ne signifie pas qu’on sache quelle loi est la plus naturelle.
DIGRESSION : DIFFÉRENCE AVEC LE MONDE ANIMAL.
Le langage est un codage du monde, dont la fonction est de manipuler utilement un environnement. G. Mounin ou A. Martinet parlent de « langage-répertoire ». Karl von Frish retrouve ces trois caractéristiques chez les abeilles : 1) codage et symbolisation 2) système minimale de signes 3) mise en relation des interlocuteurs.
Les abeilles dansent pour désigner l’orientation et la distance qui les séparent du pollen.
Mais Benvéniste (un linguiste) fait remarquer que ce n’est pas un vrai langage. Les abeilles communiquent SANS DIALOGUE, sans transmission d’idées. Les autres abeilles adoptent UNE RÉACTION, mais qui n’est pas une réaction sur le langage lui-même. Leur message est un SIGNAL DIFFÉRÉ. Ex : un chien rencontre un chien et aboie : ils ne se parlent pas (ou bien ils pourraient employer d’autres signes pour se communiquer la même chose), ils réagissent uniquement à leurs propres signaux.
Le langage des abeilles ne se justifie pas en dehors d’une nécessité présente. Leur message n’est pas AUTONOME. C’est en quelque sorte l’objet, la nourriture, qui indique sa place par lui-même. Les abeilles NE COMMUNIQUENT PAS GRATUITEMENT. Le message se limite donc à UN SEUL CONTENU.
La preuve est que les conditions de communication doivent être idéales visuellement : elles n’ont donc qu’une seule façon de le dire. LE LANGAGE DOIT POUVOIR NE PAS SE RÉDUIRE À SON MÉDIUM, SON SUPPORT. S’il y a quelque chose d’exprimé dans cette danse, d’autres façons de le dire pourraient être trouvées, or, cette danse des abeilles est limitée à un seul CODE. Le langage humain est donc d’emblée CAPABLE DE VARIER, IL EST CRÉATIF.
II. LANGAGE, CONVENTION ET CONTRAT SOCIAL
1. Le pouvoir conventionnel du langage.
Texte de Hobbes :
« Le fait que nous puissions ordonner et comprendre les ordres est un bienfait du langage, et sans doute le plus grand. Car, sans lui, il n'y aurait nulle société humaine, nulle paix, et, partant, nulle organisation politique, mais d'abord, la sauvagerie, ensuite la solitude, et pour demeures des repaires. Bien qu'en effet certaines espèces animales soient policées, elles ne le sont pourtant pas assez pour qu'une vie convenable leur soit longtemps assurée, et, par conséquent, elles ne méritent pas que nous les prenions en considération, d'autre part, elles se trouvent surtout chez les animaux sans défense, et qui n'ont pas besoin de beaucoup de ressources. Ce n'est pas le cas de l'homme: autant les armes humaines, glaives, épieux, surpassent les armes des bêtes, cornes, dents, dards, autant l'homme surpasse les loups, les ours, les serpents (dont la rapacité ne va pas plus loin que la faim, et qui ne se déchaînent que quand on les irrite) par sa rapacité et sa cruauté, lui qui souffre même de la faim qu'il n'éprouve pas encore. A partir de cela, on comprend aisément ce que nous devons au langage, grâce auquel nous vivons associés et sous contrat avec sécurité, bonheur et confort, ou plutôt nous pouvons vivre si nous le voulons. Mais il y a aussi des inconvénients du langage, c'en est un que l'homme , le seul être animé qui puisse, grâce à l'universalité de la convention verbale, se donner par la réflexion des normes tant dans l'art de vivre que dans les autres arts, possède seul également le pouvoir d'en utiliser de fausses, et d'en enseigner la pratique à d'autres. Aussi, l'erreur chez l'homme est-elle plus profonde et plus dangereuse que celle des autres êtres animés. Et même, l'homme, si tel a été son bon plaisir (et ce sera son bon plaisir chaque fois que cela lui paraîtra utile à ses desseins), a pu enseigner certaines actions tout en les sachant fausses, c'est-à-dire mentir, et dresser les esprits contre les règles fondamentales de la société et de la paix. »
- Thème : langage, société.
- Problématique : comment les hommes peuvent-ils parvenir à vivre en société ?
- Thèse : grâce au pouvoir normatif du langage.
- Plan du texte :
1) La première phrase marque une définition paradoxale du langage. Remarquons que
Hobbes n’utilise pas le mot « vérité » pour définir la fonction du langage. Le pouvoir du langage provient de la liberté qu’il peut prendre avec la réalité.
CE QUI DÉFINIT LE LANGAGE EST DONC LE POUVOIR D’ORDONNER, dans les deux sens du terme : hiérarchiser, et commander. C’est le niveau commun aux hommes et aux animaux de signal qui intéresse Hobbes, mais il ajoute une dimension symbolique qui manque aux animaux et qui ne dévoilera qu’à la fin du texte.
2) Pourquoi Hobbes compare-t-il les hommes aux animaux ? Pas directement pour marquer une supériorité. Mais il présente l’homme comme un super-animal, encore plus vorace, plus rapace que les autres animaux. Il lui manque une fin (c’est la marque habituelle dans la philosophie antique de l’excès, l’hubris). L’instinct naturel des hommes devrait les faire s’entredétruire. Et les animaux au contraire sont plus doux, et leur socialité est naturellement plus développée.
3) Mais le langage vient détourner cette rapacité naturelle. Car le langage assure un accord possible, une régulation possible.
Le but de la vie sociale est donc de chercher la sécurité, le confort, la paix. Mais comme l’outil de socialisation est le langage, ces accords passés entre les hommes sont fragiles. « Si nous le voulons ». Hobbes revient donc sur la victoire paradoxale du langage : le langage est ce qui nous rend sociables, mais aussi ce qui nous permet de créer de fausses règles, et de jouer avec cette sociabilité. Il n’y a pas qu’une seule règle de vie sociale.
2. Une mascarade de justice.
Si le langage permet d'édicter des lois, il permet aussi d'édicter de fausses lois, qui donnent l'impression de justice, mais ne sont pas justes. Or, la thèse de Pascal est qu'il ne peut exister que de fausses lois.
« Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
PASCAL, Les pensées, « la raison des effets », (1670)
Toute loi produite par la force seule est en réalité une mascarade de justice. Pensez à la fable de Lafontaine, Le Loup et l'agneau. La morale de la fable dit que la loi du plus fort est toujours « la meilleure ». Cette qualification est ironique, car le loup à être à la fois l'accusateur et le juge. Si sa raison est la meilleure, c'est parce qu'il est le plus fort, et qu'il ne peut pas être contesté par l'agneau qui va se faire dévorer. Le dialogue avec l'agneau ne sert qu'à justifier l'acte de le manger.
Selon Pascal, cette situation est inévitable. La JUSTICE NE PEUT PAS S’IMPOSER CONTRE LA FORCE car elle n’est jamais assez évidente pour obtenir l’accord de tout le monde. Chacun a son avis sur ce qui est juste et personne n’est capable de comprendre les autres. La force semble alors seule à pouvoir mettre tout le monde d’accord puisqu’elle serait incontestable. Par conséquent, Pascal soutient qu’en réalité, la justice a été dictée par la force, c’est-à-dire qu’il ne s’agit que d’une apparence de justice, qui évite à la force d’être accusée.
Cas emblématique, rapporté par Machiavel dans Le Prince : César Borgia devait mettre de l’ordre en Romagne, il envoie un homme brutal et cruel qui terrifie tout le monde. Mais Rémy D’Orque n’a obtenu l’ordre qu’en produisant davantage d’injustice. Alors Borgia décide de mettre à mort publiquement son propre ministre, Rémy D’Orque, pour laisser le peuple « satisfait et stupide ». Il ne s’agit pas d’une décision juste, mais cette apparence de justice satisfait le besoin de vengeance du peuple. En réalité, César Borgia a utilisé la force, de façon tout à fait contestable, mais CETTE APPARENCE DE JUSTICE LE PROTÈGE DE TOUTE CRITIQUE.
Néanmoins, on voit là que la force n’est pas aussi efficace que l’apparence et la ruse. On pourrait déjà rétorquer à Pascal, que LES PLUS FAIBLES ÉGALEMENT PEUVENT UTILISER LA RUSE.
« Pourquoi ne veux-tu pas tromper ? » lors même qu'il y aurait apparence - et il y a apparence en effet - que la vie n'est faite que pour l'apparence, j'entends pour l'erreur, l'imposture, la dissimulation, l'aveuglement et l'auto-aveuglément... » demande Nietzsche dans le Gai Savoir §344.
Pensez au règne animal, la plupart des animaux faibles se dissimulent, se camouflent et utilisent la ruse justement pour renverser les rapports de pouvoirs.
Dernière remarque. Rousseau estime qu’il est impossible qu’une telle loi du plus fort existe. Car la force n’est jamais assez stable (dès que le plus fort meurt, la loi change) « QU’EST- CE QU’UN DROIT QUI PÉRIT SANS CESSE ? » demande Rousseau de façon rhétorique. Seule une loi juste est stable. La véritable force est donc la stabilité que seules peuvent obtenir des lois justes. L’histoire montre comment toutes les tyrannies meurent avec le tyran, mais ne peuvent jamais se maintenir au-delà de lui. Par ailleurs, les tyrannies sont contradictoires avec l’idée de loi elle-même. La loi suppose qu’on obéisse parce qu’on se sent intérieurement obligé. Si l’obligation relève de la contrainte extérieure, alors la loi ne sert plus à rien – on obéira même si on trouve cela injuste. Le devoir suppose de reconnaître LÉGITIME cette contrainte, et non d’y être simplement contraint. Finalement, cette loi du plus fort, qui n’a de loi que le nom, peut autoriser une désobéissance (ce qui est là encore une contradiction) : on peut lui désobéir dès lors qu’on est assez puissant pour le faire.
On est donc obligé d’imaginer quelle loi serait légitime. Toute autre loi ne serait pas stable, et finirait par être transgressée, et finalement ne serait pas une loi. Par conséquent, il faut revenir à la nature humaine, pour savoir cette fois, non pas ce qui le pousse naturellement à s’associer, mais quelle type de capacités un homme doit développer pour qu’une société puisse légitimement être construite.
3. Etat de nature, état de guerre.
Remarque préliminaire : notre philosophie politique est conditionnée par une anthropologie. L’homme est soit bon, auquel cas, on peut lui faire confiance ; soit l’homme est mauvais, auquel cas, il faudra le forcer à obéir à des règles non-naturelles.
Selon Hobbes, l’homme est à la fois naturellement ÉGOÏSTE, mais aussi naturellement ÉGAL EN FORCE. Or si deux personnes désirent la même chose non seulement ils ne peuvent pas renoncer, mais en plus, aucun des deux ne peut naturellement avoir le dessus. C’est donc la GUERRE. Ou plutôt rien pour n’empêcher la guerre. L’ÉGALITÉ ENGENDRE LA GUERRE.
Les trois passions qui produisent la guerre : ENVIE (= compétition pour gagner), PEUR (= attaque de l’autre par prévention, par sécurité), HONNEUR (= attaquer pour se venger des offenses commises).
Autrement dit, l’homme est un loup pour l’homme, un danger pour lui-même, mais en raison même de son DROIT DE NATURE. L’état de nature dérive directement de ce droit de nature : LA GUERRE DE TOUS CONTRE TOUS.
« La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort corporellement, ou d’un esprit plus prompt qu’un autre, néanmoins, la différence d’un homme avec un autre n’est pas si importante que quelqu’un puisse de ce fait réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse pas prétendre aussi bien que lui (...). De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l’espoir d’atteindre nos fins. C’est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu’il ne leur est pas possible d’en jouir tous les deux, ils deviennent ennemis ; et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur plaisir), chacun s’efforce de détruire et dominer l’autre. Et de là vient que là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur.
Il peut sembler étrange, à celui qui n'a pas bien pesé ces choses, que la Nature doive ainsi dissocier les hommes et les porter à s'attaquer et à se détruire les uns les autres ; et il est par conséquent possible que, ne se fiant pas à cette inférence faire à partir des passions, cet homme désire que la même chose soit confirmée par l'expérience. Qu'il s'observe donc lui-même quand, partant en voyage, il s'arme et cherche à être bien accompagné, quand, allant se coucher, il ferme ses portes à clef, quand même dans sa maison, il verrouille ses coffres; et cela alors qu'il sait qu'il y a des lois et des agents de police armés pour venger tout tort qui lui sera fait. Quelle opinion a-t-il de ces compatriotes, quand il se promène armé, de ses concitoyens, quand il ferme ses portes à clef, de ses enfants et de ses domestiques, quand il verrouille ses coffres? N'accuse- t-il pas là le genre humain autant que je le fais par des mots? Mais aucun de nous deux n'accuse la nature de l'homme en cela. Les désirs et les autres passions de l'homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas plus que ne le sont les actions qui procèdent de ces passions, jusqu'à ce qu'ils connaissent une loi qui les interdise, et ils ne peuvent pas connaître les lois tant qu'elles ne sont pas faites, et aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas mis d'accord sur la personne qui la fera. » Chapitre XIII, Léviathan.
Sous cet état de nature, il n’y a ni bien ni mal, juste un droit de nature, qui est la liberté (= faire ce que je veux).
LA LIBERTÉ SE DÉTRUIT ELLE-MÊME DANS L’ÉTAT DE NATURE.
4. Une sortie de l'état de guerre : la loi de nature.
Comme les hommes sont doués de RAISON (faculté distribué également entre tous – et Hobbes ne parle pas de la science qui s’apprend, mais bien du bon sens qui est inné), ils peuvent tous faire le calcul que la paix est préférable à la guerre, et ainsi changer leur droit de nature en loi de la nature.
Le seul moyen pour se sortir de cet état est donc D’ABANDONNER SA LIBERTÉ pour la remettre toute entière entre les mains d’un souverain (un homme ou plusieurs). Car cette liberté était la cause de la guerre. Les hommes doivent apprendre à abandonner leur droit de se gouverner eux-même. Mais à quelle condition ? L’abandonner sans restriction risquerait de les rendre plus vulnérables.
Les hommes sont déjà tous capables par conséquent de se mettre d’accord même s’ils se font la guerre. La loi de nature suppose donc UNE PARFAITE RÉCIPROCITÉ. Si un seul homme garde son droit de nature, il peut mettre tous les autres en péril, car il pourrait de nouveau les menacer, profiter de leur inattention pour les attaquer, et de nouveau précipiter un état de guerre.
Pour parvenir à faire une loi et quitter l’état de nature, il faut d’abord une FORCE, or L’UNION des hommes entre eux est le moyen de produire cette force et aussi le moyen de contraindre à l’abandon de l’état de nature. Tous ensemble, les citoyens sont plus forts que le seul individu puissant. L’état sera donc aussitôt respecté car il sera craint. C’est donc par la TERREUR que l’état nouvellement constitué pourra régner. C’est en ce sens, un MONSTRE, un Léviathan (du nom du monstre marin biblique) que produit le CONTRAT SOCIAL. Hobbes parle pour cette raison de « dieu mortel ».
Seule une réelle UNANIMITÉ rend possible la société. Toute dissidence serait synonyme de guerre. Définition de l’état : « la multitude ainsi unie en une personne une ». L’unité doit être à tout prix réalisée, y compris si elle exige le sacrifice de la liberté. Attention : l’état (qui est celui qui agi et est appelé « acteur » par Hobbes) ne doit pas se retourner contre le peuple (qui est son « auteur »), sinon le peuple pourrait se rediviser. Ce n’est donc pas une dictature que propose Hobbes. Mais il y a un problème...
5. Limites de la raison au sein du contrat social de Hobbes.
Le dilemme du prisonnier montre que LA RAISON PEUT CONSEILLER LA TRAHISON plutôt que la coopération. La confiance n’est pas rationnelle. Dans le cas du jeu fermé et à somme non- nulle qu’on appelle le dilemme du prisonnier, on montre facilement que la trahison conduit au meilleur choix ou au moins au moins pire. Mais si chaque associé décide de trahir, il en résulte collectivement qu’il s’agit de la pire décision possible. Application concrète : l’escalade nucléaire, chaque pays s’est armé de la bombe nucléaire pour dissuader toute attaque sur son sol. Résultat : la prochaine guerre ferait exploser la planète entière.
Pour cette raison, notre coopération sociale ne repose sans doute pas sur la raison comme le croit Hobbes, mais sur l’incitation qui consiste à être altruiste. Par ailleurs, le dilemme du prisonnier dans la vie quotidienne est récurrent. Par exemple les élèves apprennent que parler en cours est une situation perdante-perdante collective, alors qu’il leur semblait au départ profitable individuellement de bavarder.
Les interactions sociales produisent de la confiance si (comme le montre le jeu de nick case : ncase.me) :
1) les interactions sont répétées,
2) elles produisent de réels bénéfices en cas de coopération,
3) elles sont capables d’être comprises comme accidentelles si une coopération échoue (la
meilleure stratégie en cas de milieu hostile est pour cette raison le « copykitten », stratégie qui attend deux tours de trahison avant de trahir à son tour).
III. UN NATURALISME NÉCESSAIRE.
1. L’absurdité d’un naturalisme naïf.
Prendre la nature pour guide est selon Mill absurde : la nature ne nous en laisse de toute façon pas la liberté. En plus, prendre la nature pour guide est irrationnel : on ne suit jamais que ce qu’on croit être la nature. Cette nature n’est que l’image culturelle de la nature. Comme dit Clément Rosset « Rien de plus artificiel que vouloir le naturel. » L’Anti-Nature. Enfin, prendre la nature pour guide est dangereux : cela peut engendrer des comportements destructeurs, si l’on croit par exemple que l’homme doit être un loup pour l’homme, ou qu’il faut éliminer ou laisser mourir les plus faibles. Donc ATTENTION AU NATURALISME !
Mais la critique la plus utile est celle de David Hume. Il explique qu’il faut distinguer CE QUI EST (ÊTRE) et CE QUI DOIT ETRE (DEVOIR ÊTRE). Car la plupart du temps, on confond les deux. Par exemple, on dit que fumer tue (c’est de l’ordre de l’être) et on en déduit qu’on doit arrêter de fumer (c’est de l’ordre du devoir être).
Or, pour passer de « fumer tue » à « vous devez arrêter de fumer » il faut rappeler les valeurs qu’on défend. Par exemple, on peut fumer si on ne tient pas à la vie et qu’on préfère le plaisir de fumer. Si notre valeur est le plaisir, le raisonnement selon lequel on devrait arrêter de fumer n’est pas bon. En revanche, si notre valeur est la santé, il est nécessaire d’arrêter de fumer.
Donc Hume est intéressant parce qu’en plus de nous apprendre à nous méfier du naturalisme, il nous donne les précautions nécessaires pour bien l’utiliser : quelles sont donc nos valeurs ? Nous n’avons pas l’habitude de le dire pour ne pas gêner des gens qui auraient des valeurs différentes, mais si on oublie de le préciser, on finit par ne plus pouvoir justifier nos propres actes et à en perdre le sens.
2. Etat de nature selon Rousseau.
L’idée de nature est impérative pour juger des injustices. Rousseau se demande donc ce qu’est l’homme à l’état de nature pour connaître les valeurs naturelles que doit défendre une société juste. Sans ce point de repère, on ne peut pas juger de la société. Rousseau écrit dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes qu’« il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. »
Si la culture est en effet un écart par rapport à la nature, alors il faut pouvoir juger cet écart. Mais comment savoir si une culture est avancée ou non, si précisément on ne sait pas d’où on est parti ? On a donc besoin d’un RÉFÉRENT NATUREL, MÊME S’IL EST ARTIFICIEL, HYPOTHÉTIQUE. Rousseau écrit que cet état est un état « qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais ».
Dans l’état de nature, l’homme est capable D’AMOUR DE SOI (il tient à sa survie), et de PITIÉ (la souffrance de son semblable le touche). Il est NATURELLEMENT LIBRE. Il n’a donc pas besoin de l’autre (contrairement à ce que supposait Aristote). Attention, ce n’est pas une vérité historique, précise Rousseau, mais il décrit ce que serait l’homme sans société. Et ce qu’il faut remarquer tout de suite, c’est que l’homme ne peut ni se faire la guerre, ni se mettre à transformer autrui en esclave. L’homme à l’état de nature n’est occupé qu’à vivre. Ce qui signifie que la guerre ou l’esclavage ont été appris...
Comment l’homme a-t-il pu en arriver à se corrompre lui-même ? La société commence par un accident, par un mensonge. Un homme croit avoir plus de besoin que les autres et fait croire qu’il peut s’approprier une terre. La terre n’est pourtant à personne. La propriété est un mensonge qui rend les uns et les autres dépendants. Et les fait basculer dans de nouveaux besoins sociaux, dans un nouveau monde.
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : "Ceci est à moi", et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne". Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’événements et de connaissances, dans leur ordre le plus naturel. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie, 1755, (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1964), p.164
De là il résulte trois malheurs :
Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l'imagination en jeu, l'amour-propre intéressé, la raison rendue active et l'esprit arrivé presque au terme de la perfection, dont il est susceptible. Voilà toutes les qualités naturelles mises en action, le rang et le sort de chaque homme établi, non seulement sur la quantité des biens et le pouvoir de servir ou de nuire, mais sur l'esprit, la beauté, la force ou l'adresse, sur le mérite ou les talents, et ces qualités étant les seules qui pouvaient attirer de la considération, il fallut bientôt les avoir ou les affecter, il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu'on était en effet. Etre et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. D'un autre côté, de libre et indépendant qu'était auparavant l'homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la nature, et surtout à ses semblables dont il devient l'esclave en un sens, même en devenant leur maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvre, il a besoin de leur secours, et la médiocrité ne le met point en état de se passer d'eux. Il faut donc qu'il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien: ce qui le rend fourbe et artificieux avec les uns, impérieux et dur avec les autres, et le met dans la nécessité d'abuser tous ceux dont il a besoin, quand il ne peut s'en faire craindre, et qu'il ne trouve pas son intérêt à les servir utilement. Enfin l'ambition dévorante, l'ardeur d'élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d'autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance; en un mot, concurrence et rivalité d'une part, de l'autre opposition d'intérêt, et toujours le désir caché de faire son profit aux dépens d'autrui, tous ces maux sont le premier effet de la propriété et le cortège inséparable de l'inégalité naissante.
ROUSSEAU, Discours sur l’inégalité, seconde partie.
1) L’amour de soi se transforme en amour-propre : c’est-à-dire qu’on prend plus de soin à paraître qu’à être.
2) La pitié est détruite par l’égoïsme. Cet autre texte est éclairant (toujours extrait du
Discours sur l’origine de l’inégalité) : « Je ne crois pas avoir aucune contradiction à craindre, en accordant à l'homme la seule vertu Naturelle, qu'ait été forcé de reconnaître le Détracteur le plus outré des vertus humaines. Je parle de la pitié, disposition convenable à des êtres aussi faibles, et sujets à autant de maux que nous le sommes; vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion[...] Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir: c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix: c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs: c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée; fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente. Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est en un mot dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. Quoi qu'il puisse appartenir à Socrate, et aux Esprits de sa trempe, d'acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n'eut dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. »
3) Et l’homme perd sa liberté en devenant dépendant à l’égard des autres, le maître autant que le serviteur. L’état social corrompu est donc fortement inégalitaire, construit autour d’une opposition entre riche et pauvre. Cette antagonisme est le signe de la corruption et de l’injustice :
« La confédération sociale [...] protège fortement les immenses possessions du riche et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? et l'autorité publique n'est-elle pas toute en leur faveur ? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de son impunité ? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu'il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà ses escortes en campagne ; l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours ; fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot et tout se tait ; la foule l'incommode-t-elle ? il fait un signe et tout se range ; un charretier se trouve sur on passage ? ses gens sont prêts à l'assommer ; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu'un faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ses égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le prix de l'homme riche et non le prix de la richesse.
Que le tableau du pauvre est différent ! Plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir ; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce ; s'il a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence ; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter ; au moindre accident qui lui arrive, chacun se détourne de lui ; si sa pauvre charrette renverse, loin de d'être aidé par personne, je le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fruit au besoin, précisément parce qu'il na pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir l'âme honnête, une fille aimable, et un puissant voisin ».
ROUSSEAU, Discours sur l’économie politique.
Il y a trois affirmation à nuancer avant de rentrer dans le détail, pour mieux comprendre Rousseau :
1) « l’homme est bon et c’est la société qui le corrompt ». ATTENTION : toute vie sociale n’est pas nécessairement mauvaise. C’est justement le rôle du Contrat social que de préciser les conditions à partir desquelles ON PEUT PENSER UNE SOCIÉTÉ JUSTE.
2) le symbole de cette innocence est le bon sauvage. ATTENTION : Le « bon sauvage » n’est pas une expression de Rousseau. En revanche on trouve « l’homme sauvage », c’est-à-dire L’IDÉAL d’un homme tout juste « sorti des mains de la nature ».
3) le remède à cette corruption est de revenir à l’état de nature. ATTENTION : l’état de nature n’est qu’un OUTIL CONCEPTUEL ÉVALUATIF, qui permet de juger l’état de notre société actuelle. On ne peut pas revenir en arrière et vivre dans des grottes. C’est Voltaire qui s’est moqué de Rousseau parce qu’il l’a mal lu, mais il n’est pas question de vivre comme si la société n’avait pas fait progresser l’homme.
3. Le Contrat Social.
Là où Hobbes imaginait que le chef faisait l’unité du peuple et était souverain, Rousseau fait remarquer qu’en réalité un peuple qui désigne un chef est déjà uni (autrement, il ne pourrait même pas se mettre d’accord pour désigner quelqu’un). LE CONTRAT SOCIAL DE ROUSSEAU EST DONC PLUS ORIGINAIRE, PLUS FONDAMENTAL que celui de Hobbes.
Là où Hobbes suggérait que le Contrat Social nécessitait l’abandon de la liberté humaine (« le droit de nature »), Rousseau au contraire estime que la liberté fait partie de la nature humaine. Le très important chapitre 2 du livre I sur l’esclavage a pour but de montrer comment on ne peut fonder aucun contrat sur l’abandon de sa liberté, sans quoi le contrat est nul et non avenu. En effet, la liberté est la condition de l’association, s’associant en la perdant revient à détruire l’association elle-même. ROUSSEAU VEUT DONC UNE UNION ET UNE LIBERTE, à la différence de Hobbes qui produit une union en sacrifiant la liberté.
CF le chapitre 6 du livre I du Contrat Social :
Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.
Rousseau insiste pour dire que bien que la société soit artificielle, cette association est irrémédiable. Les hommes n’ont plus assez de forces individuelles pour repousser la nécessité de s’associer. L’organisation sociale doit être entièrement changée, c’est donc une révolution seule qui pourrait produire une société juste. Aucune solution technique (des machines par exemple), aucune alliance qui donnerait plus de forces ou aucune richesse supplémentaire ne pourrait vraiment jouer un rôle politique. LE PEUPLE EST ABSOLUMENT RESPONSABLE DE SON DESTIN.
CE PACTE EST DONC NÉCESSAIRE. Et il doit reposer non pas sur un ajout de forces mais sur une forme d’association.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes :
Deux impératifs : 1) s’associer ; 2) garder les mêmes forces (c’est-à-dire garder sa liberté de faire tout ce que la loi n’interdit pas), et ne rien gâcher dans cette association. Attention, cette limite de forces est ce qui avait fait écrire à Rousseau que « s’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » (Rousseau, Du contrat social III, chapitre 4, De la démocratie). Car en démocratie, le peuple doit à la fois délibérer politiquement tous les jours, et vivre (c’est-à-dire utiliser ses forces pour travailler et vivre). Rousseau est en ce sens CONTRE LA DEMOCRATIE ATHENIENNE QUI DEMANDE TROP DE FORCES (et qui utilise des esclaves).
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.
Autrement dit, il faut que l’homme ne perde rien (ni ses biens, ni sa force), mais ne fasse que gagner. Et surtout ne pas perdre la liberté première.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Il n’y a donc qu’un seul et unique modèle non modifiable de contrat social. C’est le signe qu’il n’y a qu’un fondement UNIVERSEL à la justice. C’est un véritable fondement : 1) évident (même jamais formulé, il est compris) ; 2) omniprésent (on ne peut le violer, ou on revient à l’état de nature).
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule - savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
A retenir car le contrat social tient là tout entier : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Cela ressemble à du Hobbes car là aussi on doit abandonner sa liberté... MAIS ON ABANDONNE SA LIBERTE A LA COMMUNAUTE ET NON A SOUVERAIN. L’abandon n’est donc pas une soumission à un chef, c’est une soumission de l’individu au peuple auquel il appartient.
ROUSSEAU INVENTE LA SOUVERAINETE POPULAIRE.
De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer : car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.
On peut résumer le contrat social par le triptyque républicain inversé : FRATERNITE, EGALITE, LIBERTE. Au départ, il y a un peuple avec un intérêt commun à vivre ensemble, une fraternité. Mais le contrat suppose de produire une justice où chacun est traité également devant la loi. C’est l’égalité d’engagement dans le contrat qui constitue donc la communauté. De là naît la liberté commune, c’est-à-dire le fait d’être protégé par la loi comme tout autre citoyen.
Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.
« Chacun se donnant à tous ne se donne à personne ». Il n’y a donc pas de perte de liberté, puisque je la trouve aussitôt mais en tant que membre de la communauté. L’engagement dans le pacte social est nécessairement profitable. La perte de la liberté n’est donc pas réelle puisque je ne perds que MA LIBERTÉ INDIVIDUELLE OU NATURELLE, pour gagner une liberté protégée par la loi et la force de tous, c’est-à-dire UNE LIBERTÉ COMMUNE OU CIVILE. La liberté civile est la liberté de « n’être pas soumis à la volonté d’autrui » (Rousseau, Lettres écrites sur la Montagne) grâce aux lois. Si tout le monde obéit aux lois, personne n’obéit à un individu particulier. Car les lois expriment la volonté commune, et non une volonté individuelle. A condition bien sûr que la volonté du peuple soit assez unie et cohérente.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. »
Apparaît le concept rousseauiste de « VOLONTÉ GÉNÉRALE ». C’est la volonté d’un peuple qui VISE LE BIEN COMMUN (le bien public, d’où la possibilité de parler chez Rousseau, de République). ATTENTION : la volonté générale n’est pas la somme des volontés particulières (comme un vote où l’on comptabiliserait les voix des uns et des autres). La volonté générale n’est pas l’opinion publique. Elle résulte de la la somme des délibérations particulières des citoyens ayant en vue l’intérêt commun. Théoriquement, elle est donc TOUJOURS UNANIME.
Un vote à la majorité trahit une division au sein du peuple, et donc le règne d’une absence de fraternité, d’une absence d’intégration parfaite à la communauté. Nos votes à la majorité absolue (49% contre 51%) en démocratie sembleraient contraire à l’esprit du contrat social de Rousseau. Un tel vote démocratique exprimerait la prééminence des intérêts particuliers sur l’intérêt commun. Or la volonté générale est plutôt la parfaite coïncidence des intérêts particuliers et des intérêts communs.
Deux précisions donc. 1) La volonté générale est INDIVISIBLE. Il n’existe pas de partis qui la diviserait systématiquement en gauche et en droite par exemple. 2) La volonté générale n’est pas représentée par des députés. Le peuple ne délibère pas pour toutes les décisions politiques mais il vote toutes les délibérations de l’assemblée législative.
A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité (a), et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
ATTENTION : un contrat passé entre moi et moi-même est normalement caduque, puisque si je ne suis pas lesé par son annulation, je peux le détruire à n’importe quel instant. Rousseau donc soutient que le contrat social est passé finalement entre l’humain à l’état de nature, « un animal stupide et borné » et le citoyen (« un être intelligent et un homme »). CF Chapitre 8 du Contrat Social, livre I. Le contrat se produit donc entre deux faces d’un même individu, entre le moi naturel (l’humain égoïste) et le moi civil (l’homme qui sait obéir et respecter des lois et comprendre l’intérêt commun).
Ce contrat entraîne un changement moral : je deviens un citoyen capable de me préoccuper d’un intérêt général. C'est parce que je suis citoyen d'un pays juste que je peux devenir un être humain juste.
CONCLUSION : En faisant partie d’une société juste, je deviens un être humain. La vie politique est donc supérieure à toute vie naturelle, mais seulement à condition de respecter le fondement que représente la nature humaine.